Traité constitutionnel :
J'en veux à Laurent Fabius de ne pas pondérer suffisamment ses doutes


Entretien accordé par Michel Rocard, ancien premier ministre, député européen, au quotidien Le Monde daté du 10 juillet 2004.
Propos recueillis par Isabelle Mandraud


 

Avec un peu de recul, comment avez-vous vécu votre victoire, et celle du PS, aux élections européennes ?
J'ai une impression très composite. Le score du PS dans une " mauvaise région ", comme le Sud-Est par exemple, est tout à fait remarquable mais aussi surprenant.
En effet, si l'on agglomère PACA avec la Corse et Rhône-Alpes, compte tenu de l'influence du FN et d'un certain affaissement d'une tradition social-démocrate, nous étions au-dessous de la moyenne nationale du PS. Or nous sommes parvenus exactement au niveau national. C'est une progression historique. Je ne sais pas si elle se confirmera. Au-delà du sentiment de colère des Français vis-à-vis de Jacques Chirac et de son gouvernement, je crois que la campagne a donné une aura forte au PS.

Vous voulez dire que le vote-sanction, additionné au thème de l'Europe sociale, a bien fonctionné ?
Pour moi, le fait d'admonester les Français sur le vote-sanction était un manque de confiance vis-à-vis des électeurs et de leur lucidité. Non, ce que je veux souligner c'est que nous avons fait salles pleines tout au long avec une campagne très centrée sur l'Europe. Nous n'avons pas rencontré d'euroscepticisme, mais une demande très aiguë sur la façon dont l'Europe peut combattre la mondialisation. Cela n'a pas empêché que, chaque matin, on lise dans la presse la description d'une campagne qui n'était pas la nôtre.

Jacques Delors avait critiqué le choix des socialistes français de concentrer leur campagne sur l'Europe sociale. A-t-il eu tort ?
Tout cela est compatible, l'Europe sociale comme les scrupules de Jacques Delors. Que sur les grandes négociations sociales il ne soit pas pertinent d'en appeler à l'Europe est une évidence. Dans le cadre de l'assurance-maladie, par exemple, les batailles dont nous avons besoin sont nationales. Mais ça n'enlève rien au problème de l'internationalisation des droits ni à la défense des services publics, qui doivent être portés dans un cadre européen.

Que répondez-vous à ceux qui, au PS, rejettent le projet de Constitution européenne ou qui émettent des doutes, comme Laurent Fabius ?
Il me paraît dangereux d'en faire un objet religieux. Ce projet est certes assez pauvre, mais il ne mérite ni cet excès d'honneur ni cette indignité. Il y a quelques petites avancées bonnes à prendre et une simplification indispensable pour fonctionner à vingt-cinq. Les gens qui s'amusent à traiter les problèmes de politique nationale à travers cette Constitution oublient que la matière européenne est fragile. Les doutes de Laurent Fabius sont ceux de tout le monde. Mais je lui en veux de ne pas les pondérer suffisamment. Il faut accepter de désacraliser cette Constitution. C'est un règlement intérieur accommodant, point.

En campagne, vous évoquiez un " bain de jouvence ". Mais, dans Les Carnets de la psychanalyse (" Gouverner, éduquer, psychanalyser, trois métiers impossibles ", no 15/16, juin 2004), vous tenez des propos désabusés sur l'exercice du pouvoir. Comment expliquez-vous cette contradiction ?
Qu'un métier soit difficile à exercer n'enlève rien à son importance. Mais celui-là est de plus en plus infernal, et les limites de son efficacité grandissent. Il y a une désaffection générale de la société vis-à-vis de la politique. La principale raison tient à l'incapacité à maîtriser, depuis 1973, le problème du chômage. Le rôle du politique n'est pas d'inventer des solutions - nous ne sommes pas des chercheurs en sciences humaines ! - mais de recueillir l'avis d'experts et de choisir la meilleure solution.

Or la communauté des économistes ne nous a pas fourni un nombre d'outils suffisant. Dans cette période 1970-2000, on a aggravé la dérive en se dogmatisant au profit de l'ultralibéralisme et du monétarisme, doctrines économiques de la perfection des marchés pour qui le chômage est un solde malheureux, mais pas du tout une priorité.

Il existe, aussi, une dérive médiatique que la presse n'a pas su ou voulu corriger. C'est la télévision qui choisit les sujets, fixe les priorités sur le mode de la dramatisation. Le système est devenu totalitaire et ne diffuse que des visions unanimisantes. Cette situation entraîne un certain nombre de conséquences, dont la disparition du " temps long " dont ont justement besoin les politiques, qui se trouvent aujourd'hui dans l'impossibilité croissante d'expliquer ce qu'ils font. J'ai découvert ça un peu tard, me direz-vous. Mais, j'aurais 30 ans aujourd'hui, je me poserais des questions...

Pour ce qui concerne la France, partagez-vous le sentiment dominant au PS qu'il faut un changement des institutions ?
Ce débat me paraît secondaire et ne changera rien à ce que je viens de décrire. Aux Etats-Unis, où domine le régime présidentiel, savez-vous comment on désigne le Congrès américain ? Le " cimetière législatif " ! Bill Clinton n'a jamais pu instaurer une assurance-maladie universelle. Quant au régime parlementaire, on a déjà donné, merci ! Personnellement, je préfère la Constitution actuelle, certes imparfaite, mais qui a le mérite d'offrir des portes de sortie.

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