Du bon usage d'une Europe sans âme


Point de vue signé par Michel Rocard, ancien premier ministre, président de la commission de la culture au Parlement européen, paru dans le quotidien Le Monde daté du 28 novembre 2003


 

Louise Weiss fit, en qualité de doyenne d'âge, le discours inaugural de la première session du Parlement européen enfin élu au suffrage universel. Elle y déclara : "L'Europe est une question d'âme."

Elle aurait dû avoir raison. En tout cas nous fûmes nombreux à le croire, et surtout à l'espérer.

Ce n'est plus vrai : faute d'identité, l'Europe ne saurait avoir une âme. Si l'énorme bloc qui compose la deuxième économie du monde, sinon la première, avait une âme, cela se sentirait peu ou prou entre Israël et la Palestine, en Irak, en Tchétchénie, en Afrique centrale ou ailleurs, et plus encore dans les négociations mondiales de contrôle des armements. Sans parler des menaces climatiques ou de la pauvreté dans le monde.

L'idée d'une Europe capable non seulement de défendre mais d'exporter vers d'autres continents son modèle social - une économie de marché tempérée par de bons services publics, une forte protection sociale et la soustraction des biens et services de culture aux excès du marché - et capable aussi de peser fortement sur les affaires mondiales, bref l'idée d'une Europe puissance, implicitement contenue dans les formules " Etats-Unis d'Europe " ou " fédération européenne ", a été récusée par nos gouvernements rassemblés à trois reprises : Maastricht, Amsterdam, Nice.

Et le projet de Constitution élaboré par la Convention rejette aussi cette idée. Les bricolages marginaux qui s'effectuent sous la rubrique " Actions communes de politique étrangère et de sécurité commune " ne sauraient constituer un leurre, pas plus que les efforts désespérés du haut représentant pour la politique étrangère, puisque l'unanimité nécessaire pour toute décision de quelque ampleur suffit à les empêcher.

Le diagnostic de cette mort programmée de l'Europe politique a été confirmé de manière éclatante par la crise irakienne. Celle-ci a simplement rappelé ce qu'on avait trop tendance à oublier. Les peuples rassemblés en nations qui décident de s'unir sont mus non seulement par l'idée qu'un marché unique est profitable à leur développement mais aussi par le sentiment qu'ils ont en commun, à un plus haut degré que partout ailleurs, une forte vision des droits de l'homme et de la protection sociale comme compléments nécessaires à l'économie de marché. Cela ne saurait en rien faire disparaître ce fait majeur : l'élément essentiel de la cohésion d'une nation est avant tout l'idée qu'elle se fait de sa sécurité.

Pour l'Irlande, la Finlande, la Suède et l'Autriche, l'idée que c'est leur neutralité qui a assuré durablement leur sécurité est profondément enracinée dans l'esprit populaire. Aucune alliance économique ne saurait conduire à y déroger : elles ne sauraient se rallier à une politique étrangère qui en prendrait le risque.

Pour la Grande-Bretagne, ce sont les liens spéciaux avec les Etats-Unis qui sont la clé de la sécurité vécue depuis plus d'un siècle. Elle y est viscéralement attachée, de manière excessive ou irréaliste aux yeux de certains - mais son opinion pense ainsi -, et elle n'a vu venir du continent depuis un siècle que des drames.

La France a nourri dans la dissuasion nucléaire une confiance qui confine à la naïveté, ce qui l'a amenée à relativiser par trop l'importance de ses alliances.

Pour tous les autres, les garants de leur sécurité sont les Etats-Unis. Quant aux nouveaux arrivants, ils savent bien que ce sont les Etats- Unis et non l'Europe qui les ont débarrassés du communisme. Rien n'est acceptable pour eux qui distendrait ce lien. Le concept de politique européenne commune suffit à lui seul à illustrer un risque qu'ils ne veulent pas prendre.

Il n'y aura donc pas de politique étrangère commune, sinon dans bien des décennies. L'Europe politique est morte.

Il me semble dangereux de vouloir se faire redonner à de multiples reprises les leçons de l'histoire. Quatre fois suffisent.

Car, enfin, il est temps de prendre conscience de ce qui s'est fait et d'en tirer le meilleur parti.

Sous le nom d'Europe s'est fabriqué sous nos yeux quelque chose d'important, qui ne ressemble guère à ce dont nous avions rêvé, mais qui est déjà historiquement fabuleux et d'un poids considérable en matière de règles du jeu économiques, sociales et financières.

L'Europe n'est donc pas une puissance organisée autour d'une volonté politique porteuse d'un projet. Elle ne le sera jamais. Il est sage, mais surtout urgent, d'en prendre conscience, de le proclamer et de s'en accommoder, ce qui fera disparaître bien des frictions et des malentendus dans la mécanique actuelle. Ce qui s'est fait sous le nom d'Union européenne ne ressemble à rien de connu jusqu'ici. Sans cohésion politique ni identité commune, c'est essentiellement un espace de paix régi par le droit.

Il faut rappeler inlassablement que la paix n'est ni fatale ni même naturelle en Europe. Ce " machin " à 25 nations qui rend toute guerre impossible entre elles est historiquement déjà miraculeux. Or il est fragile. Il reste essentiel d'empêcher tout mécanisme de désagrégation de s'enclencher. C'est la raison majeure de ratifier de toute façon la prochaine Constitution, quelque imparfaite qu'elle soit.

C'est aussi une forte raison d'encourager tout nouvel élargissement, notamment dans les régions frontalières instables de l'Europe.

Cet espace de paix n'est pas producteur de volonté mais seulement de règles. Il est régi par le droit. Deux corpus juridiques principaux ont été créés. Le premier concerne les droits de l'homme. En gros, même s'il reste à compléter, c'est le meilleur au monde. Notre projet politique est de toute façon de l'étendre au monde entier. L'élargissement à de nouveaux membres, y compris hors d'Europe, est d'évidence le meilleur moyen de le faire, y compris pour notre propre sécurité : pensez au Moyen-Orient et au Maghreb.

L'autre corpus juridique concerne le droit de la production, de la concurrence, du commerce et de l'échange. A nos yeux de socialistes, il y manque une définition européenne de la politique industrielle, des services publics et de l'aménagement volontaire du territoire. Aucun traité ni Constitution ne s'opposent à ce qu'une majorité sociale-démocrate puisse un jour le faire. Mais tel qu'il est, ce bloc juridique, dans son domaine aussi le meilleur au monde, est déjà considérable.

Ces dernières années, et tout spécialement ces dernières semaines nous ont apporté une découverte inattendue et essentielle. L'Europe ne fait peut-être guère plus que du droit économique, mais elle a la taille pour faire le droit du monde. Boeing et Douglas - il est d'autres exemples - n'ont pas pu fusionner pour faire un monopole universel parce que le droit européen s'y oppose. Et, en matière de brevetabilité des logiciels, même si le combat n'est pas fini, car il ne s'agit que d'une première lecture, Microsoft s'est vu interdire par le Parlement européen de prendre le contrôle mondial de la diffusion des nouveaux savoirs.

Cette capacité imprévue de l'Europe est fondamentale, et ce n'est qu'un commencement. Nous vivons une période où l'humanité voit s'installer le deuxième Empire romain de son histoire. On risque d'en prendre pour un siècle ou plus. Nul au monde ne peut résister militairement au nouvel empire américain. Sa puissance technologique, financière et médiatique lui permet de tenter d'imposer son cruel mais efficace modèle de société partout dans le monde. Au-delà des opinions publiques la seule force de résistance est le droit. C'est bien pourquoi l'administration Bush a mis tant d'énergie à tenter de démolir les Nations unies, productrices d'un droit international qui les gêne. Aujourd'hui, cette Europe, cet espace sans identité politique que des puristes trouvent trop libérale - on peut et on doit le regretter, mais elle s'est construite dans la période où le vent néolibéral, venu de Chicago, soufflait sur le monde entier -, suffit à empêcher les plus puissantes compagnies américaines de dominer déjà le monde pour leur part.

Si la gauche française tout entière n'a pas encore complètement compris le coup, Bush lui, a compris. C'est un objectif public de l'administration américaine que d'affaiblir et si possible de démolir l'Europe.

Il serait surprenant que la gauche française et notamment le PS donnent un sérieux coup de main au président Bush dans ce travail en refusant de ratifier la prochaine Constitution : le mécanisme de démantèlement se mettrait en œuvre. Au contraire, tout nouvel élargissement accroît la zone relativement protégée contre la volonté monopoliste américaine.

L'outil juridique est donc essentiel et il est fondamental de le consolider, le protéger et l'étendre.

Tout cela fait du droit utile, mais sûrement pas de la politique étrangère. Comme la nature, la politique a horreur du vide. Il y a un immense besoin d'une politique étrangère et stratégique militant pour le multilatéralisme, la régulation négociée des affaires mondiales et la limitation de l'hégémonie américaine.

Elle ne peut plus avoir l'Union européenne comme point d'appui. Dommage, mais c'est ainsi. Ce sera l'affaire de nations courageuses agissant comme telles. Ce qui a commencé entre l'Allemagne, la Belgique, la France et le Luxembourg mettra du temps à grandir, mais répond à ce besoin. Il est possible aussi que le fait, pour douze pays, de disposer d'une monnaie commune, avec tout ce que cela implique (songeons aux conditionnalités politiques du FMI ou à la politique de développement de la Banque mondiale), entraîne à terme des conséquences politiques totalement insoupçonnées et répondant au même besoin.

Pour jouer cette carte-là, il faut désormais interdire l'entrée dans l'euro à tout autre. L'expérience de ces derniers jours montre d'ailleurs que, dans la zone euro, on fait davantage de la politique que l'on a le souci de respecter les règles. Dans l'esprit que je viens de dire, je ne suis pas sûr qu'il faille le regretter !

Le monde change à toute allure. Quiconque veut peser sur son avenir doit comprendre aussi vite.
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