Un espoir sur le volcan | |
Michel Rocard, ancien premier ministre, est président de la commission de la culture au Parlement européen. Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 15 mars 2003 |
Il n'est pas impossible que la politique étrangère européenne tant attendue soit en train de naître en ce moment, malgré certains gouvernements et par la volonté de l'opinion publique. Il est frappant de constater la similitude des sondages dans les différents États membres de l'Union sur le problème de la guerre en Irak, et l'ampleur de la volonté collective de tenter de l'éviter. La division profonde entre nos gouvernements est sans rapport avec cette évidente convergence de nos opinions. Bien des membres du Parlement européen considèrent en outre que l'insuffisante prise en considération par nos différents gouvernements de la nécessaire dimension européenne de la politique étrangère aujourd'hui a été un facteur fortement aggravant des malentendus que l'on connaît aujourd'hui et dont les conséquences peuvent être dangereuses. Il est en effet remarquable que le différend qui a surgi entre, d'une part, l'Allemagne, la Belgique et la France et, d'autre part, les cinq membres de l'Union signataires de la " lettre des Huit " (Danemark, Espagne, Grande-Bretagne, Italie et Portugal) a davantage à voir avec le désaccord interne sur la nécessité d'une politique commune par rapport aux États-Unis et sur la légitimité de la France et de l'Allemagne à la conduire qu'il n'a à voir avec la réalité du désaccord euro-américain. Aucun de ces deux groupes de gouvernements n'a mis en cause : le fait que Saddam Hussein est un criminel de guerre dangereux ; qu'il a incontestablement cherché par le passé à se doter d'armes de destruction massive ; que sa parole et sa signature ne peuvent inspirer confiance ; que le désarmement de l'Irak et l'éviction de Saddam sont des conditions de la consolidation de la paix dans la région. La principale inquiétude qui s'est fait jour en Europe porte sur l'hypothèse d'une frappe unilatérale des États-Unis, en l'absence de décision claire de la communauté internationale, c'est-à-dire du Conseil de sécurité. La " lettre des Huit " ne fait aucune allusion à ce problème, et se termine, au contraire, par un couplet emphatique sur la responsabilité du Conseil de sécurité. A part quelques formulations qualitatives excessives mais sans conséquences, Jacques Chirac aurait pu la signer, il aurait même dû le demander dès sa publication, tellement l'exclusion de toute frappe unilatérale est claire dans ce texte. L'autre inquiétude exprimée en Europe ne porte pas sur la nocivité de Saddam, mais sur la capacité d'une frappe militaire à régler le problème et, compte tenu de ses conséquences collatérales redoutables en Irak et dans la région, sur le fait de savoir si d'autres moyens, les inspections et la pression internationale, ne sauraient y suffire. Tout le monde convient que le débat est là, et que le comportement de Saddam le rend obscur et donc difficile. Les éléments de ce qui aurait pu être une diplomatie européenne étaient donc clairement perceptibles dès le départ : – le caractère criminel de Saddam Hussein et de son régime ne faisant doute pour personne, et la confiance qu'il mérite étant nulle, une menace militaire puissante est une condition absolument nécessaire pour que quelque chose change et, à tout le moins, que l'Irak désarme ; – cette pression, comportant la menace de l'invasion, doit être maintenue jusqu'à ce que l'Irak soit totalement dépourvu de toute arme de destruction massive ; – l'efficacité de cette diplomatie repose sur le fait qu'elle n'exclut la guerre en aucune manière, mais la fait clairement dépendre de l'existence d'un doute sur la dangerosité rémanente de l'Irak. La gestion de la suite devient plus claire. Si la guerre doit avoir lieu, c'est sur la base d'une légitimité internationale qui couvre naturellement la situation de l'après-guerre : reconstruction politique et économique de l'Irak. Si l'on est arrivé à un désarmement crédible sans guerre, la légitimité internationale d'un contrôle politique et militaire permanent de l'Irak, aussi longtemps qu'il ne serait pas devenu démocratique, ne fait aucun doute. La diplomatie française s'est engagée dès l'origine sur cette ligne. L'irritation américaine immédiatement exprimée montre bien que c'était le point sensible. Malheureusement, la France, son président et son gouvernement n'ont fait aucune espèce d'effort pour associer réellement et profondément l'ensemble de l'Union à l'expression de cette ligne. L'Allemagne a parlé aussi très tôt. Chacun comprend très bien que son histoire au cours du XXème siècle ait développé chez elle un refus profond de la guerre, de toute guerre, et donc un pacifisme rigoureux. Le chancelier Schröder et son gouvernement n'en ont pas moins eu le courage de dénoncer le régime criminel de Saddam Hussein, mais n'ont pas compris assez tôt que l'insistance sur le refus presque inconditionnel de toute guerre équivalait à un soutien du dictateur de Bagdad. Cette position ne pouvait être retenue par l'Union. Aussi bien, le gouvernement allemand ne s'est pas plus soucié que le français de contribuer à l'émergence - tenant compte de sa position - d'une ligne véritablement européenne. Dans ces conditions, la proximité des positions allemande et française a déséquilibré l'image de la première, et rendu moins crédible la position dite trop vite européenne de ces deux diplomaties un moment conjointes. La faille s'ouvrait. La lettre des huit gouvernements a délibérément repris la position conditionnelle du début, sans proposer à l'Allemagne, bien sûr, ni à la France non plus de la signer. Cela a suffi pour faire apparaître un désaccord entre les Européens. Pourquoi M. Aznar, M. Berlusconi et M. Blair l'ont-ils fait ? Pas vraiment pour soutenir la position connue des États-Unis à ce moment, sinon une allusion y aurait été faite à l'unilatéralisme, dont Bush ne cessait de parler, et on n'y aurait pas retrouvé une affirmation aussi nette de la non-fatalité de la guerre et de la possibilité d'un règlement pacifique du problème. Dans le climat d'aujourd'hui, cette lettre est plutôt une gêne pour le président Bush. Elle a été écrite d'abord pour empêcher toute expression commune de l'Union en cette matière, et ensuite pour contester l'apparent leadership franco-allemand en politique étrangère dans l'Union. Son objet était moins de tendre à la guerre que de briser l'Union. Le fait que ces trois gouvernements soient maintenant en butte à une hostilité profonde et résolue de leurs opinions publiques satisfait en nous l'idée qu'il y a de la sagesse dans la démocratie, mais n'en laisse pas moins subsister de très graves conséquences. La division interne des gouvernements de l'Union est profonde. Elle sera durable et peut s'aggraver dans les jours qui viennent, sauf si la pression de l'opinion fait infléchir leur ligne à plusieurs gouvernements. Dans ces conditions, il est impossible à la Convention de traiter sereinement et même, sans doute, d'ouvrir le débat sur les institutions et les procédures de la politique étrangère au sein de l'Union. Nous allons là à un échec assuré. De plus, qu'il s'agisse du conflit Israël-Palestine ou de l'Irak, et dans ce dernier cas de la conduite de la guerre ou de la gestion politique de la région après la guerre, les États-Unis chercheront à élargir le fossé entre ceux qui les ont suivis et les autres, à s'appuyer davantage sur leurs féaux et moins sur ceux qui leur ont manqué. Cela affectera durablement toute politique étrangère européenne. En outre, après un éventuel veto, les États-Unis auront tendance à ignorer de plus en plus l'ONU aussi bien que l'OTAN. Leur refus du multilatéralisme ne se limitera pas aux affaires stratégiques, mais s'étendra aux problèmes du climat, des paradis fiscaux, de la volatilité des capitaux, de toutes les négociations de contrôle des armements en cours ou des règles mondiales de la bioéthique, sans parler du commerce et surtout de la Cour pénale internationale. Les conséquences en seront dangereuses pour la régulation mondiale. Le fait que cette attitude n'ait sans doute pas l'appui de la majorité du peuple américain laisse espérer qu'elle ne soit pas durable, mais n'enlève rien à ses inconvénients présents. Enfin, sur le plan économique, les conséquences peuvent être très dommageables. La conjoncture actuelle est déclinante, les investisseurs et les entreprises sont inquiets, les prix du pétrole montent dangereusement. Une guerre extrêmement courte et brillamment gagnée pourrait permettre un redressement, mais ce n'est pas l'hypothèse la plus probable. Si la guerre s'enlise, nous connaîtrons une vraie récession. Qui plus est, le déficit annuel des paiements américains est énorme, 5 % de leur produit brut. Il n'est finançable que grâce à la confiance du reste du monde. Cette confiance est à l'évidence gravement entamée. Nous sommes sur un volcan financier. Dans l'état actuel des choses, il faut payer le prix de la défense du droit, qu'il y ait absence de majorité ou veto. La victoire d'une résolution américaine sonnerait le déclin du Conseil de sécurité, plus encore que son rejet. Mais nous restons persuadés qu'une ligne commune efficace restait possible et qu'elle aurait été trouvée si l'Europe avait voulu et su parler d'une seule voix. Les dommages créés par cette crise vont en tout cas mettre pour longtemps la politique étrangère à l'ordre du jour des débats devant l'opinion de tous nos pays : la pression américaine continuera à peser pour que chacun se situe par rapport à elle. Ce qui s'esquisse à travers les positions de l'Allemagne, de la Belgique, de la France, de la Grèce, du Luxembourg et sans doute de quelques autres, appuyés sur une relation renforcée avec la Russie, doit pouvoir à terme inspirer la politique étrangère dominante dans l'Union. Cela est d'autant plus nécessaire que la réconciliation tout aussi nécessaire avec les États-Unis, avec nos amis américains - car ils le demeurent - ne peut se faire qu'à partir d'une Europe réconciliée. Faute de quoi le fossé se creuserait, et la division deviendrait irréconciliable. Le grand facteur d'espoir, c'est qu'à l'évidence toutes les opinions publiques européennes comprennent cette urgence. |
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