Vous avez dit humiliant ?

Yvette Roudy


Point de vue signé par Yvette Roudy, ancienne ministre aux droits des femmes, députée-maire de Lisieux, paru dans le quotidien Libération daté du vendredi 19 février 1999


 
Dans le débat fracassant sur la parité qui s'enlise dans une discussion théorique et qui apporte plus de confusion que de clarté, sera-t-il permis à la femme politique que je suis, engagée depuis des années dans le combat des femmes, de rappeler deux ou trois évidences.

Nous savons que les misogynes, de tout temps, ont fondé leur pouvoir et la construction de leur société sur l'infériorité de la femme, proclamée par eux, et qu'ils justifient en invoquant la nature. Superbe invention, édifiée à partir d'un rapport de force physique facile qui a fonctionné pendant des siècles mais qui commence à se fissurer avec l'accès des femmes à la culture et à la connaissance, le soutien de quelques hommes éclairés et le développement de la démocratie.

Ainsi, lentement, une à une, les inégalités qui handicapent les femmes s'effritent, le plus souvent grâce à la loi, car la loi est faite pour intervenir lorsqu'il y a abus, désordre, anomalie. La loi est faite pour aider le faible à se défendre.

Mais nous savons aussi qu'à chaque avancée de la cause des femmes, la résistance politique est forte (l'homme défend ses privilèges). Elle trouve des alliés dans les rangs les plus surprenants de la société, y compris parfois chez certaines femmes que la vie a suffisamment gâtées, protégées, pour qu'elles ne se sentent pas concernées par ces discriminations négatives dont souffrent les autres femmes.

Aujourd'hui, alors qu'il est question de demander à la loi un coup de pouce pour permettre aux femmes l'égal accès aux mandats électoraux, voici que notre vieux Sénat, fidèle à sa réputation de misogynie, trouve un étonnant appui auprès d'un petit groupe de théoriciennes parisiennes qui n'ont rien à proposer pour modifier une situation honteuse mais qui se sentent humiliées du fait qu'on puisse faire appel à des discriminations positives pour faire sauter le verrou masqué mais bien réel qui freine l'accès des femmes aux fonctions électives.

Elles qui ignorent tout de ce que peut être la vie des femmes au sein des partis, elles qui n'ont jamais affronté une élection interne à la désignation des candidatures, font la leçon, à longueur de pages de journaux largement ouverts à leurs déclarations.

Créer des actions spécifiques pour les femmes serait humiliant, disent-elles ?

J'ai déjà entendu ce mot lorsque j'ai eu à défendre les Droits des femmes à la tête de ce ministère de 1981 à 1986. L'existence même de ce ministère était considérée comme humiliante par certaines de ces dames. Mais qu'est-ce qui est le plus humiliant ? D'avoir à prendre des mesures pour réduire des inégalités ou d'occuper le dernier rang dans le concert des nations européennes en matière de représentation des femmes ? Nos représentants du pays des droits de l'homme, le bien nommé, ne sont-ils pas gênés lorsqu'ils ont à répondre à certaines questions posées par l'Union européenne ou par l'ONU sur ce sujet ?

Le projet de loi que refuse le Sénat rencontre l'accord du président de la République, du Premier ministre, de l'ensemble des députés de l'Assemblée nationale et de 80 % de l'opinion. Pas moins. Mais il transgresserait - nous dit-on - un principe fondamental de la République, l'universalisme de la représentation, et ouvrirait la porte à toutes les revendications des catégories qui composent notre société.

Je retiens, pour l'instant, que, pour nos opposants, les femmes seraient une catégorie tout comme les juifs, les homos, les Noirs, les Bretons, les Berbères.

Là est l'erreur fondamentale de nos nouvelles théoriciennes d'un étrange néo-féminisme devenu subitement l'allié objectif de nos misogynes les plus crispés. Les femmes ne sont pas une catégorie: elles sont la moitié de l'humanité, dont les hommes sont l'autre moitié. Les femmes sont dans toutes les catégories et c'est parce qu'elles participent de l'universel en tant que moitié de l'humanité qu'il faut réparer cette erreur qu'est leur absence de représentation.

J'entends bien aussi la leçon magistrale de Robert Badinter qui nous explique qu'un élu doit son élection à ses électeurs. Ce détail ne nous avait pas échappé, mais Robert Badinter oublie une étape, celle de la désignation en amont au sein des partis, où se sélectionnent et se distribuent les candidatures. Robert Badinter devrait pourtant savoir de quoi il parle, lui qui a obtenu son siège de sénateur en provoquant l'effacement d'une femme remarquable, Françoise Seligman, ancienne résistante.

Alors, face à l'obstination d'un dernier carré de sénateurs figés dans leur misogynie et soutenus par un petit clan de privilégiées, que devient l'exigence clairement exprimée par 80 % de nos concitoyens ? Les Françaises sont d'autant plus en droit de s'interroger, qu'elles attendent depuis dix-huit mois quelques gestes concrets. Au-delà de la parité, qu'en est-il de l'égalité professionnelle ? Qu'en est-il de cette campagne d'information sur la contraception sans cesse repoussée ?

Si ce gouvernement se révèle incapable de répondre à ces questions, les Françaises sont capables de répondre de belle façon aux prochaines élections européennes.
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