Le verrou jacobin

Alain Rousset
Tribune signée par Alain Rousset, président du conseil régional d'Aquitaine, président de l'Association des régions de France (ARF), parue dans le quotidien Le Monde daté du 8 décembre 2005
 
Les violences urbaines de cet automne sont un témoignage de plus d'une société bloquée, sans projet mobilisateur, tentée par une sorte de dérive nihiliste. Ici, c'est la violence qui a parlé, mais d'autres signes ont, depuis longtemps, éclaté au grand jour : la défiance civique qui conduit à la montée des extrémismes et du populisme, la dénonciation tous azimuts des élites, le repli communautaire et corporatiste...

Ce sont là les facettes d'une même crise, alimentée par l'impuissance publique face au chômage persistant, aux inégalités de revenus, de logement, de santé et d'éducation, face aux discriminations de toutes sortes qui déchirent le tissu social, en particulier dans l'accès à l'emploi.

Chacun d'entre nous ressent que quelque chose s'est déréglé dans notre société. Pourtant, trop de responsables politiques, à droite comme à gauche, se contentent d'offrir l'os traditionnel aux appétits de rénovation : la " rupture ", forcément venue d'en haut, qu'elle soit libérale, anticapitaliste ou institutionnelle... Cette idée que tout peut changer par le haut ne répond plus au problème du jour.

Les limites du centralisme français - ce modèle dont nous étions si fiers et qui est en train de voler en éclats -, nous les rencontrons chaque jour : dans la lutte contre le chômage, où pas moins de douze dispositifs nationaux coexistent sans pour autant faire baisser le nombre des chômeurs ; dans la sphère économique, où l'Etat découvre les pôles de compétitivité - vingt ans après le Canada, les Etats-Unis, l'Espagne et l'Italie -, mais monopolise l'immense réservoir d'épargne des Français pour financer son déficit plutôt que de l'orienter vers l'investissement productif et l'innovation.

Aucune autocritique sérieuse de notre modèle d'action publique n'a été engagée. Pis, faute d'une prise en compte des dynamiques à la base de notre société, l'Etat se crispe. On recentralise, on restaure les contrôles, on doublonne les compétences des collectivités locales... Il faut reconnaître que si, à gauche, nous avons fait beaucoup pour libérer les initiatives, nous nous sommes arrêtés, hélas, au milieu du gué. Et puisque " changer la vie " demeure notre projet, commençons par comprendre que l'anachronisme d'un Etat omniprésent est, aujourd'hui, l'une des principales causes de blocage de notre société.

Car si les réformes tournent à vide, c'est qu'elles procèdent uniquement du sommet et manquent de relais sociaux et territoriaux pour leur donner corps. Les maires des communes touchées par les violences urbaines de ces derniers jours en savent quelque chose : la France a besoin de développer les politiques de proximité.

Cela suppose une véritable révolution culturelle, et, d'abord, de comprendre pourquoi il est si difficile, en France, de bâtir une République décentralisée. Il y a, bien sûr, l'empreinte laissée par le jacobinisme multiséculaire, qui ne cesse de prolonger le mythe de la relation directe et singulière du prince au sujet, de l'Etat au citoyen, source de faiblesse des corps intermédiaires dans notre pays. Il y a, surtout, un immense travail à accomplir pour convaincre des atouts de la décentralisation. Et, d'abord, tordre le cou à cette idée qu'elle reviendrait à abolir l'égalité républicaine.

Au contraire ! L'Etat aurait encore beaucoup à faire pour assumer correctement ses fonctions régaliennes (police, justice, affaires extérieures...), régulatrices (politique macroéconomique, protection sociale, péréquation territoriale...), stratégiques (recherche...), celles liées aux droits fondamentaux de la personne (éducation, droit du travail...), même s'il acceptait de transférer la gestion des autres domaines de l'action publique aux collectivités.

Regardons la dynamique créée par les lois Defferre à partir de 1982 : transformation spectaculaire de nos lycées et collèges, relance du service public ferroviaire de proximité avec les trains express régionaux, modernisation du tissu industriel, assouplissement de notre système d'action sociale. A chaque fois, à chaque étape, la décentralisation a montré qu'elle pouvait, mieux que l'Etat, composer avec les réalités locales, dans un souci de réduction des inégalités sociales et territoriales.

L'Espagne est un bon exemple des dynamiques à l'œuvre lorsque de nouvelles complémentarités sont instaurées entre Etat central et pouvoirs locaux. Il n'est qu'à voir le spectaculaire rattrapage économique des régions frontalières de la France (Pays basque, Navarre, Aragon, Catalogne), dont la richesse par habitant dépasse désormais celle de leurs voisines (Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon).

Cessons, enfin, d'agiter la peur d'une décentralisation pourvoyeuse de potentats locaux, de clientélisme, voire de corruption. L'Etat est-il apparu, depuis vingt ans, plus vertueux, plus soucieux de l'argent public que ne le sont les collectivités locales ? Ma conviction est que notre démocratie ne sera pas adulte, que les lignes de notre société ne bougeront pas tant que nous n'assumerons pas la décentralisation.

Pour y parvenir, il faut faire sauter le verrou jacobin, et réformer notre modèle d'action publique. Ce doit être une priorité du projet du Parti socialiste que d'être prêt à enclencher le moteur des réformes dans les trois mois qui suivraient son retour au pouvoir.

La clé d'entrée dans la République décentralisée me paraît tenir à quatre mesures :
     régénérer le Sénat, devenu paradoxalement le complice du centralisme, en modifiant sa circonscription électorale, inchangée depuis 1871 ;

     supprimer le cumul entre fonctions exécutives locales et mandats nationaux, qui nuit à la santé de la République et déresponsabilise les élus locaux en entretenant leur dépendance à l'égard du pouvoir central ;

     bâtir un véritable statut de l'élu local qui assure le renouvellement d'une classe politique aujourd'hui déconnectée de la société française au point de s'être coupée du secteur privé et du monde associatif, dont les cultures sont la racine de toute action publique ;

     réformer, enfin, la fiscalité locale en tranchant le débat entre deux conceptions radicalement opposées de la décentralisation : soit continuer à réduire l'autonomie financière des collectivités en leur substituant des compensations ou dotations de l'Etat ; soit jouer la carte de la responsabilité en instaurant l'autonomie fiscale des collectivités.
Il ne s'agit plus, comme il y a vingt ans, de s'en tenir à un réglage technocratique des institutions, à un simple problème de clarification, évidemment nécessaire, des compétences dévolues aux échelons territoriaux.

Comme à peu près partout en Europe, il s'agit de savoir si la France entend, oui ou non, se doter d'un pouvoir local capable de faire bouger le pays.

C'est en jetant les bases d'une décentralisation franche, gage d'une démocratie enfin sociale, associative et territoriale, que la France pourra crever l'abcès du jacobinisme... Et changer la vraie nature de la Vème République.
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