Décentralisation
Sous la dénégation, l'aveu

Ségolène Royal



Point de vue signé par Ségolène Royal, présidente du conseil régional de Poitou-Charentes, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 30 août 2004.

 
En politique comme dans la vie, la forme trahit le fond. Le texte défensif signé dans ces colonnes par le secrétaire d'Etat au Budget à propos de la décentralisation en est la preuve. Non, nous dit-il, nos intentions ne sont pas soupçonnables : ni « combine », ni « complot », ni « manigance politique », ni transfert « des dépenses que le gouvernement ne voudrait plus assumer » entraînant, pour les collectivités locales, « une explosion de charges indues ».

Tant d'insistance mise à dénier, cela porte un nom : la dénégation. C'est ainsi que le refoulé se fraye un chemin jusqu'à la conscience : cette femme dont j'ai rêvé n'est pas ma mère... c'est donc elle, comprend l'analyste. Variante : cette décentralisation n'est pas celle que vous croyez... Sur le divan, l'étape suivante est d'accepter la représentation obsédante qu'on niait farouchement. M. Bussereau a fait le premier pas. Je l'encourage vivement à assumer l'aveu involontaire de sa dénégation : sa décentralisation est bien celle que nous voyons.

Ni simplification ni clarification des compétences : la loi du 13 août dernier organise la confusion des responsabilités et va jusqu'à priver les Régions de leur rôle de chefs de file du développement économique au moment où l'efficacité devrait être la règle. Comme en Poitou-Charentes où l'équipe précédente sous-traitait l'action économique et s'accommodait de délais de décision déconnectés des besoins des entreprises.

Loyauté et transparence financière ? Les présidents de Régions de gauche ont proposé que, pour chaque nouveau domaine de responsabilité confié aux collectivités locales, un audit indépendant détermine objectivement le montant des dotations de l'Etat qui doivent accompagner ces transferts.

Le gouvernement de Lionel Jospin l'a fait quand il a décentralisé les transports ferroviaires régionaux. Celui de Jean-Pierre Raffarin s'y refuse. M. Bussereau assure qu'à l'euro près, les collectivités territoriales recevront l'exact montant que l'Etat y consacrait. Je traduis : ces dotations ne compenseront pas les gels, amputations budgétaires, sous-financements et sous-effectifs des services publics transférés.

Evaluation des besoins ? Remises à niveau ? Indexation pour tenir compte des évolutions prévisibles ? Pas un mot. Opacité des « actes clairs »... Les Régions, les départements et les communes auront, nous dit-il, « la maîtrise optimale de leurs ressources ». Mais la loi votée au forceps en juillet dernier ne garantit pas l'autonomie financière des collectivités locales car elle inclut dans leurs « ressources propres » le produit d'impôts d'Etat dont elles ne pourront moduler librement ni l'assiette ni le taux. Etrange décentralisation que cette recentralisation masquée du pouvoir fiscal local !

Une part de la taxe intérieure sur les produits pétroliers devrait financer le grand délestage auquel l'Etat s'apprête. On sera loin, très loin du compte ! La Commission des Finances de l'Assemblée nationale a relevé que le produit de la Tipp n'avait augmenté que de 1,4 % en 2003 contre 2,4 % en 2002 : dans un contexte de contraction de la consommation nationale de carburants et d'envolée du prix du baril, la ressource censée financer la décentralisation manque pour le moins de dynamisme. Le gouvernement promet aux Régions qu'elles pourront en moduler le taux mais Bruxelles n'a toujours pas donné son feu vert. Quel paradoxe, aussi, de financer une réforme durable par un impôt ennemi du développement durable...

Le gouvernement, affirme le secrétaire d'Etat au Budget, inscrit ses rapports avec les collectivités territoriales dans un « chemin de confiance ». Nous en faisons l'expérience dans l'exécution des contrats de plan : les Régions en payent leur part sans que l'Etat assume pleinement la sienne, manquant à sa parole et mettant en péril des chantiers objets d'un engagement conjoint. Telle est la méthode: passage en force et politique du fait accompli. Déni du pouvoir d'amendement du Parlement et 49-3 brutalement dégainé pour faire taire la gauche mais surtout les siens, UMP divisée et UDF carrément récalcitrante. Transferts imposés envers et contre tous sans visibilité aucune, comme celui des 90 000 techniciens et ouvriers de service de l'Education. Mépris du suffrage universel et degré zéro de la négociation avec les présidents de Région.

« Mal nommer les choses, a écrit Camus, c'est ajouter au malheur du monde. » On nous promettait « la mère des réformes », seule se profile la contre-réforme d'un Etat pressé de se défaire de ses déficits. Une alternative perverse se dessine : rationner et fragiliser le service public ou faire flamber la fiscalité locale. Pas un mot du secrétaire d'Etat au Budget sur la péréquation, ce devoir de redistribution et d'égalisation des possibles qui incombe à l'Etat. La concurrence plutôt que la solidarité des territoires : la « République des proximités » tourne au darwinisme territorial. Alors on agite l'épouvantail éculé de socialistes fous d'impôts et ivres de dépenses.

Les ardoises, M. Bussereau, c'est votre camp qui les a laissées dans les Régions. En Poitou-Charentes, le déficit a plongé de 40 millions en 2002 à 61 millions en 2003 jusqu'à risquer d'atteindre 70 millions en 2004. Avec vos amis grands donneurs de leçons budgétaires, la dette régionale a quadruplé en trois ans mais le sous-dimensionnement des crédits des lycées conduisait à l'arrêt des travaux dès l'été. Ces mœurs financières contreviennent aux règles élémentaires d'une saine gestion publique.

Pour ne pas « dépenser les yeux fermés l'argent du contribuable », je fais le ménage et la chasse aux gaspillages. Chaque euro de mesure nouvelle que nous mettons en œuvre est financé par des économies (6 millions en quatre mois) sur le train de vie de l'institution et sur ses choix antérieurs de communication dispendieuse. Volonté politique et réalisme financier, clarté des choix et clarté des comptes : avec les présidents de Région socialistes, nous ferons réaliser un audit des conséquences financières de la décentralisation dans nos Régions (coûts directs et indirects, répercussions en termes d'effectifs et d'organisation des services, perspectives d'évolution des ressources susceptibles de nous être transférées). Nous nous appuierons sur cette opération-vérité pour négocier pied à pied. L'enjeu ? Ouvrir à nos Régions un autre avenir que la gestion de la pénurie à laquelle le gouvernement tente de les acculer. A nous, à gauche, de faire des territoires dont nous avons la charge les laboratoires et la préfiguration d'un autre possible. Forts de cette conviction : la France des Régions, ça commence aujourd'hui.
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