Un État plus transparent et plus efficace

Michel Sapin


Entretien accordé par Michel Sapin, ministre de la fonction publique et de la réforme de l'État
Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du jeudi 24 août 2000


 
A la différence d'autres pays, où le sentiment national a précédé la construction d'un État, la France s'est construite autour de l'État. Cette construction a été parachevée par la République et nous avons donc, historiquement, un rapport à l'État plus puissant, plus intime, plus passionnel, plus exigeant.

Nos concitoyens veulent un État présent, efficace, protecteur : ils souhaitent plus d'éducation pour leurs enfants et, donc, des enseignants de qualité en nombre suffisant ; plus de sécurité et, donc, une police de proximité dotée de moyens humains et matériels adéquats ; plus d'égalité et, donc, une régulation par l'État des mécanismes du marché. Il n'est que de voir le réflexe que nous avons tous lorsque quelque chose ne va plus - tempête, chômage, épidémie - : nous demandons : « Que fait l'État ? » Et nous avons raison de poser cette question, car seul l'État, central ou décentralisé, peut trouver à un problème collectif une réponse globale ; il est le seul à pouvoir exprimer et garantir l'intérêt commun.

Sortons des faux débats : l'heure n'est ni à un affadissement ni à un affaiblissement de l'État. Bien au contraire, c'est parce que nous avons une idée certaine de l'État que nous voulons aujourd'hui le réformer. C'est parce que l'État est plus que jamais indispensable qu'il nous faut aujourd'hui le rendre plus transparent et plus efficace.

Je comprends, comme élu local, et comme ministre de la fonction publique et de la réforme de l'État, le sentiment qu'ont nos concitoyens de ne pas percevoir exactement ce qu'est l'État, de ne pas savoir comment il agit ni combien il coûte. De ce sentiment naît la méfiance : parce qu'on le connaît mal, on suppose facilement que l'État coûte trop cher et agit mal.

Ma première tâche est donc de permettre à chacun d'avoir une idée claire et précise de ce qu'est l'État. C'est dans cet esprit que j'ai déclaré, peu de temps après ma prise de fonctions, qu'il n'était pas tolérable que l'État ne connaisse pas exactement le nombre de ses fonctionnaires. L'État doit être transparent aux citoyens, qui doivent connaître avec plus de précision les effectifs de la fonction publique et la part de la richesse créée consacrée aux services publics. Nous installerons en septembre l'observatoire de l'emploi public, chargé de faire la lumière sur toutes ces questions. Comme toujours, l'obscurité et le flou favorisent la démagogie. On verra bien alors, chiffres sur la table, qui aura le cran de réclamer toujours moins de fonctionnaires, mais toujours plus d'enseignants, de policiers, d'infirmières !

Mais la transparence ne suffit pas : les Français veulent aussi un État plus efficace. Je veux, avec l'ensemble du gouvernement, répondre à cette attente. L'État fonctionne encore de façon trop centralisée, trop verticale, trop hiérarchique. La responsabilité des services n'est pas assez affirmée parce que la confiance leur est trop chichement mesurée. Or nous avons besoin d'une administration plus proche des usagers, plus mobile, plus réactive. Une véritable mue s'impose.

Nous avons de nombreux atouts pour réussir. Nos fonctionnaires sont profondément attachés au service public, bien formés et inventifs lorsqu'on leur en donne la possibilité. Beaucoup de progrès ont par ailleurs été réalisés depuis vingt ans : la décentralisation a permis de confier des compétences nouvelles et importantes aux décideurs locaux ; la déconcentration des services est largement engagée pour rapprocher l'administration des citoyens ; les droits des citoyens pour obtenir de l'administration des informations et contester ses décisions ont été affirmés.

Mais nous devons aujourd'hui passer à la vitesse supérieure et nous attaquer au coeur du fonctionnement de l'État. Je propose, avec d'autres, que deux réformes essentielles voient le jour prochainement : la réforme de l'ordonnance de 1959, qui définit les règles budgétaires au sein de l'État, et la mise en place d'une gestion prévisionnelle des effectifs. Ces deux réformes sont décisives, car elles touchent à l'organisation profonde, pour ainsi dire intime, de l'État.

L'ordonnance de 1959 est un texte certes vénérable mais aujour-d'hui inadapté à la gestion moderne des finances publiques. Son application conduit en effet à voter le budget de l'État de façon excessivement détaillée et parcellaire, si bien que les fonctionnaires qui doivent ensuite gérer ce budget n'ont guère de possibilités de transférer les crédits d'une ligne à l'autre en fonction des besoins des usagers. Autrement dit, l'administration se voit fixer chaque année par le Parlement des plafonds de dépenses, et le contrôle n'est effectué que sur un point : que les services ne dépassent pas ces plafonds. L'administration ne rend que très rarement des comptes sur les résultats obtenus grâce à ces crédits et n'a pas la liberté de réaffecter certains de ces moyens en fonction des besoins nouveaux susceptibles d'apparaître en cours d'année. Bref, c'est comme si un ménage prédéterminait ses dépenses au début de l'année et n'avait pas la possibilité, au moment de la rentrée scolaire, d'ajuster ses arbitrages entre les fournitures scolaires et l'habillement des enfants !

La réforme de l'ordonnance de 1959, qui prévoit une globalisation des enveloppes votées par le Parlement sur la base de programmes d'actions - sur lesquels le gouvernement devrait rendre compte - permettra ainsi de faire passer l'administration d'une logique de moyens (je dépense ce que je reçois) à une logique de fonctionnement par objectifs et par résultats (je me vois assigner un certain nombre d'objectifs, je reçois pour cela un montant global de crédits, et je rends compte à la fin de l'année des résultats obtenus). Il s'agit là d'une véritable révolution, qui permettra enfin aux agents publics d'exercer pleinement leurs responsabilités et de répondre avec une plus grande souplesse aux attentes des usagers. C'est, à mon sens, la première clé d'une administration plus efficace.

La gestion prévisionnelle des effectifs est une seconde clé, tout aussi indispensable au bon fonctionnement de l'État. Cette gestion, qui consiste à prévoir et anticiper sur plusieurs années l'évolution des effectifs de ses services et des compétences de ses salariés, est un outil indispensable auquel recourent toutes les entreprises et toutes les organisations. L'État ne saurait en être dépourvu plus longtemps : à défaut, nous ferions face, dès les prochaines années, à des administrations pléthoriques et excessivement coûteuses d'un côté, et à des administrations faméliques, incapables d'accomplir correctement leurs missions, de l'autre. Anticiper l'évolution des effectifs et des compétences, c'est assurer que demain l'État pourra continuer à accomplir toutes ses missions. Cette réforme est d'autant plus indispensable que, dans les dix années qui viennent, en raison des nombreux départs à la retraite, près de la moitié des emplois de fonctionnaires de l'État devront être renouvelés. Or on ne forme pas un enseignant en six mois, mais en six ans ; il nous faut donc prévoir à l'avance les besoins pour y répondre efficacement le moment venu.

Nous devons également être attentifs à adapter constamment l'organisation de notre administration aux besoins des usagers. Ces besoins évoluent : lorsque de plus en plus de parents demandent que leurs enfants apprennent l'espagnol, c'est un devoir pour l'État que de recruter davantage de professeurs d'espagnol ; lorsque les formes de la délinquance se modifient, l'administration de la police doit s'adapter, notamment en se rapprochant du terrain ; lorsque des pathologies nouvelles apparaissent, ce sont les services hospitaliers qu'il faut modifier. Dans le même temps, l'aménagement et la réduction du temps de travail, et l'introduction des technologies de l'information et de la communication induisent une réorganisation en profondeur des méthodes de travail.

Ces adaptations de l'organisation administrative ne peuvent se faire sans les fonctionnaires. Une idée reçue voudrait qu'ils soient hostiles au changement : le plus souvent, ils souhaitent, bien au contraire, l'évolution de l'administration, car on n'est pas heureux dans son travail lorsqu'on s'y sent inutile. Le dialogue social ne saurait donc être une vaine incantation ; il est la condition de la réussite de toute réforme, car on ne change pas les habitudes contre les hommes, et les bonnes idées pour faire changer les choses émanent aussi des agents eux-mêmes. C'est pourquoi je souhaite que, dans les prochains mois, nous trouvions avec les organisations syndicales représentatives des fonctionnaires les voies et moyens de développer ce dialogue, non seulement au niveau central, où il existe, ainsi que le démontre la signature très majoritaire de l'accord sur la résorption de la précarité dans la fonction publique, mais aussi dans les services, où il est encore trop souvent formel. La responsabilisation accrue des administrations, grâce à la réforme de l'ordonnance de 1959, rendra d'ailleurs inéluctable le développement d'un dialogue social plus riche.

Dans une démocratie, la fonction première du politique est de tracer des perspectives qui aillent au-delà de la gestion quotidienne, au-delà même des échéances électorales les plus proches. La réforme de l'État est une entreprise de longue haleine ; c'est même une entreprise permanente. Voilà qui la rend d'autant plus urgente aujourd'hui.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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