Réforme du code des marchés publics :
On va réinstaller l'ère du soupçon sur le monde politique

Michel Sapin


Entretien accordé par Michel Sapin, trésorier du Parti socialiste, au quotidien Le Monde daté du 10 juin 2003
Propos recueillis par Martine Orange


 

Vous avez travaillé sur ces sujets dans le cadre de la réforme du financements des partis et de la moralisation de la vie publique. Que pensez-vous de ce dispositif ?
Il y a une vraie tromperie. L'ordonnance est présentée dans le cadre de la simplification administrative. Mais dans cette simplification, on met le code des marchés publics. Ce code, ce n'est pas une simple question de nomenclature comme on veut nous le faire croire. C'est une question essentielle d'organisation de la société, de la relation entre la sphère publique et la sphère privée. Cette relation ne va de soi ni moralement ni économiquement.

On esquive le débat. Toute l'idéologie libérale est là. On nous dit : il n'y a qu'à agir comme dans une entreprise privée. Mais on ne peut pas agir de la même façon dans le domaine public. Ce ne sont pas les mêmes critères. Les entreprises qui travaillent avec la sphère publique ont d'autres critères, d'autres références. Le nier est faire preuve, au mieux, d'une très grande naïveté.

Y a-t-il des dispositions dans le projet de réforme qui vous inquiètent particulièrement ?
Je suis très inquiet du relèvement des seuils. Le projet de loi prévoit de porter les seuils d'appel d'offres pour les travaux à 6,2 millions d'euros. Cela revient à exonérer 90 % des commandes publiques de toute procédure d'appel d'offres. Dans ma commune - Argenton-sur-Creuse (Indre) -, pas un seul des travaux que nous avons réalisés - même la piscine qui a pourtant coûté 30 millions de francs (4,57 millions d'euros) - ne serait soumis à la commission d'appel d'offres avec ce dispositif.

En quoi est-ce préjudiciable ?
Cette réforme est profondément dangereuse. Elle va réinstaller l'ère du soupçon sur le monde politique, comme sur les entreprises. Comment pourra-t-on garantir la transparence et l'équité économique, si on supprime toutes les procédures qui visaient justement à les assurer ?
Dans les années 1990, les affaires ont été peu nombreuses mais l'opprobre a pesé sur tout et sur tout le monde. Avec les lois sur le financement des partis politiques, le renforcement des dispositifs de concurrence, on a fait baisser la part du soupçon. Mais ne nous leurrons pas. Il faut vingt ans pour que la société reprenne confiance dans sa classe politique. Et par cette réforme, le gouvernement est en train de balayer tout le travail fait.

Craignez-vous de voir réapparaître le financement occulte des partis politiques ?
Non, la question des financements politiques est désormais résolue par la loi et par l'aide publique de l'Etat. Ce n'est pas cette brèche-là qui va s'ouvrir. C'est pire. C'est celle de la corruption personnelle, au sens le plus sordide du terme, celle qui touche l'enrichissement personnel.

De nombreuses professions s'inquiètent de la création des partenariats public-privé. Cette mesure est-elle, pour vous, une résurgence des marchés d'entreprise de travaux publics (METP), qui avaient été interdits ?
L'invention de ce nouveau type de marchés publics, destiné aux très gros ouvrages publics, soulève de nombreuses questions. D'abord, ce type de marchés n'est réservé qu'aux très grosses entreprises. De fait, cela ne concerne que cinq entreprises maximum au niveau national. Pour quel objectif ? On le sait par expérience en France comme à l'étranger : les entreprises minorent les investissements de départ pour emporter le marché puis se rattrapent sur les coûts de fonctionnement. Ces marchés censés représenter des économies pour le public sont en fait producteurs de dépenses supplémentaires.

Mais au-delà de ces considérations économiques, se posent d'autres questions politiques. On peut comprendre que l'Etat ou une collectivité délègue ses services d'eau, de propreté. Mais peut-on imaginer la même chose pour l'enseignement, la police, les prisons, qui sont vraiment au cœur du pouvoir régalien ? Celui-ci ne doit-il pas se doter de ses propres outils pour assurer ces fonctions que même les plus libéraux considèrent comme inaliénables ?

De plus, en choisissant ce type de contrat, un élu fige les choix pendant 20-25 ans. N'est-ce pas outrepasser ses droits ? Peut-il mettre en cause, sur une aussi longue période, des prérogatives régaliennes essentielles ?

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