Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel...


Point de vue de Christian Sautter, adjoint au maire de Paris chargé des Finances, paru dans la lettre de Temps réels daté du 16 juillet 2002


 
Certains arbres enfoncent droit dans le sol une racine pivot. D’autres étalent leurs racines en surface. Quand la tempête de 1999 est passée, les premiers ont résisté et les seconds se sont couchés, dressant leur bouclier dérisoire de racines contre le vent victorieux.

Après d’autres et avant d’autres, le grand peuplier Vivendi s’est abattu. Il serait erroné d’en attribuer la responsabilité exclusive à un Bonaparte en socquettes, Jean-Marie Messier. Le mal est plus profond, qui sépare l’économie réelle, les entreprises à racine pivot, de l’économie financière, les entreprises à racines superficielles.

Les économistes savent que dans une économie croissant à 5 % (3 % en volume et 2 % en prix), il n’est pas possible de dégager sur longue période une rentabilité moyenne du capital dépassant 5 %. Comment faire dans ce cadre pour obtenir les 15 % de rentabilité des capitaux propres qu’exigent les financiers des fonds de pension et plus généralement les actionnaires intoxiqués ?
     La première solution est de faire une grande découverte et ensuite d’en garder le monopole aussi longtemps que possible. Cette rente technologique est celle que Microsoft a su construire et défendre, au besoin par des moyens déloyaux.

     Deuxième solution : absorber des concurrents dans le but de renforcer son pouvoir de marché, c’est-à-dire la capacité de fixer des prix rémunérateurs qui ne sont pas déprimés par une concurrence exacerbée. Il ne s’agit plus de rente technologique mais de pouvoir commercial.

     Troisième solution : rechercher des gains d’efficacité en intégrant dans un vaste complexe industriel ses fournisseurs et sous-traitants. L’opération est particulièrement lucrative si les sous-traitants sont implantés dans des pays à bas salaires comme la Chine où la combinaison d’une technologie moderne et d’une main-d’œuvre qualifiée surabondante dégage une rentabilité formidable quoique risquée.

     La quatrième solution s’appelle l’effet de levier. Elle consiste à emprunter massivement à 3 % pour financer un développement qui “produit” un rendement de 5 % des capitaux investis. Si l’on ne paie que 3 % sur la majorité du capital emprunté, on peut payer du 15 % aux actionnaires sur les capitaux propres. Tous les pays en croissance rapide ont procédé ainsi, notamment le Japon et la France durant les années 50 et 60.

    C’est avec les options suivantes que les ennuis commencent sérieusement.

     La cinquième solution est de surfer sur la phase ascendante d’un cycle boursier. Le dividende modeste que touchent les actionnaires (les fameux 5 % de rendement économique du capital) est éclipsé par les magnifiques plus-values boursières que promet l’ascension rapide du titre. L’inconvénient de cette solution est que tous les booms ont une fin et que, dans la chute qui suit, le pauvre dividende ne peut masquer l’effondrement du cours. Les investisseurs se débarrassent alors de leurs actions, parfois au moyen de programmes automatiques qui déclenchent la vente dès que la baisse atteint un certain seuil. Et la chute se transforme en avalanche.

     Une sixième solution, dont l’absurdité est telle qu’on hésite à la mentionner, est d’utiliser une partie des profits réels de l’entreprise pour racheter les actions de l’entreprise et en faire ainsi monter le cours.

     La septième solution est de bidouiller les comptes, ce qui est fort tentant quand on possède des actifs immatériels (des marques, des logiciels, des films, des clientèles) qui sont beaucoup plus difficiles à évaluer que des usines. C’est aussi plus facile quand ces actifs sont répartis dans des pays divers dont les règles comptables et les surveillances sont inégales, voire inexistantes (les paradis fiscaux). C’est enfin plus aisé quand la frontière entre le toilettage fiscal des comptes, pour payer le moins d’impôts possible, et la fraude pure et simple s’est effacée parce que les autorités de régulation (la COB américaine ou le fisc américain) ont perdu une grande partie de leurs pouvoirs en raison de l’influence néfaste des grands intérêts privés sur le Congrès et sur le gouvernement américains.

Jean-Marie Messier a presque tout essayé, au pas de charge, sans avoir jamais découvert une innovation technologique qui l’aurait mis à l’abri du besoin.

Il a construit un empire industriel et commercial (solutions 2 et 3), joué à fond de l’effet de levier (solution 4), surfé sur la bulle des nouvelles technologies de l’information (solution 5) et truandé les comptes en désespoir de cause (solution 7). Le tout dans un crépitement de dépenses personnelles aux antipodes de la légendaire 2CV de François Michelin.

Après que tant d’argent a flambé dans l’économie casino, ce sont les salariés qui vont avoir un goût de cendre dans la bouche, car c’est eux qui vont payer les dégâts réels de ces spéculations financières. Allez ensuite vanter les bienfaits de la mondialisation !
Les candidats s’en sont rendu compte aux dernières élections.

Je crois que le système des 15 % de rendement exigé des capitaux investis en actions est fondamentalement vicié à la base. Il y aura d’autres catastrophes, moins éclatantes, jusqu’à ce que des règles raisonnables soient instituées aux Etats-Unis d’abord et dans le monde ensuite pour assurer une croissance réelle et financière durable.

Il est même possible de rêver que l’Europe se dote la première de règles prudentielles pour soutenir une croissance moins spéculative et moins lourde en troubles sociaux à venir. Mais la frilosité ambiante n’est guère de bon augure.



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