Services publics, l'immense progrès qui force l'approbation

Gilles Savary


Point de vue signé par Philippe Busquin, ancien membre de la commission européenne (PS belge), Elisa Ferreira, ancienne ministre (PS portugais), Evelyne Gebardht, (SPD allemand), Robert Goebbels, vice-président du groupe du parti des socialistes européens (PS luxembourgeois), Rosa Miguelez Ramos, députée européenne (PSOE espagnol), Gilles Savary, député européen (PS) et Sergio Sousa Pinto, député européen (PS portugais), paru dans le quotidien Le Monde daté du 20 novembre 2004


 
S'il n'était qu'une raison de voter " oui " au projet de traité constitutionnel, elle se justifierait par l'avancée inespérée qu'il nous propose en matière de services publics. La Convention pour l'avenir de l'Union a en effet réussi à imposer aux chefs d'Etat et de gouvernement des progrès en matière de services publics, inaccessibles par la voie diplomatique classique de révision des traités.

Après des années de combat politique, à l'issue incertaine, en faveur d'une directive-cadre sur ce sujet, le projet de traité constitutionnel, désormais revêtu du paraphe des vingt-cinq gouvernements de l'Union, nous propose, pour la première fois depuis 1957, d'inscrire directement dans le droit primaire de l'UE un corpus juridique véritablement protecteur des services publics.

1) Pour ce qui concerne les services publics industriels et commerciaux, " services d'intérêt économique général " en jargon européen, soumis aux tonalités plus ou moins libérales des directives et règlements européens sectoriels, le projet d'article III-122 du futur traité propose enfin de vraies garanties juridiques, en amendant substantiellement le " droit mou " et essentiellement déclaratif de l'article 16 des traités (actuels) péniblement négocié en 1997 à Amsterdam :
     le rôle des services d'intérêt économique général en matière de cohésion sociale et territoriale, par ailleurs érigé en objectif de l'Union par l'article I-3, est officiellement reconnu ;

     le rôle des Etats membres, en matière de définition, de fourniture et de financement de ces services, selon les modalités de leur choix et leurs propres priorités politiques, est réaffirmé ;

     les conditions économiques et financières d'accomplissement des missions de service public sont désormais garanties de façon spécifique, et non plus seulement en dérogation du droit de la concurrence européen ;

     l'UE peut désormais légiférer en matière de services publics au-delà des actuelles directives sectorielles et des pleins pouvoirs reconnus à la Commission en matière de contrôle des subventions publiques (régime des aides d'Etat) pour garantir les conditions économiques et financières du fonctionnement des services publics.
Mieux qu'une directive-cadre, parce qu'elle s'inscrit dans les principes généraux qui devront présider l'action de l'UE, cette avancée juridique, conquête opiniâtre des gauches politiques, syndicales et non gouvernementales européennes au sein de la Convention est appréciable autant qu'elle était improbable.

2) Les esprits chagrins qui s'échinent actuellement à débusquer chaque semaine un nouvel épouvantail européen et une nouvelle raison d'effrayer l'opinion avec ce projet objecteront que les services publics non marchands (les services publics administratifs) restent ignorés par l'Europe.

Il est vrai que de nombreux pays, comme les pays nordiques ou l'Allemagne, refusent obstinément d'entrouvrir à l'UE et à la Commission toute compétence en matière de services publics non marchands, au nom d'une intransigeante subsidiarité, protectrice de leur modèle social.

D'aucuns ont l'habitude de leur objecter que ce qui est non marchand quelque part est marchand ailleurs, et que la subsidiarité est un concept juridique flou, susceptible d'être submergé par l'air du temps libéral et le droit envahissant de la concurrence.

Là encore, le projet propose quatre dispositions nouvelles, qui peuvent se révéler particulièrement utiles dans le combat politique :
     l'article II-96 promeut l'accès aux services d'intérêt économique général au rang de droit fondamental que le législateur européen sera donc désormais " contraint " de garantir lorsqu'il adoptera des lois européennes ;

     l'article I-11, pour la première fois, explicite le principe d'attribution des compétences en précisant que " toute compétence non attribuée à l'Union dans la Constitution appartient aux Etats membres ", ce qui pourrait exclure désormais " les services publics non marchands " que sont les hôpitaux publics, l'éducation, la justice, etc., de toute tentative de libéralisation européenne. Cela allait sans dire, cela ira mieux en le disant...

     le protocole n° 1 sur le rôle des Parlements nationaux annexé au projet et les articles I-11 et I-18 nouveaux confèrent désormais aux Parlements nationaux un contrôle particulièrement contraignant de la subsidiarité, au titre duquel ils peuvent contester l'opportunité d'une législation européenne dans un domaine relevant strictement des Etats ou de leurs collectivités locales. En d'autres termes, par ce traité, les Parlements nationaux accéderont à un véritable droit de contrôle a priori des engagements européens de leurs gouvernements. Après tout, là encore, les démocraties du Nord (Danemark, Suède, et dans une certaine mesure le Parlement britannique) nous ont montré la voie ;

     le projet d'article III-315, - 4 nouveau, instaure le vote à l'unanimité en matière de négociation commerciale internationale concernant les services sociaux, l'éducation, la santé la culture et l'audiovisuel. Il en découle que les Etats membres conserveront dans ce domaine un droit de veto pour définir le mandat de l'UE à l'OMC, droit de veto paradoxalement réclamé au nom de l'exception culturelle par les mêmes qui font aujourd'hui croisade pour la majorité qualifiée généralisée....
Tout cela n'est ni de la sémantique, ni de la rhétorique, ni de la politique-fiction, mais une perspective concrète et sans précédent, de reconnaissance et de garanties juridiques et politiques pour nos services publics, applicables dès 2006. A prendre ou à laisser...

Certes, un traité, fût-il constitutionnel, ne fait pas une politique, mais justement celui-là n'autorisera plus les responsables politiques à accuser l'Europe de fossoyer nos services publics, en tenant un double discours, consensuel à Bruxelles et rebelle à Paris... !

S'il n'était qu'une raison de voter " oui ", la sauvegarde de nos services publics ne serait peut-être pas suffisante aux yeux de tous.

Pas suffisante, sans doute, pour tous ceux qui rêvent d'une Europe française, jacobine, étatique et centralisée, cherchant à faire oublier que la gauche française a été signataire de tous les traités antérieurs compilés dans la fameuse partie III..., la seule qui subsistera - sans les services publics - quoi qu'il arrive...

En démocratie, le droit propose, les rapports de force politiques disposent. Mais si nous votons " non ", alors, nous aurons délibérément choisi d'en rester, pour une durée indéterminée, à l'absolutisme de la concurrence et du marché intérieur.

A moins que, décidément, notre projet politique inavoué consiste à faire de l'Europe le bouc émissaire de nos propres renoncements.
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