Traité constitutionnel | |
Point de vue signé par Gilles Savary, député européen, paru dans le quotidien Libération daté du 31 mars 2005. |
Pour ceux qui en doutaient en entretenant la confusion avec le débat référendaire sur le traité constitutionnel européen, le projet de directive Bolkestein procède essentiellement d'une offensive politique. Il ne fait nul doute d'ailleurs que l'on reparlera du marché intérieur des services au lendemain du référendum du 29 mai en France. Il serait souhaitable que le gouvernement français mette à profit la trêve annoncée au Conseil européen du 23 mars pour dissiper l'impression de flottement qui le caractérise depuis plus d'un an sur cette question. Nul en Europe, à part les souverainistes et les nationalistes de tout poil, ne conteste la nécessité, inscrite dans les traités actuels depuis celui de Rome en 1957, d'un marché intérieur des services, tellement ces activités caractérisent aujourd'hui nos économies développées et en déterminent l'emploi et la compétitivité internationale. Si la France s'est montrée si pusillanime pendant de longs mois sur ce texte, c'est parce qu'elle est aujourd'hui le troisième exportateur net de services dans le monde et qu'elle pratique, de longue date, en parfaite compatibilité avec nos Constitutions successives, le fameux principe du « pays d'origine » que Frits Bolkestein ambitionnait de faire entrer dans le droit européen par la porte dérobée du droit dérivé (ce principe n'est inscrit ni dans les traités actuels, ni dans le futur traité constitutionnel). En réalité, les nations développées, en premier lieu la France, ont été et demeurent les utilisateurs les plus fréquents de ce principe dans leurs échanges internationaux. Passons sur la période coloniale qui en constituait la caricature. Mais aujourd'hui encore, nos professeurs ou scientifiques en mission, nos cabinets conseil, nos ingénieurs, nos hommes d'affaires, nos architectes, nos artistes, nos sportifs professionnels et même parfois nos ouvriers exportent leurs services sur tous les continents, sous nos propres lois sociales et fiscales. Quand nos entreprises de BTP construisent l'aéroport de Dubaï ou la cathédrale de Yamoussoukro, elles déplacent dans ces pays des travailleurs intellectuels et manuels sous statut social et fiscal français, de la même façon que Norman Foster, architecte anglais, opère sous statut professionnel britannique quand il dessine le viaduc de Millau... On se garde de le dire en cette période d'europhobie fulminante, l'Union européenne s'est jusqu'à présent montrée beaucoup plus restrictive que le reste du monde, en encadrant strictement, dès 1996, les mouvements des prestataires de services entre Etats membres par une directive claire et limitative sur le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services au sein de l'Union, le plaçant sous le principe général de la législation du pays d'accueil, sauf pour des missions courtes, de huit jours à un mois selon leur nature. Pour le reste, le patient travail de construction du marché intérieur des services, toutes les fois où des mouvements de personnes étaient en cause, visait à la liberté d'établissement selon une triple exigence d'harmonisation professionnelle, de reconnaissance mutuelle et de respect de la réglementation du pays d'accueil. L'offensive libérale de Frits Bolkestein est bien de nature politique en ce qu'elle constitue une tentative de contourner ces acquis communautaires et de profiter de l'élargissement à des pays moins développés pour introduire pour la première fois un nivellement social et fiscal par le bas dans la construction du marché intérieur européen. Si l'usage du «principe du pays d'origine» est familier du vaste monde des échanges internationaux depuis la nuit des temps, on assiste là à la première tentative de lui donner une portée juridique transversale, fût-elle de simple droit dérivé (hors traité). A l'élaboration d'un droit communautaire intrinsèque, procédant par harmonisation et reconnaissance mutuelle et s'imposant à tous les Etats membres, Bolkestein ne proposait rien d'autre qu'une compétition de souverainismes fiscaux, sociaux, professionnels : l'inverse de ce qu'incarnent le projet européen et la méthode communautaire. Socialement inacceptable, politiquement dévastateur, l'ex-projet de directive Bolkestein est si étranger à la construction européenne qu'on se demande pourquoi les gouvernements ont si longtemps accepté qu'elle en défie à ce point l'esprit mais aussi la lettre. Et il est étrange que nul n'ait songé à ce jour à lancer une bataille juridique et à contester la légalité même de ce texte au regard de l'article 50 (alinéa 3) des traités actuels concernant la liberté des prestations de services : « Sans préjudice des dispositions du chapitre relatif au droit d'établissement, le prestataire peut, pour l'exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants»; ou encore de l'article 43 (alinéa 2) sur la liberté d'établissement, qui «comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 48, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants [...]. » Si les mots ont un sens et s'ils fondent le droit, les traités de l'Union suffisent à disqualifier la directive Bolkestein. Il se trouve que ces articles sont repris à l'identique par le projet de traité constitutionnel sous les codifications respectives des articles III-145 et III-137. Derrière ce qui peut apparaître comme un retrait de circonstance de la directive Bolkestein, les traités nous donnent les moyens de la passer définitivement par pertes et profits. En l'occurrence, et quoi qu'en disent certains marchands d'épouvante, les traités européens sont là pour nous protéger de la guerre sainte libérale de M. Bolkestein. Il nous reste à vouloir politiquement ce que l'on peut juridiquement ! La balle est dans le camp des politiques. |
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