Bruxelles va-t-elle gérer Nice et Turku ?



Point de vue signé par Gilles Savary, député européen, conseiller municipal et communautaire de Bordeaux, paru dans le quotidien Libération daté du vendredi 25 août 2000


 
Le projet de règlement européen sur les services publics locaux et régionaux de transport est symptomatique de la confusion politique qui règne à Bruxelles sur la délicate question des services publics. Comme à son habitude, forte du mandat d'ouverture des services publics réaffirmé au sommet de Lisbonne, la Commission propose un texte à tonalité libérale, tout juste mâtiné de ce qu'il convient de « régulation » affichée pour la prémunir d'une coalition de blocage au Parlement ou au Conseil.

Ce nouveau projet de texte qui ne vise rien moins qu'à contraindre, d'ici trois ans, les Collectivités territoriales de l'Union à ouvrir à la concurrence leurs réseaux de chemin de fer régionaux, de bus, de tramways et de métros urbains, pose une nouvelle fois, trois grandes questions de doctrine qu'il serait opportun de trancher une bonne fois pour toute:

- Les délégations de service public à des entreprises privées sont-elles, comme le professe sans nuance la Commission, en tout lieu, en tout temps et dans tous les domaines, plus efficaces et plus favorables aux consommateurs, que les régies publiques, fossoyées définitivement par le texte à l'exception de quelques dérogations tactiques qui ne résisteront pas longtemps ?

L'expérience des chemins de fer britanniques, comme de nombreuses délégations de service public françaises appellent pourtant à plus de circonspection. A titre d'exemple, parmi d'autres, il n'y a qu'à lire ce qu'en conclut la chambre régionale des comptes d'Aquitaine sur la gestion de l'eau et de l'assainissement par une entreprise privée, dans la Communauté urbaine de Bordeaux: « Le prix de l'assainissement hors taxe, a crû entre 1991 et 1998 de 37 %, celui de l'eau a augmenté de 56 %. La Chambre ne peut que constater l'impossibilité qu'a eu la Communauté urbaine de justifier le tarif retenu au moment de la signature du Traité de concession » (sic).

Ce n'est certes pas la première fois, que la Commission s'affranchit de toute évaluation objective et de toute référence aux faits, pour imposer une conception univoque du service public, dont on est fondé à se demander si elle ne procède pas plus d'une théologie du Marché Unique que d'une recherche sincère et éclairée de l'intérêt collectif.

- Le financement des obligations de service public (service universel) est-il mieux assuré par des subventions publiques d'équilibre aux délégataires privés que par le principe de péréquation tarifaire à la française financé par un domaine réservé et des droits exclusifs garantis à l'entreprise prestataire ?

Là encore, l'expérience française démontre assez, derrière de francs et incontestables succès de privatisation, que les subventions d'équilibre tendent non pas à stimuler mais à déresponsabiliser la gestion du délégataire privé, en lui assurant « tous risques » le financement de ses éventuels déficits.

A Bordeaux, toujours dans le même rapport, la chambre régionale des comptes, constate que le contribuable local finance le déficit du réseau de bus de la Communauté urbaine à hauteur de plus 550 millions de francs par an, alors même que l'opérateur privé affiche de robustes bénéfices... Mais surtout, le financement public des déficits du service universel, n'apparaît pas durablement compatible avec l'exigence de réduction des déficits publics et d'équilibre budgétaire que l'Union monétaire impose par ailleurs, et à bon droit, à ses Etats membres.

- Enfin, ce projet de règlement met une nouvelle fois en évidence, la question irrésolue de l'équilibre des pouvoirs au sein de l'Union et de la consistance du principe de subsidiarité, non seulement à l'égard des Etats, mais cette fois à l'égard des Collectivités territoriales et du respect de leur autonomie de gestion.

On ne fera croire à personne que le mode de gestion des transports collectifs choisi par la ville de Nice, dans les Alpes-Maritimes, ou celle de Turku, au sud de la Finlande, est un tant soit peu déterminant pour l'avenir de l'Union et de la construction européenne.

Comment expliquer à nos concitoyens qu'à une époque où ils aspirent à une plus grande décentralisation et à un desserrement du centralisme étatique, l'Europe prétende les soumettre à de nouvelles règles centrales, uniformes et univoques, en matière de services publics locaux ?

Dans ce domaine, qui est par excellence celui de l'adaptation à l'extrême diversité des situations locales, une acception élémentaire du principe de subsidiarité, doit préserver les droits des pouvoirs locaux à organiser l'offre publique locale comme ils l'entendent, sous régie publique ou en délégation privée, sous le contrôle étroit de leurs électeurs administrés.

Dans sa rédaction actuelle, rien ne garantit que le projet de règlement de la Commission soit juridiquement compatible avec les principes d'autonomie de gestion des collectivités territoriales, inscrits dans les Constitutions de plusieurs membres de l'Union.

Si la construction européenne justifie pleinement l'ouverture des grands réseaux nationaux et internationaux de service public, ce projet de texte, qui devrait se limiter à encadrer les conditions éventuelles d'ouverture à la concurrence des services publics locaux sans pour autant en prescrire l'obligation, procède d'une dérive doublement préoccupante: à l'égard de l'équilibre des pouvoirs publics au sein de l'Union comme à celui des finalités même de la construction européenne.

Parce qu'ils incarnent la diversité originelle et historique des constructions nationales des divers pays de l'Union, les services publics sont aujourd'hui placés au cœur des contradictions, des ambiguïtés et des irrésolutions politiques de la Construction européenne.

Dans ce domaine sensible, abandonné au rouleau compresseur du marché intérieur, une clarification et une refondation s'imposent, que la France serait bien avisée d'initier à la faveur de sa Présidence de l'Union.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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