Intermittents :
pour une autre réforme



 Point de vue de Catherine Tasca, ancienne ministre de la culture et de la communication, paru dans le quotidien Le Monde daté du 24 octobre 2003


 
Le conflit autour de la réforme du régime d'indemnisation du chômage des artistes et techniciens a occupé largement la scène politique et médiatique tout l'été. La journée du 4 septembre et diverses initiatives récentes ont confirmé la volonté des organisations et coordinations mobilisées de continuer d'agir.

De son côté, le gouvernement a ratifié l'accord du 26 juin et décidé sans appel son application dès le 1er janvier 2004. Même s'il organise de vastes assises, d'ailleurs à une date postérieure à l'entrée en vigueur de l'accord, il s'agit clairement pour lui de lancer une prospective globale sur la vie artistique et l'action publique en la matière, et nullement de rouvrir le dossier dit des intermittents. Or ce dossier devra bien, un jour pas trop lointain, être rouvert.

Loin d'être un simple sujet catégoriel dérogatoire au droit commun, il représente toute la difficulté de trouver un juste équilibre entre la protection légitime des salariés de ce secteur et l'inévitable intermittence de l'emploi artistique nécessaire à la vitalité de la vie artistique et culturelle de notre pays. C'est pourquoi le régime préexistant à l'accord de juin avait marqué un progrès essentiel dans l'histoire de la politique culturelle.

Mais aujourd'hui personne ne peut sérieusement souhaiter le statu quo. Dans l'intérêt même du métier, la majorité des professionnels admet et même souhaite la réforme du système. Ils ne la souhaitent pas uniquement pour des raisons de moralisation surabondamment évoquées par les pouvoirs publics, qui ont volontiers désigné les fauteurs parmi les salariés plutôt que chez les employeurs, pourtant souvent principaux instigateurs et bénéficiaires. Ils reconnaissent que la réforme est nécessaire aussi pour des raisons évidentes, économiques - grave déficit de l'Unedic -, sociales - nécessité d'un système équitable de stabilisation des rémunérations -, et professionnelles - besoin de souplesse de la production artistique. Mais les mêmes n'acceptent pas de lâcher la proie pour l'ombre. C'est pour cela que, face aux pressions du Medef, nous avions fait adopter une loi, début 2002, pour proroger les annexes VIII et X jusqu'à ce qu'aboutisse une véritable renégociation.

La question toujours actuelle est : à quoi servent la protection de l'intermittence et l'indemnisation des périodes non travaillées ? A deux choses qu'il faut bien rappeler :

 Assurer dans la durée un complément de rémunération aux artistes et techniciens ayant déjà reçu un certain nombre de cachets attestant de leur activité professionnelle, afin de leur permettre de rester dans le métier dans l'attente des prochains contrats. C'est ce premier objectif, pourtant légitime, qui a souvent été présenté comme un " privilège ", semant le doute dans l'opinion sur la légitimité, voire l'honnêteté, du système.

 Ce régime - seconde raison qui est restée un quasi-non-dit - est un élément décisif de l'équilibre économique et donc de la survie d'un très grand nombre d'entreprises du secteur culturel. Il leur permet de puiser dans un vaste vivier de professionnels, pour des contrats de durées diverses, sans avoir à assumer des rémunérations plus élevées, sachant que l'indemnisation par l'Unedic viendra les soutenir en période hors contrat. Cette relative sécurité, dont la charge est ainsi transférée à la solidarité nationale, a permis en France un développement considérable de l'activité artistique et une grande diversité des entreprises. Ne pas le dire, et s'en tenir au seul aspect social du système, c'est aiguiller le débat sur une fausse piste.

Autre non-dit heureusement dévoilé cet été : l'intérêt du régime ne saurait être évalué à sa seule économie interne, déficitaire, mais en termes de bilan global des retombées économiques, bénéficiaire celui-là, comme l'ont abondamment démontré les plaintes des villes privées de leur festival. Souhaitons que les élus et les commerçants qui ont souffert de ces annulations n'oublient pas la leçon et soient à l'avenir plus solidaires des artistes et techniciens.

Troisième non-dit : les bénéficiaires et leurs employeurs ont forcément partie liée. Or ils font des usages bien différents du système. Pour les uns, souvent les plus modestes, il s'agit de tenir la tête hors de l'eau et de permettre à des productions d'exister grâce au renfort de ce financement extérieur. Sans ce régime, ils ne pourraient conduire à terme leur activité, et la question du financement serait alors renvoyée aux pouvoirs publics. C'est bien là que le bât blesse, car, ce qui est en cause, c'est le volume et la répartition des budgets consacrés à la culture par l'Etat et les collectivités locales. En l'état, ces budgets ne sauraient suffire à permettre la " permanentisation " de tous les emplois (que je ne juge pas souhaitable). Mais pour d'autres, parfois des entreprises prospères, il s'agit de tourner les lois sociales pour réduire leurs coûts et améliorer les bénéfices de l'entreprise, tantôt en imputant au régime des emplois qui n'ont rien à voir avec les vrais métiers artistiques pour lesquels il a été créé, tantôt en faussant les déclarations sur la durée des contrats et le montant des rémunérations. Dans ces cas, il y a véritablement détournement du système.

On ne peut nier que certains salariés, pas si nombreux qu'on le laisse entendre, jonglent aussi avec salaire et indemnisation. Plutôt que de mettre en œuvre un plan social qui ne dit pas son nom en fermant à beaucoup l'accès aux prestations, c'est le dossier des fraudes qui aurait dû être ouvert prioritairement par les gestionnaires du système.

Il y a urgence à peigner la longue liste des emplois bénéficiaires et à en éliminer tout ce qui n'a aucun lien, ou un lointain rapport, avec les métiers de la création. Il faut revenir à ce pourquoi le système a été créé : les métiers directement liés au plateau et à la création. Pour la crédibilité de leur action, les opposants à l'accord du 26 juin ne sauraient éluder ce travail de clarification.

Il faut aussi repenser collectivement les formations et l'accès aux métiers. De même, il faudrait distinguer deux branches : le spectacle vivant d'un côté, et de l'autre le cinéma et l'audiovisuel. Même si les professionnels circulent de l'un à l'autre, l'exercice du métier, son économie, son financement et ses calendriers sont différents.

Ce n'est donc pas l'affaiblissement du régime, mais bien plutôt son assainissement et son recadrage qui donneraient à la vie artistique et à la politique culturelle les refondations durables dont elles ont besoin. Cela implique discernement et courage. C'est donc d'abord aux professionnels de s'y atteler pour contre-proposer avant d'affronter (pour les convaincre) l'Etat et le Medef. Ce travail est en route. Souhaitons qu'il aboutisse : ce ne serait pas seulement assurer la victoire d'un secteur professionnel, mais aussi et surtout servir l'intérêt général et l'attente de tous ceux qui veulent une culture vivante au cœur de la cité et reconnue par elle.


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