Tous égaux devant la dépendance

Henri Weber


Point de vue de Pascal Terrasse, député de l'Ardèche, rapporteur de la loi sur l'APA, paru dans le quotidien Libération daté du 16 septembre 2003


 
La canicule a frappé fort. L'été 2003 restera dans les mémoires ; d'abord dans celles des météorologues, ensuite dans celles de quelques familles de victimes. Guère plus. En tout cas je le crois, parce que cet événement a d'abord frappé des vieux, ensuite parce qu'il s'est souvent déroulé dans le silence d'un salon aux odeurs de naphtaline, ou bien encore dans la froideur d'une chambre d'hôpital. Pas de gravats enchevêtrés comme lorsque la terre tremble et tue. Pas de maisons emportées comme c'est le cas lorsque les cours d'eau sortent de leur lit. Rien. A peine une caméra qui filme au loin quelques corps impeccablement alignés dans une morgue surchargée. Pas un lieu de mémoire, pas un seul monument ne sauront érigés en souvenir des 15 000 victimes.

Ce drame est pourtant la plus grosse catastrophe humanitaire que la France n'ait jamais connue. Au-delà du nombre de décès annoncés, il a confirmé la fragilité de notre système de santé, incapable de faire face à un événement qui, bien qu'exceptionnel, n'en demeurait pas moins tout à fait prévisible. Enfin, ce drame pose la question du vieillissement, de la dépendance, de sa prise en charge et de la solitude. C'est la première « catastrophe sanitaire et sociale » avec ses victimes sans famille, promises il y a peu à la fosse commune et finalement accompagnées à leur dernière demeure par le chef de l'Etat en personne !

Dans ces circonstances, la problématique de la responsabilité est essentielle. Cette responsabilité ne se limite pas à la question secondaire du retard pris dans la mise en place d'un plan d'urgence. Comment peut-on décemment limiter les conclusions d'une telle catastrophe à un dysfonctionnement des systèmes de communication ?

La responsabilité du politique est totale et entière. Elle n'affecte pas le seul gouvernement Raffarin même si pour certains « l'honneur exige qu'un capitaine soit tenu pour responsable et débarqué ». Il est important que cette responsabilité du politique soit assumée le plus largement possible. Car si personne ne répond d'un tel drame, alors il est possible de laisser croire que les pouvoirs publics ne seront jamais en mesure de prévenir sa récidive éventuelle et s'exonérer ainsi de toute obligation d'y remédier. Et parce qu'il faut éviter qu'une fois de plus l'opinion ne trouve là une excellente raison de tourner le dos à des élus fuyants, il convient de replacer cet événement dans le champ du politique et non dans la colonne des faits divers. De là, nous pourrons alors envisager la refonte totale des mécanismes de solidarité pour personnes âgées qui sont dépassés et inadaptés.

En effet, notre pays connaît des changements structurels profonds et des bouleversements culturels énormes. Disons-le clairement : les vieux sont de plus en plus nombreux et la place qu'on leur réserve de plus en plus restreinte. Les solidarités familiales ont vécu et la fin de vie prise en charge par un parent, un enfant le plus souvent, n'est plus la règle. Dès lors, il faut préparer la solidarité nationale aux obligations qui sont les siennes à l'égard d'une population vieillissante et toujours plus vulnérable. Qu'il s'agisse des protections sociales, des politiques gérontologiques ou des structures d'accueil, les dispositifs institutionnels sont à l'image de la société ; ils n'ont pas pris la mesure de ces bouleversements et ne répondent pas aux besoins.

Il nous faut aujourd'hui repenser cette question de la prise en charge des personnes vieillissantes au-delà de la simple sphère sanitaire. Il nous faut surtout cesser de croire que quelques réajustements budgétaires vont répondre aux nouveaux enjeux dont la nature est avant tout sociale.

Certes, la gauche réclame le rétablissement des crédits supprimés dans le cadre du plan de médicalisation des établissements, la mise en oeuvre de la réforme des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, la relance des conventions triparties et l'application totale de l'APA (allocation personnalisée d'autonomie) telle qu'elle l'a votée sous le gouvernement Jospin et dont j'ai été le rapporteur du projet de loi. Elle a raison. Mais elle doit aujourd'hui affirmer que ces avancées sociales dont elle est à l'origine demeurent insuffisantes et qu'il convient d'aller au-delà encore. Une nouvelle ère doit s'ouvrir et proclamer comme un droit l'accession à une vie autonome.

Le handicap chez les personnes dont l'âge est inférieur à 60 ans relève de la solidarité nationale. Passé cet âge, une personne handicapée se retrouve brusquement propulsée dans la catégorie des « personnes âgées dépendantes », confiée aux bons soins du secteur médico-social, complexe dans ses modes de financement, inégalitaire et parfois privé de moyens en comparaison de ceux qui alimentent le secteur sanitaire, pourtant loin d'être nanti. Une personne âgée dépendante s'en remet à son conseil général et se trouve à la merci du bon vouloir politique des élus départementaux qui appliqueront l'APA avec plus ou moins de générosité ou de bienveillance. Il est temps d'en finir avec ces traitements inégalitaires accordés à nos concitoyens qui ont perdu leur autonomie avec l'âge.

Toute personne handicapée n'est pas nécessairement dépendante. En revanche, toute personne dépendante est handicapée dans sa vie de tous les jours. C'est pourquoi, il convient d'appréhender la dépendance comme un risque à part entière, quels que soient les âges de la vie. A côté de la branche maladie, vieillesse, famille et accident du travail, nous devons désormais réfléchir collectivement à une branche dépendance, autonome et pour tous les âges. C'est ainsi que nous pourrons enfin poser le principe d'une égalité pour chacun devant la prise en charge de la dépendance et dégager des moyens nouveaux. C'est aussi de cette manière que la société dans son ensemble partagera l'effort qui doit être accompli pour offrir une vie autonome à celles et ceux qui en sont privés et se trouvent ainsi dépossédés de leur liberté personnelle.

Les carences de moyens techniques et humains au service des personnes âgées sont connues. Les maisons d'accueil spécialisées qui reçoivent des personnes lourdement handicapées, non âgées, disposent d'un ratio en personnel de l'ordre d'un agent pour un résident. Aucune surmortalité notoire n'a été enregistrée dans ces établissements cet été. Tel n'est pas le cas dans les maisons de retraite où le ratio est supérieur en moyenne à trois résidents pour un salarié. Et que dire de la surmortalité à domicile où la prise en charge, le plus souvent séquentielle, est parfois inexistante. Enfin, combien d'établissements hospitaliers ne comportent pas de service de médecine gériatrique pourvu de moyens ?

2003 est l'année européenne du handicap. Il n'était pas prévu qu'elle soit aussi l'année d'une mortelle canicule, qui allait révéler à la France combien ses vieux peuvent souffrir en silence. Conjuguons l'un et l'autre pour transformer l'APA en un cinquième risque de la Sécurité sociale. Ouvrons ce débat. Imaginons enfin un droit égal, un droit universel, dont la gestion sera assurée par les organismes de Sécurité sociale et le financement issu d'un prélèvement obligatoire.

Alors, peut-être, l'été 2003 n'aura pas été vain et plus jamais ne reviendront ces images de corps anonymes qui ont donné leur dernier souffle de vie sans que personne ne leur tienne la main, comme va crever au fond du grenier un vieux chat rabougri que l'on ne caresse plus depuis longtemps.

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