Le cauchemar « Perben II »

Point de vue signé par André Vallini, député de l'Isère et Christine Lazerges, professeure de droit pénal, et ancienne députée PS de l'Hérault, paru dans le quotidien Libération daté du 19 janvier 2004




Christine
Lazerges



André
Vallini





Avec le projet de loi Perben II, la logorrhée législative atteint un degré insoupçonnable : ce ne sont pas moins de 400 articles du code de procédure pénale qui sont « touchés », et qui sont même pour certains « coulés ». Une cascade d'infractions nouvelles jaillit dans les domaines les plus divers et les plus inattendus sans lien aucun avec la grande criminalité. Et ce projet de loi dont l'objet premier, et le titre initial, concernait « la lutte contre la grande criminalité » s'est transformé au fil des mois en un fatras de dispositions destinées, aux termes du nouveau titre de la loi, à « adapter la justice aux évolutions de la criminalité ».

Ce monstre juridique s'apparente ainsi aujourd'hui à une loi fourre-tout qui va venir dévaster le champ d'un droit pénal déjà bien chamboulé depuis quelques années. L'inquiétude pourrait donc porter sur cette seule inflation pénale avec un constat bien connu : « quand le droit bavarde, on ne l'écoute plus ».

Mais il s'agit de bien autre chose avec la future loi Perben II qui se révèle être une loi de tous les dangers. Sans attendre les condamnations inéluctables de la France par la Cour européenne des droits de l'homme, ce texte, avec les dérives graves de la procédure pénale dont il est porteur, annonce tout bonnement l'instauration d'un « Etat d'exception permanent » doublé d'une justice à l'américaine. Et ceux-là mêmes qui, alors dans l'opposition, s'abstenaient hier sur la loi « présomption d'innocence et droits des victimes » ­ au motif qu'elle n'allait pas assez loin dans la protection des libertés ­ sont prêts aujourd'hui à bafouer le si consensuel article préliminaire du code de procédure pénale sur les principes directeurs du procès pénal et son caractère impérativement équitable et impartial.

La nouvelle loi va multiplier les infractions assimilées à des crimes organisés et pour lesquels une procédure pénale d'exception prendra donc le pas sur le droit commun. Et le concept flou de «bande organisée», accolé à une liste impressionnante d'infractions, autorisera de multiples dérogations procédurales en amont même du déclenchement des poursuites, qu'il s'agisse de la garde à vue, de la sonorisation de locaux privés ou d'infiltrations avec la possibilité de condamner une personne sur le seul fondement des déclarations d'un agent infiltré !

Et si d'aventure les faits requalifiés par le procureur de la République ou le juge d'instruction ne rentraient plus dans la catégorie du crime organisé, la procédure d'exception retenue jusque-là ne sera pas pour autant susceptible de nullité, en violation des fondements mêmes de la procédure pénale. Malgré le rôle imparti au juge des libertés et de la détention, les garde-fous seront à l'évidence insuffisants. Cette superposition insidieuse d'une procédure d'exception, née du terrorisme et du trafic de stupéfiants, à une procédure de droit commun va ainsi irradier tout notre système pénal, avec des effets pervers dont le citoyen, qui reste toujours un justiciable en puissance, ne manquera pas de prendre conscience, mais trop tard.

Tout aussi insupportable est le plaider coupable. Sous la dénomination neutre de « comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité », cette procédure ultrarapide, sans respect ni du délai raisonnable ni de la place de la victime dans le procès pénal, avec comme seule garantie l'homologation par un magistrat du siège, permettra à un procureur de la République de prononcer des peines d'emprisonnement allant jusqu'à un an, au terme d'un entretien non public avec une personne non obligatoirement assistée d'un avocat ! L'aveu va redevenir ainsi la reine des preuves dans un contexte où, de surcroît, la culture du chiffre imposée par le ministre de l'Intérieur à la police s'étend au parquet, et où les pressions que l'on imagine sur celui qui ne plaiderait pas coupable, et ne serait pas assisté d'un avocat, aboutiront forcément à pervertir le système. En regard, la comparution immédiate, qui reste certes critiquable, assure au moins la publicité de l'audience !

Et que restera-t-il dans le plaider coupable et dans les autres procédures du pouvoir d'appréciation du juge pénal lorsque M. Sarkozy ­ qui s'affirme aujourd'hui clairement comme le vrai ministre de la justice ­ aura réussi, au mépris du principe de la personnalisation des peines, à introduire dans le code pénal des peines plancher en cas de récidive ? Les magistrats seront-ils réduits à être des distributeurs automatiques de peines ?

Ce texte, qui renforce ainsi considérablement les pouvoirs du parquet et de la police judiciaire, au détriment du juge des libertés et surtout du juge d'instruction, va donc conduire à un basculement de notre procédure vers le modèle accusatoire à l'américaine, aboutissant à une justice inégale entre ceux qui auront les moyens de s'offrir une défense efficace et les autres qui pourront se retrouver broyés par la machine judiciaire. La procédure pénale française se voulait équitable et contradictoire à toutes ses étapes. Pour plusieurs centaines de milliers d'affaires jugées chaque année, l'exercice de nombreux droits est modifié. Il en est ainsi même du droit à un procès équitable dans sa phase policière comme dans sa phase judiciaire. A la multiplication des infractions floues dites de criminalité organisée se surajoute un dédoublement des procédures avec brouillage des repères et insuffisante garantie des droits de la défense.

Les transferts de compétence du siège au parquet et du parquet à la police conduisent à une confusion des rôles. La conséquence inéluctable de l'ensemble de ces bouleversements sera une inflation carcérale sans précédent, d'autant plus grave que l'état lamentable des prisons en France est unanimement dénoncé, y compris par les parlementaires dans leurs deux rapports de l'année 2000. C'est faire fi, en outre, des recommandations les plus récentes sur l'emprisonnement adoptées par le Conseil de l'Europe à l'unanimité des Etats membres.

Personne ne nie la nécessité de procédures plus rapides et plus adaptées, toutefois dans le respect des règles du procès équitable : publicité des audiences, règle du contradictoire, protection des droits de la défense. Ce sont les libertés qui sont menacées. Il en va de la dignité de la justice française. Il en va tout simplement du respect des principes qui sont ceux d'une démocratie digne de ce nom.

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