Une autre ambition pour l'Europe

Michel Vauzelle



Point de vue signé par Michel Vauzelle, président du conseil régional de Provence Alpes Côte d'Azur, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 8 octobre 2004.
 
La construction européenne est un formidable projet. Elle a été portée par les citoyens et par les peuples de l'Europe quand elle répondait à des objectifs éthiques et politiques fondamentaux. L'Europe a su construire la paix sur le continent européen. L'Europe a su construire un développement démocratique et un développement économique fondé sur la croissance, la solidarité, la répartition équitable des revenus. Mais nous sommes maintenant dans une période radicalement différente des années 80. Elle est marquée par la fantastique offensive d'un capitalisme mondialisé qui a imposé les trois commandements du « consensus de Washington » : privatiser, libéraliser, abaisser le rôle des Etats.

C'est par rapport à cette nouvelle période historique qu'il convient de lire ce projet de traité. Il faut se poser la seule question que les socialistes doivent se poser : l'Europe que dessine le traité nous donne-t-elle les moyens de lutter contre l'ultralibéralisme et de construire un autre monde ? Ma réponse est non. Et cette réponse n'a rien à voir avec des considérations de politique intérieure française.

Ce n'est pas l'Europe qui est en cause. C'est le projet de « traité établissant une Constitution pour l'Europe ». Ceux qui, à gauche, défendent la position du non sont, autant que les partisans du oui, viscéralement attachés à la construction européenne. Quatre raisons justifient mon choix.
    1°) Une Constitution, ce sont des principes et une règle de fonctionnement que se donnent les peuples pour « vivre ensemble ». De cette Constitution, l'Europe a besoin. Mais une Constitution n'a pas à fixer « une idéologie » comme le socle « du vivre ensemble » ni « des politiques » qui doivent pouvoir évoluer en fonction des majorités que les peuples se donnent. En constitutionnalisant, dans sa troisième partie, « des choix politiques », le traité dépasse très largement le cadre qui lui était dévolu. Même si ces politiques sont déjà en place, ce qui change fondamentalement, c'est que ces politiques, définies à un moment donné par des pouvoirs politiques donnés, deviendraient constitutionnelles, c'est-à-dire au-dessus des lois et non révisables en raison de la règle de l'unanimité de l'art. IV.7.

    Certes, ces deux premières parties du traité contiennent surtout la charte - des avancées importantes en matière de reconnaissance des droits fondamentaux, des droits sociaux, de la lutte contre les discriminations (art. II-1 à II-53), de démocratie participative (art I-46), de reconnaissance des Régions ou de renforcement de la subsidiarité. Mais, prises dans l'ensemble du texte, ces deux premières parties prennent un autre sens contradictoire avec la troisième partie. Les conditions d'application de la charte sont très restrictives puisqu'elle ne s'applique qu'aux compétences spécifiques de l'Union (art. II.51). Elle est explicitement subordonnée aux autres dispositions du traité, pour tout ce qui concerne les politiques économiques, sociales dans la troisième partie (art. II.52). Pour que la Constitution garantisse réellement les droits de chacun des Etats membres de l'Union, encore faut-il que chacun soit respecté de manière équitable. La concurrence suppose que chacun des partenaires soit en mesure d'affronter la concurrence.

    2°) La Constitution européenne permet-elle de lutter contre la globalisation et la mondialisation financière ?
    La réponse est non. L'article I.4 rappelle un des principes de l'Union : «la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux à l'intérieur de l'Union». Mais le traité va beaucoup plus loin lorsqu'il aborde la question des politiques. L'article III.45, renforcé par les articles III.46, III.47.3, III.48, proclame en effet que « les restrictions tant aux mouvements des capitaux qu'aux paiements entre Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites ». Autrement dit, l'Europe interdit les limites à la circulation des capitaux à l'échelle mondiale. Comment oser parler alors d'une quelconque « taxe Tobin » ? Dans ces conditions, le projet de Constitution s'inscrit dans une logique où les délocalisations à partir de la libre circulation des capitaux sont considérées comme « normales », sans jamais tenir compte des conditions sociales de production dans les pays extérieurs.

    Quant aux délocalisations d'entreprises à l'intérieur de l'Union, elles ont toujours été encouragées en son sein au nom des principes de cohérence économique et sociale et de développement des pays ou des régions en retard de développement. C'est l'objet des fonds structurels. Ces principes sont justes. Ils ont permis le développement de nos pays et de nombreuses régions. Doit-on refuser aux nouveaux entrants ce qui a été donné aux anciens ? Certainement pas. Mais l'intégration de dix nouveaux pays, et peut-être plus demain, dont les niveaux de vie et les conditions de production sont très différentes des nôtres, donne une nouvelle dimension à ces principes. Dans la période et les cas précédents, la volonté de développement économique s'accompagnait d'une volonté de rejoindre le modèle social européen. Aujourd'hui, la volonté de développement accéléré des pays de l'Est s'accompagne d'une volonté de construire des économies capitalistes sans tenir compte du modèle social européen.

    3°) Le traité fait-il avancer l'Europe sociale ?
    Non. Derrière l'idée d'Europe sociale, telle que les socialistes l'ont toujours défendue, il y a la volonté de donner aux citoyens de l'ensemble des Etats membres des droits considérés comme fondamentaux et constitutifs de l'identité européenne. Bien sûr, il faut tenir compte des situations et donner du temps au temps. Encore faut-il affirmer « des principes européens » qui guident les Etats. Ce n'est nullement le cas. L'article II.15.1 sur le droit de travailler stipule que « toute personne a le droit de travailler et d'exercer une profession librement choisie ». L'ambition sociale pour l'Europe est d'affirmer le droit au travail qui n'a rien à voir avec le droit de travailler qui va de soi. L'article II.34 sur la sécurité sociale et l'aide sociale reconnaît les services sociaux lorsqu'ils ont été créés par les Etats, mais il n'oblige en rien les Etats à se conformer peu à peu à ces droits sociaux quand ils n'en disposent pas. C'est la négation de l'Europe sociale et la porte ouverte au «dumping social», conforté par les articles III.103 et III.104 qui stipulent que les lois ou les lois-cadres visant à harmoniser les politiques sociales doivent être adoptées à l'unanimité.

    4°) La Constitution européenne permet-elle de lutter contre le « dumping fiscal » ?
    Non. Non seulement elle ne le permet pas, mais encore, d'une certaine manière, elle l'encourage. Un des objectifs de l'Union est la construction du marché intérieur, défini par l'article III.14.2 : « Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions de la Constitution. » Encore faudrait-il que ce marché intérieur fonctionne selon des règles communes. Or les disparités fiscales relatives aux taxes sur les chiffres d'affaires constituent un facteur essentiel dans la localisation des entreprises. La règle de l'unanimité en matière fiscale (article III.62) interdit en fait toute harmonisation qui serait préjudiciable aux pays à faible fiscalité. C'est évidemment une incitation aux délocalisations. On aurait pu imaginer alors que, pour faciliter l'ancrage des entreprises sur des territoires, la possibilité pour les Etats ou les collectivités de verser des aides aux entreprises serait introduite. Or, elle est exclue par l'article III.56.

Nous entrons, en ce début de XXIe siècle, dans une nouvelle période de l'histoire. Nous voulons une grande ambition pour l'Europe enfin réunie. Face à la menace de la mondialisation ultracapitaliste, l'Europe a un rôle exceptionnel à jouer pour imposer des mécanismes de régulation, concernant les conditions sociales, le développement démocratique, le commerce, les normes, bref tout ce qui constitue un modèle de développement.

Notre non n'est pas un non à l'Europe, c'est un acte de résistance pour fonder une autre Europe. Cela demande qu'on dise non pour se remettre à l'ouvrage d'ici à 2009. Cinq ans, est-ce si long quand on mesure le chemin parcouru depuis 1957 ? Nous n'avons pas le droit de diviser la gauche française. Nous n'avons pas le droit de désespérer des peuples qui attendent de la France un autre message que celui de la résignation, celui de la libération sociale et culturelle.
© Copyright Le Figaro

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