Inquiétudes et divergences occidentales

Discours de Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 24 décembre 2003


 
En cet automne 2003, l'optimisme ou l'angélisme des années 1990 n'est plus que l'ombre de lui-même.

En moins de trois ans, il a été cruellement démenti en rafale par la réalité, c'est-à-dire par l'effondrement fin 2000 du processus d'Oslo, l'élection de George W. Bush et l'affirmation souveraine de son " wilsonisme " botté (dixit Pierre Hassner), les affrontements de Durban (troisième conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, en août 2001), le 11 septembre 2001, la guerre anglo-américaine en Irak sans caution de l'ONU, la résurgence de divergences de fond entre Européens sur la politique étrangère, la réapparition à Cancun du vieil antagonisme Nord-Sud.

Après un départ en fanfare, le " IIIe millénaire " s'est crashé au décollage. C'est en Europe que la douche paraît la plus froide tant le contraste y est grand entre l'espoir, ou la conviction, de vivre dans un monde post-tragique, la fameuse " communauté internationale ", et la brutale réalité du monde. Comme si rien décidément ne devait changer. Idée trop pénible, démoralisante, qui amène certains esprits désemparés un peu partout dans le monde, et tout particulièrement en Europe, à espérer que les électeurs américains refermeront en novembre 2004 la " parenthèse " de l'administration Bush II. Comme si elle était la seule source de dysfonctionnement dans un monde idéal. Et qu'après cela le cauchemar cesserait. Calcul à bien des égards fragile, mais qui a pour fonction d'éviter d'avoir à se demander que faire vraiment face à des Etats-Unis-Gulliver bien décidés à ne pas se laisser re-entraver par les Lilliputiens du multilatéralisme, dans un monde dur et conflictuel où l'ONU s'avérerait durablement impuissante.

Pendant les années 1990 encore, les Etats-Unis prenaient des gants, superpuissance ou hyperpuissance légèrement condescendante mais quand même chaleureuse et courtoise. À l'époque de Bill Clinton et de Madeleine Albright, tout en se jugeant "indispensable" au monde, l'hyperpuissance s'excusait presque d'avoir atteint un tel niveau de puissance et soulignait que cela s'était fait sans qu'elle l'ait planifié. Elle prêtait jusqu'à un certain point intérêt à l'opinion de ses alliés et se montrait, dans les Balkans par exemple, capable de coopérer avec eux.

Alors que, depuis 2001, les Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Richard Perle, Irving et Bill Kristoll, Robert Kagan et autres n'ont guère facilité la tâche même aux plus dévoués et aux moins exigeants des amis de l'Amérique ! Il y a eu dans les premiers temps de l'administration Bush comme une sorte de jubilation machiste à réaffirmer à son de trompes la " destinée manifeste " de l'Amérique, son exceptionnalisme solitaire, d'annoncer la fin de la parenthèse multilatérale, de brocarder l'Europe, " fille de Vénus ", et ainsi de suite. D'où un désarroi profond non seulement chez les idéalistes qui avaient cru après la chute de l'URSS à l'avènement du droit international, mais aussi chez les orphelins de l'Alliance atlantique, longtemps idéalisée par eux comme une communauté de valeurs plutôt que comme une alliance militaire défensive de l'Atlantique nord contre la menace soviétique. Leurs messages de solidarité et d'allégeance à Washington, qui semble s'en moquer, restent sans réponse.

Ainsi, alors que les autorités françaises refusaient d'approuver la guerre américaine, invoquaient l'ONU et annonçaient un monde multipolaire, un sentiment d'identité occidentale et de commune destinée face à des menaces communes - l'islamisme, le terrorisme, les armes de destruction massive, peut-être un jour la Chine - a au contraire saisi une grande partie des élites françaises, et alimenté chez elles une angoisse, voire une panique devant cette fissure dans la solidarité atlantique. On pourrait au passage s'étonner de voir les sociétés les plus riches, mais aussi les plus puissantes jamais connues, les nôtres, elles-mêmes surarmées et détentrices d'armes de destruction massive ou de dissuasion nucléaire, s'angoisser à ce point pour leur sécurité, notamment eu égard au nombre de victimes réelles que peuvent faire les terroristes les plus déterminés.

Face à la montée de l'hostilité anti-Bush dans l'opinion française, la première réaction dans ces milieux préoccupés a consisté à dénoncer l'antiaméricanisme supposé premier, et viscéral, des Français pour discréditer ou tuer dans l'œuf les critiques contre la nouvelle politique américaine. Jean-François Revel a repris ce thème qui lui est familier. Bruno Roger a reconstitué avec érudition la généalogie de l'antiaméricanisme français et Yves Berger rappelé ses souvenirs d'enfant de la Libération. Mais l'antiaméricanisme français est-il bien le sujet quand l'organisation Pew Center enregistre partout dans le monde, sauf en Israël et au Koweït, et pas spécialement en France, des chiffres records d'impopularité américaine, voire de haine de l'Amérique ? Et qu'on ne peut plus nier l'existence aux Etats-Unis d'un courant francophobe ?

Pour d'autres, qui sonnent le tocsin, le soutien aux Etats-Unis, même ceux de Bush, ne se discuterait pas parce que nous serions dans le même camp, celui de la civilisation cernée par la barbarie, menacée par " le " terrorisme et " la " haine, évidemment islamistes même si cela n'est pas toujours précisé. C'est ce que nous ont dit, chacun dans son style, André Glucksmann, Alexandre Adler pendant un temps, Alain Finkielkraut, qui croit voir et dénonce une résurgence globale de l'antisémitisme, Bernard-Henri Lévy, qui a toujours sa musique propre. Dans leur majorité, les éditoriaux dans les grands médias français ont plus traduit cette tonalité soucieuse que les accents vaillants de la diplomatie française.

Cette inquiétude multiforme a alimenté bien des appels à la restauration des liens transatlantiques. Laurent Cohen-Tanugi a proposé que l'on conclue un nouveau partenariat. Claude Imbert a souhaité que " Mars et Vénus se remettent en ménage ", car " cette peste - l'islamisme - ne fera pas le détail entre les deux postures d'un Occident exécré " ; d'autres encore.

Oubliée la " communauté internationale " : une partie des Français se sent " occidentale " plus qu'universaliste. Cette position postule que les " Occidentaux " forment un ensemble homogène menacé et font la même analyse de ces menaces et de la façon de les conjurer, que l'écart entre les mondes américain et européen n'est pas irrémédiable et peut se réduire, que la politique de l'administration Bush peut se comprendre, qu'elle peut d'ailleurs être remplacée ou corrigée, et que de part et d'autre il se trouvera des responsables intéressés par un nouveau partenariat. Peut-être. Mais l'inverse est plausible : tous les " Occidentaux " peuvent ne pas se sentir tels ; les divergences transatlantiques peuvent s'amplifier et s'indurer - par exemple en ce qui concerne l'emploi de la force et le rapport à la loi internationale ; même avec un autre président, les Etats-Unis peuvent rester durablement souverainistes et unilatéralistes. Ils peuvent continuer à juger inutiles de vrais partenaires, même européens, inutiles puisque " la mission détermine la coalition ".

Et quand bien même les Etats-Unis seraient prêts à traiter avec un partenaire, les Européens, qui hésitent tant à endosser le poids de la puissance, le pourraient-ils, le voudraient-ils ? Pour répondre par l'affirmative, il faudrait que ceux-ci, accomplissant sur eux-mêmes un effort considérable, parviennent à se mettre d'accord sur un projet raisonnable de puissance, et imposent aux Etats-Unis, dans les faits, de les prendre en considération. Aujourd'hui, à part quelques gadgets, il n'y a pas les fondements politiques d'un tel accord.

Pour l'Amérique qui vient, l'Europe n'est perçue ni comme une menace, ni comme un enjeu, ni comme une solution. Restent alors les souvenirs, la nostalgie des cousinages, le lien particulier avec la Grande-Bretagne, l'art de vivre, la culture, ressorts insuffisants.

Mais, sauf guerre ouverte entre la civilisation occidentale et les autres, le plus probable est que l'analyse des menaces et des situations dans lesquelles elles s'enracinent, de leur hiérarchisation, de la meilleure façon de les parer et de les extirper ne sera plus jamais tout à fait la même des deux côtés de l'Atlantique. Cela se voit déjà sur " le " terrorisme. Cela n'exclut pas les coopérations, mais les menaces envisageables aujourd'hui ne suffiront pas à recoller les deux rives de l'océan à la manière d'un ciment. Les propositions de refondation atlantiste ont, pour des raisons tant américaines qu'européennes, de fortes chances de rester lettre morte ou de ne parvenir qu'à des résultats frustrants pour leurs auteurs (...).

Je pense que deux questions plus importantes encore pour l'avenir du monde sont en partie masquées par ces controverses " stratégiques " si prisées : la relation entre l'Occident et les autres, les menaces sur la biosphère.

Je ne néglige pas la question de savoir si de part et d'autre de l'Atlantique va se reconsolider une communauté de valeurs et stratégique. Mais, plus largement, je me demande si l'Occident dans son ensemble va réussir à imposer sa loi au reste du monde, ou s'il devra composer. Je m'explique. Les Occidentaux sont aujourd'hui profondément divisés entre Américains et Européens quant au recours à la force et à la loi internationale. Les Européens d'aujourd'hui récusent la voie militaire, surtout si les formes ne sont pas respectées. Dans leur quasi-totalité, ils communient dans la phobie de la force. Mais, mis à part cette divergence qui les oppose aux Américains sur les moyens, ils trouvent justifié d'employer toute la panoplie des incitations, pressions, remontrances, chantage à l'adhésion ou à l'aide, ingérences, sanctions, envers les peuples et les pays politiquement ou économiquement " en retard ".

Ils pensent, comme les Américains, que leur devoir est de propager partout, sans états d'âme, la démocratie occidentale et l'économie libérale de marché (malgré les efforts des sociaux-démocrates, sur la défensive, pour corriger ou encadrer ce second point). Tout simplement parce qu'ils ne sont pas moins convaincus que les Américains de la supériorité de leurs valeurs, même s'ils sont gênés quand c'est dit trop crûment, par exemple par un Silvio Berlusconi qui parle maladroitement de valeurs " occidentales "au lieu de " universelles ".

Le rejet commode de la politique de George Bush masque ces convergences. Il n'empêche qu'en dehors de l'Occident beaucoup de peuples y voient la poursuite d'un mouvement millénaire d'expansion européenne puis occidentale qui a débuté avec les croisades et s'est poursuivi avec l'évangélisation, la colonisation, l'ouverture des marchés et maintenant la démocratisation et la modernisation des normes de toutes sortes, favorables aux entreprises occidentales. Cette vision nous énerve, mais elle est solidement installée.

Sous cet angle, Bush est une caricature de l'Occident, pas une aberration. Si on réfléchit sur la longue durée, on peut avoir des doutes sur la profondeur et la pérennité de cette occidentalisation universelle en cours. Est-ce que les forces profondes du monde vont dans ce sens ? Certes, la puissance combinée des Américains et des autres Occidentaux est actuellement, et à vue humaine, colossale. Mais va- t-elle obtenir des immenses masses chinoises, arabes, indiennes, africaines et autres plus qu'un alignement mimétique, superficiel et transitoire des modes de vie et de communication, de l'habillement et de l'alimentation ? Plus que l'engagement intéressé, dans chaque pays, de l'infime pourcentage américano-globalisé de la population ? Nous, Occidentaux, avons oublié notre passé, celui que restitue l'irréfutable Livre noir du colonialisme (sous la direction de Marc Ferro, chez Robert Laffont), avec un peu de repentance, beaucoup d'amnésie et d'autoamnistie ; les autres, non. Bien sûr, le rouleau compresseur de l'économie de marché et la force abrasive et amnésiante de la communication peuvent extirper, pour le meilleur et pour le pire, les racines identitaires. Après tout, l'histoire est un cimetière de civilisations englouties. En sens inverse, on a vu la Grèce resurgir intacte après des siècles de domination de l'Empire ottoman, l'orthodoxie russe renaître après le communisme, la mémoire chinoise refaire surface. On voit résister des nations et des Etats. Et les mêmes techniques qui nivellent peuvent aussi protéger, préserver, trans-mettre. Si l'on raisonne dans la longue durée, le doute est au moins permis.

Dans un cas, il n'y aura effectivement plus un jour, à la surface de la planète, qu'une seule civilisation syncrétique à dominante occidentale et technique qui n'aura laissé survivre que des variantes culturelles et linguistiques mineures, locales et pittoresques. C'est sans doute ce dont est convaincue, et satisfaite, la majorité des Occidentaux, mis à part la très petite minorité qui craint vraiment que l'extrémisme islamiste ne menace avant cela la liberté du monde occidental, et à l'opposé l'autre petite minorité qui ne veut pas succomber à notre hubris.

Mais dans l'autre cas le monde arabe, qui attend sa revanche, le monde africain, qui s'effrite, les mondes chinois et russe, qui rêvent de retrouver leur dignité et leur puissance, mettront un jour le monde occidental sur la défensive sur les règles du jeu dans le monde de demain. Si nous refusons cette perspective, il nous faudra avant fonder une vraie communauté internationale. Il y faudra des compromis territoriaux (immigrations / mouvements de population), politiques (redistribution du pouvoir dans les institutions internationales), culturelles (redéfinir de façon universelle les vraies valeurs communes), économiques (corriger l'écart riches / pauvres et transformer la notion de progrès pour que la planète survive).

J'en viens précisément à l'écologie. J'en parle ici, ce qui peut surprendre, parce que j'estime qu'il serait temps pour ceux qui ont pour métier de penser les rapports de forces et l'avenir du monde d'introduire cette dimension dans le champ de la géopolitique. D'abord parce que, si les scientifiques ont raison à propos du réchauffement, ce phénomène ne peut pas ne pas provoquer de considérables mutations agroalimentaires, démographiques, sanitaires, économiques et donc politiques. S'il se confirme que l'humanité ne pourra arrêter l'engrenage qui la menace sans remettre en question l'insatiable consommation d'énergie qui est la sienne depuis ce que l'on appelle le progrès, on devine la violence des tensions, voire des conflits, qui en découleraient à l'intérieur de chaque pays et entre les diverses zones du monde pour répartir les sacrifices nécessaires à la transformation radicale des modes de production.

Les Occidentaux et les autres pourront-ils se mettre vraiment d'accord sur les valeurs et les règles du jeu dans la communauté internationale de demain ? Comment gérer les affrontements prévisibles de la " géo-écologie politique " ? Ces deux questions surplombent toutes les autres. Si les Occidentaux sont désunis ou trop enivrés de leur supériorité, les risques sont grands. En revanche, on pense à la force qu'aurait un partenariat euro-américain entièrement nouveau et équilibré pour les affronter. Il serait d'autant plus nécessaire que d'autres pôles se formeraient. Il serait utile même dans le cadre d'un multilatéralisme renforcé. Il pourrait avoir une influence extraordinaire sur le monde. Bien sûr, il suppose que les Etats-Unis maîtrisent leur puissance et que les Européens assument la leur.
    La version intégrale de cet article est publiée par la revue Commentaire, no 104, hiver 2003-2004.


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