Réponse
à Joschka Fischer

Hubert Védrine



Point de vue signé Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, publié en juin 2000
 
Cher Joschka,

j'ai lu attentivement le discours que tu as prononcé à titre personnel le 12 mai à l'université Humboldt de Berlin sur les finalités de l'Union européenne et son horizon institutionnel. Comme je l'ai aussitôt déclaré, j'ai trouvé cette démarche bienvenue et opportune. Depuis que je suis devenu ministre des affaires étrangères, en juin 1997, j'ai en effet considéré que l'opinion européenne ne mesurait pas assez les conséquences des élargissements à venir de l'UE et qu'il n'était que temps d'examiner la meilleure façon d'y faire face. Je voudrais maintenant te faire part de mes réflexions personnelles à ce sujet.

Comment faire fonctionner une Europe à trente ou plus ? Dès notre première rencontre, en novembre 1998, j'avais posé cette question et indiqué qu'à mon avis, ce défi allait bientôt dominer tout l'horizon de l'Europe. A cette question, il ne peut pas y avoir de réponse improvisée ou bâclée, ni même simplement ingénieuse. Elle ne pourra procéder que d'un débat véritable, loyal, complet et démocratique. Personne ne peut a priori prétendre détenir la clé. Il était temps que ce débat s'engage. (...)

Plusieurs responsables politiques européens, actuels ou anciens, pensent que, pour éviter la paralysie, il faut aller plus loin, et ont ainsi proposé ces dernières semaines que les pays décidés à accomplir un grand bond en avant dans l'intégration politique créent ensemble un « noyau dur », ou une « avant-garde ». Cela revient à admettre l'idée, longtemps combattue avec véhémence, d'une Europe à deux vitesses. C'est dans cette perspective que tu t'es inscrit, après Jacques Delors et d'autres, en proposant que soit constitué, par étapes, un « centre de gravité » qui deviendrait un jour le noyau d'une future fédération.

A la veille de sa présidence, la France n'est pas dans la même situation que les autres Etats membres.

Lancer des idées sur l'Europe à long terme et présider utilement l'Union, au moment, en plus, où il va falloir conclure la difficile réforme des institutions, ce sont deux choses également nécessaires, mais différentes.

Le rôle du pays qui préside est en effet de tout faire pour rassembler les Etats membres, autour de la solution la plus ambitieuse possible. Mais, compte tenu des règles de décision européennes, cette solution doit être consensuelle. On ne peut pas en même temps remplir cette responsabilité et mettre sur la table un projet qui a toutes les chances, comme on le voit déjà, de faire apparaître et d'attiser les divisions profondes entre Etats membres.

A Rambouillet, entre le président de la République, le premier ministre, le chancelier et les ministres concernés, nous n'avons pas eu de mal à nous mettre d'accord sur le fait que le préalable à tout nouveau progrès ultérieur est de réussir la CIG à Nice. Ce qui ne veut pas dire la conclure à n'importe quel prix. En effet, si les Quinze devaient ne pas parvenir, malgré les efforts de la présidence française et le plein soutien de l'Allemagne, à se mettre d'accord sur la repondération, la majorité qualifiée, la taille de la Commission et les coopérations renforcées, à quoi servirait-il de spéculer, voire de nous opposer sur ce que deviendrait l'Europe dans dix ou vingt ans ? La CIG est le test de la volonté de réformes des Européens.

Comme on a pu le constater à travers les déclarations d'un certain nombre de commentateurs et d'hommes politiques français, non seulement l'idée de fédération ne fait plus peur, mais elle exerce même une certaine séduction. Cela paraît audacieux, cela paraît simple, cela paraît efficace pour conjurer le spectre de la paralysie. Beaucoup de réticences ou d'arguments hostiles paraissent comme dépassés à l'heure de la mondialisation. De plus, des éléments de fédéralisme existent déjà, par exemple la Cour de justice, l'euro. Donc, pourquoi pas ? Cependant, cet état d'esprit et cette sympathie diffuse ne justifient pas que les principaux responsables politiques d'un pays souscrivent sans un examen très approfondi à une perspective aussi radicalement bouleversante, d'autant que les solutions fédérales proposées par les uns et les autres diffèrent sur des points essentiels.

C'est pourquoi la meilleure façon de procéder, à ce stade, me semble être d'éviter les controverses théoriques sur les divers sens du mot « fédéralisme », de formuler les questions précises qui viennent à l'esprit pour mieux cerner les points à éclaircir, et de rechercher les meilleures réponses possibles en soupesant démocratiquement leurs avantages et leurs inconvénients. C'est ce que je tente dans les lignes qui suivent :

 Comment choisir les membres de l'éventuel noyau dur ? Peut-on imaginer que la liste soit déterminée a priori ? C'est ce que faisait le document Lammers-Schauble de 1994, erreur que tu ne répètes pas. Faut-il décréter qu'il s'agirait des six pays fondateurs ? Mais déjà certains pays qui ne font pas partie des six de départ ont fait savoir qu'ils entendaient être membres de tout noyau dur. Il y a une autre hypothèse : faire des onze pays de l'euro le noyau dur. Mais ces onze seront un jour douze, quatorze, ou plus, ce qui est beaucoup pour un noyau. Un renforcement de la coordination politique et économique de ces pays de l'euro est une nécessité absolue, mais cela n'entraînera pas automatiquement une intégration politique renforcée. Ainsi, l'espace de l'euro n'est pas celui de Schengen, ni celui de l'Europe de la défense. La solution la plus commode pourrait être le volontariat et le libre accès à un noyau ouvert. Mais si tout le monde veut en être, est-ce encore un noyau et en quoi irait-il plus loin que les autres ?

 La seconde question est encore plus décisive : Quelles seraient les compétences éventuellement dévolues au niveau fédéral, pour faire quoi, gérées par quelles institutions ? Et, par voie de conséquence, quelles compétences garderaient les Etats-nations ? J'ai bien noté que tu avais pris à juste titre la précaution de rappeler qu'il n'était pas question de faire disparaître les Etats-nations, car tu es conscient que beaucoup d'Européens demeurent profondément attachés à ce cadre de l'identité et de la vie démocratique. Pour la France, entre autres, c'est essentiel.

Mais, dès lors que l'on envisage d'élire, au suffrage universel, un président fédéral qui mènerait la politique étrangère et de défense de la Fédération sous le contrôle du Parlement de la Fédération, que reste-t-il à terme à l'Etat-nation ? Quel rôle conserveraient les chefs d'Etat et de gouvernement des pays qui seraient entrés dans cette Fédération ? Pour parler crûment, combien de temps y aurait-il encore un président de la République et un premier ministre en France, un chancelier en Allemagne, un chef de gouvernement dans les autres pays ? C'est là où le débat, aujourd'hui masqué, doit devenir explicite. Il ne suffit pas d'affirmer qu'on veut et qu'on peut concilier la création d'une fédération et le maintien des Etats-nations. Dans un esprit de subsidiarité, il faut voir si l'on peut déterminer exactement ce qui doit rester, ou redevenir, géré au niveau national, puis ce qui le serait au niveau fédéral.

Cette délimitation est indispensable. C'est effectivement le propre d'une fédération de l'organiser, et ceux qui préconisent une Constitution pour l'Europe ont également cet objectif.

Mais, là aussi, le débat doit être clair ; s'agit-il simplement de codifier le partage des compétences entre fédération et Etats membres, ou bien la fédération implique-t-elle des transferts de souveraineté majeurs dans de nouveaux domaines, et, si oui, lesquels ? La justice ? La police ? La défense ? La politique étrangère ?

 Cela amène à la question de la nature du gouvernement, de l'éventuel gouvernement. Serait-il bâti sur le modèle de la Commission telle que nous la connaissons aujourd'hui - conception fédéraliste classique ? Dans ce cas-là, nous ne manquerions pas de retrouver les problèmes que nous connaissons bien : légitimité, transparence, efficacité, contrôle politique. Ou émanerait-il des gouvernements nationaux, comme l'actuel conseil des ministres, hypothèse d'une sorte de fédéralisme intergouvernemental, option que tu as introduite dans ton discours, notamment après nos conversations et qui serait plus acceptable de notre point de vue ? Serait-ce une reprise au niveau fédéral de l'actuel binôme commission-conseil ? Tout cela est à clarifier.

Question connexe : quel Parlement contrôlerait ce gouvernement fédéral ? Le Parlement européen actuel ? Les Parlements nationaux ? Une double Chambre comme tu le proposes, l'une d'entre elles étant composée d'émanations des Parlements nationaux, idée intéressante à approfondir ?

 J'en viens à la question de l'articulation des différents niveaux de pouvoir en Europe. Aujourd'hui, il y en a trois. Dans l'hypothèse d'une fédération, préservant les Etats-nations, il y aurait au moins quatre niveaux de pouvoir en Europe : les collectivités territoriales (elles-mêmes à plusieurs niveaux) ; les Etats-nations, avec leur exécutif, leur législatif et leur dispositif juridictionnel ; la fédération, avec son président, son gouvernement, son Parlement ; l'Union européenne élargie, avec toujours son Conseil, sa Commission, son Parlement, sa Cour de justice.

Alors que les opinions européennes demandent plus de clarté, de simplicité et de lisibilité, ce que certains expriment en demandant la rédaction d'une Constitution qu'ils espèrent clarificatrice, on en arriverait à un empilement de structures et un enchevêtrement de compétences vraisemblablement plus inextricable encore qu'aujourd'hui.
Cette duplication des institutions serait vite insupportable, et la difficulté se résoudrait alors par la disparition du niveau national. Il faut en être conscient, car cela pose évidemment à la plupart des Etats nationaux existants et à leurs peuples un vertigineux problème identitaire et démocratique : n'oublions pas qu'en Europe, contrairement aux Etats-Unis, il y a des nations. On peut aussi espérer, tu le laisses entendre à la fin de ton discours, qu'un jour la fédération se confondrait avec toute l'Union, mais cela paraît très irréaliste.

Aujourd'hui, je pense que réussir la CIG, notamment en assouplissant radicalement les coopérations renforcées possibles, première étape de ton plan, est la meilleure façon de redynamiser l'Union, de lui redonner une vision dynamique de son avenir institutionnel tout en fournissant les instruments des progrès ultérieurs, y compris les plus ambitieux. Et cela sans faire éclater toutes les contradictions européennes ni transformer un malaise institutionnel en crise. C'est aussi le moyen de donner à ceux qui voudraient vraiment aller plus loin dans l'intégration politique le temps de s'y préparer. C'est ce que je propose que nous fassions. Nous verrons vite quels pays seront intéressés par une ou des coopérations renforcées dans des domaines-clefs.

Je pense que le nœud de la réflexion, ce sont les concepts de fédération et de fédération d'Etats-nations. S'agit-il au bout du compte d'une seule et même chose, le fédéralisme classique ? Dans ce cas, nous allons vers un blocage. Ou au contraire, le concept de fédération d'Etats-nations, voie originale qu'a ouverte Jacques Delors et que tu empruntes à ton tour, porte-t-il en germe une solution différente qui répond de façon satisfaisante aux questions précitées ? C'est une piste à explorer.

Ce n'est qu'en débattant de tout cela longuement, ouvertement et loyalement entre nous, Français et Allemands, mais aussi sans exclusive avec tous les autres Européens concernés, que nous arriverons à mieux cerner les questions essentielles et les questions annexes, à séparer les solutions possibles et celles qui seraient impraticables. De toute façon, celles qui nous permettront de résoudre finalement cette quadrature du cercle seront originales, car rien de ce qui s'est fait, de ce qui a marché dans la construction européenne ne correspondait à un schéma préétabli.

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