Passage progressif au vote à la majorité qualifiée
Congrès de Dijon - 16 mai 2003

Discours de Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères
Congrès de Dijon -  débat général sur l’Europe et la mondialisation


 
Chers amis, chers camarades,
les minutes sont précieuses, je ne vais parler que de deux sujets, et sur le second je risque de ne pas dire ce qu’espère la majorité d’entre nous, mais je voudrais alimenter la réflexion.

Sur le premier, l'administration Bush aujourd’hui est en train de mener une contre-révolution, ils veulent refermer la parenthèse multilatérale, tout ce qui a été élaboré depuis cinquante ans pour donner des règles au monde et sortir de la loi de la jungle. Ils imposent le fait accompli, quoi que nous disions.

Le point faible principal du camp de la paix, ça a été de donner l’impression, même si ce n’est pas son sentiment de fond, de vouloir défendre simplement le statu quo.
Or, le statu quo n’est pas tenable aujourd’hui, n’est plus tenable, il n’est plus acceptable, ni à l’ONU, ni en Europe, ni au Moyen-Orient. Mon message est très simple : pour tous ceux, et d’abord pour nous, qui n’acceptons pas ce retour en arrière et le fait accompli de l’unilatéralisme militaire américain, il faut opposer, non pas le statu quo, mais un projet. Je propose que nous travaillions et que nous proposions une réforme de l’ONU qui n’a que trop attendu pour redonner à l’ONU et à son conseil de sécurité représentativité et légitimité. Il faut élargir le conseil de sécurité, il faut qu’il y ait, au conseil de sécurité, non seulement l’Allemagne, le Japon, l’Inde, mais un grand pays arabe, un grand pays africain, un grand pays latino-américain. Il faut faire rentrer le droit d’ingérence dans la charte, à la fois pour le légitimer et pour le canaliser, pour qu’il ne puisse pas être utilisé par une administration Bush au nom de la guerre préventive. Il faut redonner des règles aux mandats, aux tutelles, à ce que les Américains font dans les faits et que nous ne pouvons pas concevoir en dehors de la légalité internationale.

N’opposons pas à Bush le Statu quo mais notre vision d’un monde transformé, réformé, amélioré.

Sur le second point, sur l'Europe, écoutez-moi même si vous avez des sentiments différents. Notre parti a toujours été européen et internationaliste par refus du nationalisme qui avait engendré tant de tragédies. Il a toujours appelé au dépassement de ce qu’il est convenu d’appeler les égoïsmes nationaux, voulu aller vers une Europe de plus en plus fédérale et donc demander le vote à la majorité dans des domaines de plus en plus nombreux jusqu’à en faire une règle générale. Beaucoup espéraient, et espèrent toujours, qu’une Europe à la fois plus forte et plus généreuse à l’intérieur et à l’extérieur naîtrait de ces abandons de souveraineté. C’est cette attente, c’est cette confiance que traduit le ralliement de presque toutes les motions préparatoires à ce congrès, à la formule d’une Europe fédérale à la place de la formule de l’organe équilibré de fédération d’États nations. Cette Europe fédérale étant qualifiée de fédérale et sociale.

Eh bien, je crois, et je le dis avec gravité, que nous nous trompons en faisant ce pari. D’abord, n’oublions pas que nous sommes aujourd’hui dans une Europe à 25, c’est légitime, je n’y reviens pas. 25, nous serons un jour 30 et plus. Les idées qui dominent dans cette Europe n’ont rien à avoir avec celles qui dominaient l'Europe à 6, à 9 ou à 12. Pourtant, même ceux qui redoutent le plus pour l'Union les conséquences de cet élargissement massif, et il y en a parmi nous, n’ont pas trouvé d’arguments convaincants pour retarder l’entrée de ces dix européens démocratiques et qui ont fait les réformes demandées, douloureuses. Ensuite, plusieurs événements récents ont confirmé que les positions de la France, et a fortiori celles de la gauche française, plus ambitieuses, sont minoritaires au sein de l'Union européenne actuelle dans beaucoup de domaines très sensibles : l’exception et la diversité culturelle, l'Europe puissance, une politique étrangère vraiment européenne, les services publics, le social en général, passer aujourd’hui au vote à la majorité dans ces domaines alors que nous aurons environ 9 % des droits de vote dans l’Union élargie, verrait triompher, non pas une Europe fédérale et sociale, mais une Europe fédérale, mais une Europe libérale, pacifiste et atlantiste.

Que dirons-nous après à nos électeurs ? Que nous n’avions pas voulu cela ? Je connais les objections que l’on apporte en général à cette remarque. Nous plaiderons énergiquement pour nos idées, nous allons convaincre, nous conclurons de nouvelles alliances, ayons confiance en nous, etc.

Mais c’est ce que nous n’avons jamais cessé de faire, les autres européens connaissent parfaitement nos positions, comme les nôtres elles résultent de leur histoire, de leur vision du monde et de la société, de leurs intérêts et ne se modifient pas comme ça, même quand si ce sont des gouvernements socio-démocrates.

Certes, dans les négociations, on peut passer des compromis, obtenir d’être soutenus sur un point en échange d’une concession, mais on ne peut pas le faire sur tous les points essentiels que j’ai énumérés, on ne peut pas le faire en même temps.

Donc, en conclusion, on peut préconiser le vote à la majorité et l'Europe fédérale si on place l'Europe avant toute autre considération politique, c’est respectable, toute autre considération économique ou sociale parce qu’à ce moment-là elle est en fin une soi et pas un moyen. Il faut être prêt à y sacrifier notre programme, mais on ne peut pas dire qu’on veut le fédéralisme et le vote à la majorité pour faire triompher au niveau européen nos idées minoritaires, ce n’est pas cohérent, pas maintenant, pas dans le pire des contextes international et européen que nous ayons connu depuis longtemps. On ne peut pas se méprendre par exemple sur l’unanimité des opinions contre la guerre en Irak, elle a traduit le refus de la force et non pas l’aspiration et l’Europe du sens et on connaît les divisions quand on regarde de plus près ces positions. Seule une minorité d’Européens veut cette Europe puissance, et encore, dans cette minorité, nous ne sommes pas d'accord sur la position à prendre par rapport aux États-Unis qui est pourtant la question centrale. C’est pourquoi je ne me limite pas à ce constat, je préconise que, tout en accélérant le passage au vote à la majorité dans certains domaines, notamment économiques où on aurait déjà dû aller plus loin plus vite, nous n’acceptions pas le passage systématique au vote à la majorité dans tous les domaines et qu’au contraire nous nous ressaisissions d’un levier dans la négociation européenne en indiquant d’abord au sein du PSE que nous allons travailler activement à réunir les conditions politiques du passage progressif au vote à la majorité qualifiée.

Sur le social, sur la culture, sur la langue, sur la politique étrangère de l'Europe, pour renverser préalablement cette opposition minoritaire, qui ne disparaîtra pas par enchantement ou à travers des discours, et cela précisément parce que nous sommes ambitieux et non pas fatalistes pour l'Europe. Si nous sommes fatalistes, libéraux et atlantistes, oui, on peut passer au vote à la majorité, tout de suite. L’électorat qui se sent dessaisi par la mondialisation et l'Europe élargie et libérale, cet électorat qui nous a tant fait défaut il y a un an et qui reste largement à reconquérir, comprendrait je crois cette démarche.

Nous préserverions aussi les chances de faire naître un noyau dur, une avant-garde, des avancées innovantes qui, dans le cas inverse, seraient compromises parce que nous risquerions d’être sur un toboggan.

J’ai voulu apporter cet élément à notre réflexion à tous, il m’a semblé que cette question essentielle à l'Europe que nous voulons demain méritait une approche sans tabous.



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