Europe :
avancer les yeux ouverts

par Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 27 septembre 2002


 
Quel prix sommes-nous prêts à payer, nous Français, pour que l'Union européenne élargie à vingt-cinq membres soit dotée d'institutions vraiment efficaces ? Certains s'élèveront contre cette interrogation délibérément abrupte. L'Union européenne, objecteront-ils aussitôt, n'a jamais été un  "jeu à somme nulle ". Chaque fois que des appréhensions se sont exprimées, par exemple celles du patronat avant la mise en œuvre du marché commun, ou de nos agriculteurs à la veille de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal, elles se sont révélées infondées.

Soupeser le pour et le contre, ce serait s'interdire d'avancer, alors que le succès de l'euro aurait dû balayer définitivement de telles inquiétudes. Il n'y aurait aucune contradiction entre intérêts nationaux, avancées institutionnelles européennes et Europe forte. La question du prix à payer ne se poserait pas, le choix serait simple : l'audace ou la frilosité. Et pourtant elle se pose et se posera de façon insistante au cours des deux ou trois années qui sont devant nous, décisives pour l'Europe.

Car plus d'Europe politique signifiera sans doute dans le traité constitutionnel plus d'intégration, plus de compétences au niveau européen, une union s'exprimant d'une seule voix en lieu et place des Etats, y compris de la France, à l'extérieur. Cela mérite réflexion.

De deux choses l'une : ou bien nous acceptons, parce que nous estimons que l'ambition européenne prévaut sur toutes les autres ou parce que nous jugeons que le cadre européen est désormais le seul qui nous permette de défendre nos intérêts, de nous fondre progressivement dans cet ensemble. Et alors nous jouons à fond le jeu européen, le renforcement des institutions européennes et communautaires, la généralisation du vote à la majorité. Et nous en acceptons par avance toutes les conséquences.

Ou bien, considérant que nous ne pourrons pas préserver avec 9 % des voix au Conseil, 9 % des membres du Parlement, un commissaire sur 25, des positions et des politiques que nous jugeons fondamentales, nous refusons ce saut institutionnel.

Certains militants proeuropéens redoutent les conclusions éventuelles de ce débat. Ils postulent donc qu'avec de l'ambition et de l'énergie cette contradiction pourra être surmontée et rappellent que notre influence ne se mesure pas qu'en chiffres. C'est vrai jusqu'à un certain point. Mais chez nos partenaires, comme chez les candidats, ou comme chez nous, les constantes demeurent.

Sur la politique agricole commune, sur les politiques d'exception ou de diversité culturelle, sur les services publics, sur le statut de la langue française dans l'Union, sur une politique étrangère vraiment européenne, sur le concept d'une Europe-puissance sans même parler de la réforme des institutions, pour ne citer que les grands sujets, et même si nos positions évoluent, nous ne sommes pas majoritaires dans l'Europe à 15, encore moins dans celle à 25.

Je ne discute pas ici du bien-fondé des positions françaises sur chacun de ces sujets. Je veux seulement dire qu'on ne peut plus prétendre que de nouvelles avancées institutionnelles feraient mieux prévaloir dans l'Europe élargie les conceptions françaises que le système actuel. On ne peut plus soutenir que plus d'Europe conduira mécaniquement à plus de puissance. Si nous avons pu souvent obtenir le soutien de nos partenaires à certaines de nos positions originales, si notre capacité d'entraînement a été maintes fois démontrée, c'était aussi parce que nous pouvions jusqu'ici nous appuyer sur notre capacité de blocage dans le cadre d'un vote à l'unanimité, que nous gardions la faculté d'agir par nous-même ou de nous exprimer en propre et que, par conséquent, notre voix ne pouvait être ni minorisée ni négligée. Ce recours, ce levier disparaîtrait.

Ce disant, je ne me réfère pas, même implicitement, aux arguments défensifs et d'arrière-garde des antieuropéens. C'est aux pro-européens dont je fais partie que je m'adresse. Pour des raisons d'honnêteté intellectuelle et démocratique, j'estime que les Français doivent disposer de tous les éléments pour mesurer la portée du futur traité constitutionnel qui devrait leur être soumis par référendum, afin qu'ils puissent se déterminer en pleine connaissance de cause. Et pour cela les enjeux doivent être franchement énoncés.

Discuter du " prix à payer ", c'est annoncer la couleur, dire sans détour ce à quoi nous serions prêts à renoncer s'il le fallait. A la PAC ? Aux politiques de solidarité nationale ? A la politique culturelle ? A une cinématographie nationale ? Au français comme langue de travail ? A notre siège au Conseil de sécurité ? A un réseau diplomatique qui nous soit propre ? A l'autonomie de notre dissuasion nucléaire ? A l'idée d'Europe-puissance ? A autre chose ? A rien ?

Celui qui, faisant passer l'Europe avant tout, accepte de voir mises en minorité et donc abandonnées certaines positions françaises, parce qu'à ses yeux faire avancer l'Europe est plus important que maintenir telle ou telle position nationale, aussi emblématique soit-elle, celui-là est cohérent. Mais alors, si le jeu en vaut la chandelle, que son coût potentiel soit reconnu et la démarche assumée, que soit mené ensuite au sein de l'Union élargie, même en l'absence d'appuis institutionnels favorables, un lent et long travail de persuasion. Ce serait un investissement à long terme fondé sur le pari que les idées françaises pourront être le levain dans la future pâte européenne. Pourquoi pas ? Mais que donneraient les mécanismes qui fondent la cohésion européenne en matière de politique commerciale extérieure commune ou de monnaie transposés à des secteurs aussi intrinsèquement différents et aussi particuliers que la politique étrangère, la défense ou la politique culturelle ? Des positions fortes ou des synthèses molles autour du plus petit commun dénominateur ? Si nous voulons que nos renoncements soient créateurs et non pas vains, que le sacrifice des positions nationales donne naissance à une vraie Europe-puissance, cela méritera, dans le futur débat sur le contenu exact du futur traité constitutionnel, d'y regarder de très près.

En sens inverse, si la France devait s'opposer – avec d'autres – au passage au vote à la majorité ou à l'adoption de mécanismes de décision proprement fédéraux dans plusieurs domaines importants pour conserver une capacité d'action et d'expression propres ou ne pas se voir imposer des politiques qu'elle refuserait absolument, il faudrait qu'elle ait le courage de reconnaître que, dans ce cas-là, c'est l'Europe qui en paierait le prix, qui pâtirait en quelque sorte d'un manque à progresser.

A chaque nouvelle crise internationale où l'absence de l'Europe serait attribuée non pas à l'aboulie additionnée de chacun de ses membres mais au caractère supposé paralysant de ses institutions et du vote à l'unanimité, nous aurions à nous défendre d'avoir empêché, par égoïsme national, la constitution d'une Europe forte si nécessaire au monde. Sauf à proposer des mécanismes intergouvernementaux nouveaux et efficaces, des améliorations institutionnelles qui ne soient pas des gadgets et à démontrer qu'un ou des noyaux durs pourraient être créés sans faire exploser l'ensemble de l'édifice.

Les Français, comme les Allemands et les autres Européens, ont le temps d'examiner les termes du dilemme puisque la Convention sur l'avenir de l'Europe ne doit remettre ses conclusions qu'au printemps 2003, qu'une négociation intergouvernementale doit s'ensuivre et que ce n'est qu'après, en 2004 ou 2005, qu'ils seront appelés à se prononcer comme les autres Européens sur un traité constitutionnel.

Peut-être Valéry Giscard d'Estaing aura-t-il su d'ici là, avec les membres de la convention, concilier les contraires, concevoir pour l'Europe des mécanismes de décision efficaces qui préservent notre capacité à peser demain sur les orientations de cette Union élargie. Son engagement européen, son expérience, la hauteur de ses vues permettent de l'espérer. Peut-être à un moment donné – il faut l'espérer – les visions française et allemande auront pu reconverger. Mais cela n'empêche pas qu'il faille commencer sans attendre à scruter les diverses figures possibles de notre destin, non pas en refusant que les vraies questions qui dérangent soient posées, mais en exigeant qu'elles le soient.

Sur l'Europe, les Français sont très ouverts, et disponibles, mais ils attendent mieux que des slogans ou de la méthode Coué. Ils veulent qu'on leur dise pourquoi, comment, avec quelles conséquences et pour quels résultats. Il n'y a pas d'un côté l'audace, de l'autre la pusillanimité. Les étapes ultimes de la marche vers l'Europe unie doivent être franchies les yeux ouverts.


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