Constitution européenne :
un débat salutaire

Henri Weber



Point de vue signé par Henri Weber, député européen, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 11 octobre 2004.
 
Le débat qui traverse le PS et que ses militants auront à trancher le 1er décembre prochain intéresse tous les Français. Au-delà de l'appréciation de la Constitution soumise à référendum à l'automne 2005, il porte en réalité sur le projet européen lui-même.

Ce débat est nécessaire et urgent. Le fossé ne cesse de se creuser, en effet, entre ce que nous prétendons faire en Europe et ce que nous faisons réellement. Au cours de notre campagne électorale, nous avons affirmé que nous voulions construire une Europe-puissance, capable d'agir comme une force autonome sur la scène internationale ; une Europe sociale à même de défendre et de développer un modèle forgé par deux siècles de luttes du mouvement ouvrier ; une Europe démocratique et humaniste, en mesure d'accomplir un nouveau bond en avant dans la civilisation. En réalité, on le sait : l'Europe est un géant commercial, mais un nain politique, une zone de croissance molle et de chômage élevé, incapable de protéger ses salariés contre les effets dévastateurs de la désindustrialisation et des délocalisations. Les citoyens européens sont de plus en plus conscients de ce hiatus croissant qui existe entre le discours et la réalité. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de la montée de l'abstention aux élections européennes - 57 % en juin 2004 - et du score des partis nationalistes. Si l'on veut éviter que le désenchantement des classes populaires ne se transforme en hostilité et en vote pour un non europhobe, il faut redresser le cours de la construction européenne, réorienter sa trajectoire.

La méthode des élargissements successifs, sans réforme appropriée des institutions, mène l'Europe à la dilution, à l'impotence et à la régression sociale. Les libéraux exploitent cette fuite en avant territoriale pour promouvoir leur politique de dérégulation, de déréglementation, d'atteinte aux services publics, de précarisation du salariat. Les atlantistes en usent pour fondre la défense européenne dans l'Otan et arrimer la politique étrangère de l'Europe à celle des Etats-Unis. Force est de constater qu'au cours des dix dernières années, c'est le projet anglo-saxon d'une Europe-espace, vaste zone de libre-échange, régulée par la concurrence «libre et non faussée», sous la protection et sous la direction des Etats-Unis, qui a marqué des points. Si l'on veut réellement construire une Europe-puissance, une Europe sociale, une Europe démocratique, il faut changer de pied : mettre un terme aux élargissements récurrents sans approfondissement, et promouvoir au contraire une stratégie de différenciation interne de l'Union et de construction de son pourtour. C'est la stratégie des trois cercles concentriques, esquissée par François Mitterrand, et reprise aujourd'hui par Laurent Fabius : les « coopérations renforcées » et les politiques communes feront émerger un «premier cercle» rassemblant les pays qui souhaitent aller plus vite et plus loin dans le sens de l'intégration – les six Etats fondateurs plus certains pays de la zone euro. Le dynamisme de cette «avant-garde» entraînera un «deuxième cercle» composé des nouveaux Etats membres de l'Est et de ceux des anciens membres qui ne veulent pas forcer le pas. Un troisième cercle enfin rassemblera les pays du pourtour européen - Turquie, Maghreb, Moldavie, Ukraine... - liés à l'UE par des accords de partenariats privilégiés.

C'est dans ce contexte qu'il convient d'apprécier la Constitution soumise dans un an au suffrage des Français. Contrairement à ce que prétendent les partisans du oui, cette Constitution n'est pas un simple «contenant» capable d'accueillir n'importe quel «contenu», un cadre neutre susceptible de permettre aussi bien des politiques libérales que des politiques socialistes. Cela serait vrai si ce texte se bornait, comme toutes les Constitutions du monde, à affirmer des valeurs et des objectifs, et à définir une architecture institutionnelle cohérente. C'était la volonté du président de la Convention - Valéry Giscard d'Estaing - et la recommandation insistante de Jacques Delors.

Malheureusement, les chefs de gouvernement des vingt-cinq Etats membres ont cru bon, au sommet de Thessalonique (20 juin 2003), d'inclure dans ce texte une troisième partie, forte de 342 articles, qui traite des politiques concrètes de l'Union : l'agriculture et la pêche, les transports, l'énergie, la politique monétaire et sociale, les paiements et les capitaux... Beaucoup de ces politiques sont d'inspiration libérale et même monétariste. Leur donner le statut de loi constitutionnelle n'est pas innocent. Les normes constitutionnelles prévalent en effet sur toutes les autres, et la Cour de justice européenne saura faire respecter ce principe dans sa jurisprudence.

La Constitution de Bruxelles fixe un cadre contraignant, qui entrave l'action de la puissance publique, en même temps qu'il libère les forces du marché. Il l'entrave d'abord en la privant de ressources. Chacun des Vingt-Cinq (et bientôt vingt-sept) Etats membres a le droit de veto sur le budget de l'Union dont le niveau et la ventilation se décident à l'unanimité. Celui-ci a donc peu de chance d'être augmenté. Le traité constitutionnel interdit par ailleurs à l'Union d'emprunter en son nom propre. Comment financer, dans ces conditions, les politiques d'aide au développement des régions retardataires ou en reconversion, dont le nombre s'est considérablement accru ? Comment financer la politique de recherche, les politiques industrielles (macro-économique et sectorielle), indispensables au redéploiement de nos économies vers les secteurs technologiques de pointe et les services à haute valeur ajoutée ?

Le traité constitutionnel entrave ensuite l'action politique en paralysant les politiques publiques : le Pacte de stabilité, qui interdit les politiques anticycliques et aggrave les récessions, prend valeur constitutionnelle. Sa réforme en cours n'en fait pas, loin de là, un pacte pour la croissance et l'emploi. L'irresponsabilité et l'étroite spécialisation de la Banque centrale européenne (BCE) sont réaffirmées : l'objectif de la BCE est d'assurer la stabilité monétaire, toutes les autres considérations sont subordonnées à la lutte contre l'inflation.

L'unanimité des vingt-cinq Etats membres requise pour les questions fiscales et sociales, dans un espace régi par la concurrence «libre et non faussée», nourrit une pression en faveur du moins-disant fiscal, social et réglementaire, autrement dit favorise une « harmonisation » par le bas.

La Constitution de Bruxelles pérennise et favorise la dérive libérale et atlantiste que l'Union européenne connaît depuis vingt ans. Elle ne permet pas de réorienter la construction de l'Europe dans le sens que nous souhaitons : celui d'une Europe sociale, démocratique et puissante. Les avancées institutionnelles qu'elle contient ne compensent pas, il s'en faut de beaucoup, ce défaut majeur.

Tant qu'il s'agissait de construire les bases de l'Union, les socialistes ont privilégié l'intégration européenne sur toute autre considération. Ils ont accepté à cette fin d'avaler bien des couleuvres : l'indépendance et l'étroite spécialisation de la Banque centrale européenne, le «stupide» Pacte de stabilité, la libéralisation des mouvements de capitaux sans l'harmonisation préalable des fiscalités, la longue surévaluation du franc indexé sur le mark, l'élargissement sans approfondissement. C'était le prix à payer pour le marché unique, la monnaie unique, la charte des droits fondamentaux, la réunification du continent.

Aujourd'hui, les fondations de l'Union européenne sont posées. Il est possible de contester et de redresser sa dérive libérale sans mettre en péril l'édifice. Longtemps nous avons été européistes pour dix, nous avons multiplié les « oui, mais », les « oui, si », sans beaucoup de résultats. Le moment est venu de dire non. Non à la dilution de l'Europe dans une vaste zone de libre-échange, sans frontières. Non au déséquilibre croissant entre les forces du marché et la puissance publique. Non à la guerre d'usure engagée contre le modèle social européen. Le référendum sur la Constitution nous en donne l'occasion.

Un non de la France - mais aussi de la Pologne, des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne... – ne serait pas la catastrophe que certains évoquent, en toute sincérité ou à des fins d'intimidation. Que le oui ou le non l'emportent, le traité de Nice s'appliquera en tout état de cause jusqu'en 2009 (et même jusqu'en 2014, s'agissant de la composition de la Commission). Cinq ans, c'est plus qu'il n'en faut pour doter l'Union européenne d'une véritable Constitution, en commençant par dissocier les parties I et II du texte de Bruxelles, consacrées aux objectifs et aux institutions de l'Union, de l'énorme partie III - 70% du texte global ! - consacrée aux politiques concrètes. C'est plus qu'il n'en faut pour promouvoir des réformes utiles, par la méthode intergouvernementale, comme on vient de le voir avec la création récente du poste de ministre de l'Economie et des Finances de l'Union, attribué pour cinq ans à Jean-Claude Juncker. C'est plus qu'il n'en faut pour lancer les coopérations renforcées et les politiques communes, entre pays volontaires, dans les domaines de la politique industrielle, de la recherche, de la sécurité.

En organisant ce débat en son sein et en le portant sur la place publique, le Parti socialiste s'acquitte d'une des fonctions les plus nobles de la politique : informer, éclairer, associer les citoyens aux décisions qui les concernent au plus haut chef. Afin qu'ils puissent se prononcer, le moment venu, en connaissance de cause.
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