Un thatchérisme | |
Point de vue de Henri Weber, sénateur de la Seine-Maritime, paru dans le quotidien Le Monde daté du 24 juillet 2003 |
En décidant d'agréer l'accord du 26 juin 2003 sur la réforme de l'assurance-chômage des intermittents du spectacle, le gouvernement commettait-il une énorme bourde ou bien appliquait-il au contraire une stratégie délibérée ? La thèse de la maladresse a ses partisans : fin connaisseur du milieu des arts plastiques, mais moins familier de celui du spectacle vivant, Jean-Jacques Aillagon aurait sous-estimé l'ampleur du rejet que susciterait l'accord du 26 juin chez les professionnels du spectacle vivant et de l'audiovisuel. Cette interprétation paraît peu convaincante : entre la signature de l'accord - le 26 juin - et l'allocution de Jean-Jacques Aillagon annonçant que le gouvernement allait donner son agrément - le 30 juin -, il s'est écoulé quatre journées au cours desquelles chacun a pu mesurer l'intensité de la protestation et anticiper l'ampleur des manifestations qu'elle allait susciter. Cette indignation s'est nourrie du sentiment que la réforme proposée était à la fois inefficace et injuste. Inefficace, parce qu'elle ne s'attaquait pas à la cause principale du déficit de l'assurance-chômage des intermittents : les multiples fraudes, dérives, abus dont ce régime est l'objet, du fait notamment, comme le reconnaît aujourd'hui Jean-Jacques Aillagon, des grandes entreprises de l'audiovisuel et du spectacle. Injuste, car elle frappait les artistes les plus fragiles, ceux qui peinent déjà à réunir en douze mois les 507 heures ouvrant droit à l'indemnisation du chômage et qui devront dorénavant y parvenir en dix mois. La réaction du milieu était donc prévisible. Si la décision d'agréer l'accord du 26 juin était une bourde, il s'agit d'une bourde monumentale, digne de figurer dans le Guinness des records. Je crois le ministre de la culture et ses conseillers trop avertis de l'état d'esprit des professionnels du spectacle pour accorder foi à cette interprétation. La thèse de la décision volontaire paraît plus vraisemblable. C'est délibérément et en connaissance de cause que le gouvernement a choisi d'engager une épreuve de force avec les intermittents du spectacle, à la veille des festivals de l'été. Cette décision s'inscrit dans une " stratégie de la tension " que ce gouvernement a déjà pratiquée à l'encontre des fonctionnaires sur la question des retraites, et des enseignants sur celle de la décentralisation. Parce que les réformes d'inspiration libérale qu'il entend faire passer sont en réalité des mesures de régression sociale, le gouvernement ne recherche pas un consensus avec les partenaires sociaux, mais s'efforce au contraire de passer en force : il n'ouvre pas de véritables négociations, mais procède à des " concertations " aussi courtoises que formelles. Il s'efforce de diviser le front syndical en concédant certains aménagements, une partie des syndicats considérant dès lors que le compromis ainsi obtenu permet d'éviter le pire. Il choisit l'affrontement avec ses opposants, en s'efforçant d'aggraver leurs divisions entre " radicaux " et " modérés ", et de dresser l'opinion publique à leur encontre. Cette agressivité satisfait la base électorale de la droite, en même temps que les défaites infligées aux places fortes de la gauche démoralisent et affaiblissent les salariés, ce qui constitue l'un des buts recherchés. Le gouvernement Chirac-Raffarin sait que pour mener à bien la libéralisation de l'économie française, qu'il appelle de ses vœux, sa victoire électorale d'avril-juin 2002 ne suffit pas. Il lui faut ajouter au nouveau rapport de forces politique né de ces scrutins un nouveau rapport de forces social, que ne peut engendrer qu'une série de défaites infligées aux bases sociales de la gauche. La stratégie d'affrontement qu'il a engagée est la version française de celle qu'ont pratiquée Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux États-Unis dans les années 1980. Si la gauche et les syndicats n'y prennent garde, elle peut déboucher sur les mêmes résultats : un rapport de forces durablement et sensiblement défavorable aux salariés, un affaiblissement substantiel des syndicats, une longue cure d'opposition pour la gauche, avec pour conséquence la remise en question de nombreux acquis sociaux, l'avènement d'une " société de marché " fortement inégalitaire, instable, injuste et violente. Pour éviter cette sombre perspective, le mouvement social doit s'imposer trois impératifs : face aux tentatives de division du pouvoir et du patronat, il doit veiller à préserver son unité. Face aux efforts des mêmes en vue de mobiliser contre lui l'opinion publique, il doit veiller à conserver la sympathie et le soutien d'une majorité des Français. Les enseignants l'ont bien compris qui ont refusé de faire la grève du bac, comme les y exhortaient certains irresponsables, sans parler de ceux d'entre eux, qui, quoique grévistes, ont assuré les cours en classe de terminale, pour ne pas léser les candidats bacheliers. Face aux mesures de régression sociale préparées par les conservateurs libéraux au pouvoir, le mouvement social ne doit pas se contenter de défendre le statu quo, mais élaborer et proposer ses propres réformes, tenant compte des intérêts légitimes des salariés des secteurs concernés, mais aussi de l'intérêt général. Dans le cas des intermittents du spectacle, par exemple, il faut à la fois défendre le régime spécial d'assurance-chômage lié aux spécificités de leurs métiers et lutter contre le détournement massif de ce régime, cause principale de son déficit croissant. Cela passe par une définition précise, opérée par les partenaires sociaux, du périmètre des ayants droit ; un contrôle effectif des pratiques des entreprises du secteur, aujourd'hui largement inexistant ; la prise en charge par le budget de l'Etat de la part du déficit de l'assurance-chômage des professionnels du spectacle correspondant à une subvention déguisée aux activités culturelles. Début juillet, Jean-Jacques Aillagon s'est engagé à éradiquer rapidement " l'usage abusif de l'intermittence ". Il a chargé Bernard Gournichas d'une mission sur ces abus dans l'audiovisuel public, demandé à François Fillon de mobiliser l'inspection du travail, préparé des ordonnances autorisant à croiser les fichiers sociaux pour déceler les fraudes... Cette rafale de mesures confirme que l'accord du 26 juin, qui ignorait totalement cette cause majeure du déficit, était un mauvais accord. Le gouvernement ne doit donc pas s'obstiner à lui donner son agrément, mais réunir les partenaires sociaux pour élaborer une réforme du système tenant compte de toutes les données. |
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