Exclure l'exclusion

Kofi Yamgnane
Point de vue publié par Kofi Yamgnane, ancien secrétaire d’Etat à l’Intégration dans le Gouvernement de Pierre Bérégovoy, paru dans le quotidien Le Monde daté du 13 août 1995


 
Pendant les deux années du gouvernement Balladur, la politique d'intégration a été battue en brèche et remplacée par une politique musclée de différenciation et d'exclusion des étrangers : la Constitution de la République a été modifiée pour rendre légales les lois Pasqua.

Le premier gouvernement de M. Juppé a recréé un ministère de l'intégration et de la lutte contre l'exclusion. Bien sûr, il est trop tôt pour porter un jugement objectif sur l'action que compte mener le ministre responsable du poste. Mais les déclarations et les premières mesures prises par lui ne peuvent laisser d'inquiéter tous ceux qui se battent en banlieue et ailleurs pour retisser journellement le tissu de la cohésion sociale, déchiré par l'exclusion, le racisme, la xénophobie. En effet, que penser de la proposition de M. Raoult quand il préconise « le transfert des familles à problèmes ? » Pour les amener où ? Ira-t-on jusqu'à les regrouper dans la même cité, pour un meilleur contrôle, pour un meilleur « suivi social » ? Pour les soustraire au regard des autres, des bien-pensants ?

Que penser de la déclaration du président Chirac lui-même lorsque, au détour de la reconnaissance de la responsabilité de la République française dans la rafle du Vel'd'Hiv', il reconnaît en même temps et légitime la notion de « communauté juive » ? Ce faisant, il a insidieusement remis en cause le principe fondateur du modèle français d'intégration républicaine. Car enfin, si la communauté juive est reconnue, comment ne pas reconnaître la musulmane, la malienne, la turque, l'arménienne et pourquoi pas la basque, la bretonne... et d'autres encore ? La politique d'intégration conforme à la tradition française n'a jamais reconnu la communauté. Elle s'adresse à l'individu qu'elle considère tel qu'il est, avec ses origines et ses dimensions culturelles. Elle est résolument hostile à toute différenciation ou séparation fondée sur cette origine au plan du droit ou de l'espace.

A cet individu, candidat à une installation sur notre territoire, elle propose d'adhérer à un contrat civique et social ; le contrat républicain. Cela suppose bien sûr qu'il adhère aux règles fondamentales du pays où il vient de choisir de vivre ; cela suppose aussi que ces règles du jeu lui garantissent non seulement l'égalité des droits mais aussi celles des chances.

A l'opposé du modèle anglo-américain, le modèle français refuse la juxtaposition des communautés. Même si notre modèle est aujourd'hui confronté à la fin d'une immigration économique et temporaire au profit d'une migration d'installation, même s'il appelle une adaptation, est-ce suffisant pour tomber dans le travers du communautarisme ?

Enfin, que dire de la politique d'exclusion par extradition du ministre de l'intérieur qui se glorifie d'affréter un charter par semaine, même si au passage on tord le cou à quelques procédures et surtout si l'on fait fi, peu ou prou, des droits de l'homme ?

Du reste, et même si l'on peut douter de l'efficacité de telles mesures, l'essentiel n'est-il pas que les « braves gens » sachent que le gouvernement travaille ? Il extrade des étrangers comme d'autres, en d'autres temps, ont « terrorisé les terroristes ».

La conjonction de ces trois exemples laisse à penser que la politique française d'intégration change de fondement. Qu'est-ce qui peut bien pousser le président de la République et sa majorité à jouer les « Canada dry » du Front national ? Sont-ils vraiment persuadés de reconquérir ainsi un électorat qui de toute manière préfère « l'original à la copie », comme dit justement l'original ?

La politique que je préconise à la tête de la Fondation pour l'intégration républicaine consiste précisément à démonter les bases idéologiques sur lesquelles se fonde cette idée singulière de la « préférence nationale ».

Prenant racine dans la mémoire des migrations et de l'apport des étrangers à l'identité nationale, la politique d'intégration nous impose quatre obligations :

Cultiver la mémoire, c'est expliquer qu'entre l'époque de l'esclavage et celle du travail clandestin dans le textile, le bâtiment et autres vendanges, en passant par les deux guerres mondiales, la Résistance, la reconstruction de la France et de son économie, des étrangers, par millions, ont donné leur sang et leur sueur pour que survive notre pays. Le souvenir du groupe Manouchian doit être aussi vivace que celui de Jean Moulin ou celui de Charles de Gaulle.

Mieux accueillir, c'est reconnaître à chaque individu, autochtone ou immigré, le droit fondamental de vivre en famille. C'est ce droit qui protège le regroupement familial. Mieux accueillir, c'est aussi renforcer l'apprentissage du français chez les nouveaux arrivants, car s'intégrer présuppose la maîtrise de la langue française. Mieux accueillir, c'est rapprocher la justice des citoyens, pleinement les informer des protections et des recours qu'elle offre. Mieux vivre ensemble, c'est trouver l'équilibre entre le droit à la différence et le devoir de ressemblance.

Mieux vivre ensemble, c'est d'abord apprendre à respecter l'autre, c'est-à-dire, trouver l'équilibre entre le droit à la différence et le devoir de ressemblance. Mieux vivre ensemble, c'est mobiliser l'ensemble des solidarités associatives autour de l'école de la République, premier levier d'intégration, autour de l'emploi, autour du logement. Mieux vivre ensemble, c'est enfin, sur le terrain, promouvoir les droits de l'homme, lutter contre le racisme et la xénophobie au moment où en Europe, ceux-ci imposent leur actualité.

Promouvoir la citoyenneté, c'est expliquer que la politique d'intégration repose sur le socle des droits et de lois de la République française qui protègent, mais aussi contraignent dans la limite des droits et des devoirs. Promouvoir la citoyenneté, c'est participer, dans sa ville, dans sa banlieue, dans son quartier, à la vie associative : à l'évidence, aucune institution ne peut aujourd'hui fonctionner, en particulier face aux situations d'exclusion, si son action n'est pas soutenue, amplifiée, relayée par le tissu associatif. La vie associative, extrêmement présente chez les jeunes issus de l'immigration, traduit la force de la volonté de vivre ensemble et relève de leur conception active de la citoyenneté.

C'est au nom de ces quatre obligations que M. Raoult doit obtenir l'abrogation des lois Pasqua : c'est le geste symbolique fort qu'attendent les jeunes du gouvernement du candidat qu'ils ont soutenu en mangeant des pommes qu'ils souhaitent être celles de la concorde.

C'est sur ces quatre obligations que repose l'action menée par la Fondation pour l'intégration républicaine. Nous nous y employons depuis plusieurs mois, avec des outils simples mais efficaces comme le concours « Mémoire des migrations » qui propose aux jeunes de seize à vingt-cinq ans de raconter comme bon leur semble le parcours migratoire de leur famille.

Ce travail sur la mémoire est indispensable : il valorise au lieu d'exclure, tant il est vrai qu'une intégration réussie est celle qui allie la mémoire du lieu d'où l'on vient avec la mémoire du lieu où l'on vit. Si la culture et les valeurs du pays d'accueil sont mal comprises et ne font pas l'objet d'une appropriation, l'adaptation et l'intégration ne se font pas. Si la culture d'origine est dévalorisée, mal assumée, l'identité reste floue. Dans cette déchirure peuvent alors se glisser une violence tournée vers l'autre ou contre soi-même, un repli sur des repères simplistes.

La France est multiple et métissée. C'est ce qui fait sa richesse et son rayonnement. Son modèle d'intégration est une réussite. Dans ces moments difficiles de crise économique où la peur de l'étranger ou tout simplement de la différence pousse au repli sur soi, l'intégration est devenue un ardent devoir de l'Etat. Cette intégration ne peut se faire que sur les valeurs de la République : les droits des uns ne peuvent exister sans les devoirs des autres. L'intégration que nous proposons se veut positive, mobilisatrice car elle est le ciment de la cohésion sociale.

Rejeter, montrer du doigt, s'enfermer dans son clan, voilà ce qui guetterait chacun d'entre nous si nous n'avions pas le courage de ce sursaut et de cette ouverture d'esprit qui font les peuples forts.
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