Intégration
Adapter le modèle républicain

Kofi Yamgnane
Point de vue publié par Kofi Yamgnane, secrétaire d’Etat à l’Intégration dans le Gouvernement de Pierre Bérégovoy, paru dans le quotidien Le Monde daté du 23 septembre 1992


 
Au lendemain du débat sur l'Europe, l'Histoire nous offre encore une fois une de ses coïncidences troublantes qui donnent à certains jours une aura symbolique qui marque une époque. Le 21 septembre 1792, naissance de la République française. Le 21 septembre 1992, bicentenaire de cette même République et premier jour d'une étape déterminante dans la construction d'une Europe que, au-delà des clivages, des débats contradictoires ont exigée plus sociale, plus citoyenne et plus humaine. Mettons à profit cette coïncidence pour y trouver des raisons d'optimisme, pour réaliser le défi d'une Europe des citoyens qui nous est maintenant offerte.

L'histoire de la République française, née voici deux cents ans, est d'abord l'histoire d'un modèle républicain d'intégration. De ses origines à l'hécatombe de la première guerre mondiale, ce long dix-neuvième siècle a vu le mythe républicain et le modèle dont il était porteur se développer sur des rythmes radicalement différents.

Le mythe fondateur s'est imposé définitivement en 1875 après une succession de résurgences révolutionnaires inspirées par l'esprit de 1789. Les secousses du dix-neuvième siècle (1830, 1848, 1870) ont chaque fois rejoué une phase de la crise révolutionnaire. Ces expressions spasmodiques et douloureuses du mythe républicain, présent dans l'imaginaire politique comme sur les champs de bataille, ont jalonné brutalement un siècle qui est surtout celui de la perfusion, lente celle-ci, du modèle républicain d'intégration dans l'ensemble du corps social. Il s'est appliqué en direction des différentes composantes de la " population française ", précisément parce qu'il n'existait pas de peuple français. Bretons, Corses, Basques, Alsaciens, Normands ou Béarnais seront pris à cette époque dans un puissant phénomène d'acculturation que certains ont appelé " l'invention de la France ". L'armée a joué un rôle majeur en provoquant - de Valmy aux campagnes napoléoniennes - le brassage des hommes, leur circulation et la rencontre, voire le choc, des coutumes et des langues. Elle a représenté non seulement un signe de vitalité démographique de la France - pays le plus peuplé à l'aube du dix-neuvième siècle - un outil du rêve conquérant du premier Empire, mais a constitué, sur une période longue, le creuset de l'intégration républicaine, notamment au lendemain de la défaite de 1870, avec le prix humain que l'on sait. La conscription, instaurée par la troisième République, a façonné nombre de consciences et soudé des générations autour de la symbolique républicaine de l'hymne et du drapeau.

Autre - et plus pacifique - creuset du modèle républicain d'intégration : l'école. Lieu d'acculturation construit autour d'un idéal laïque, l'école a vu ses maîtres, qui n'aspiraient qu'à être traités en égaux du curé, se transformer progressivement en dispensateurs d'éducation civique et politique. Dès 1848, les républicains enjoignent par circulaire les instituteurs de diffuser à leurs élèves un catéchisme républicain.

La restauration du lien social

La conquête des consciences, amorcée par l'organisation de l'école primaire en 1795, renforcée en 1802 par la création des lycées et la réglementation du baccalauréat, a culminé par les deux lois Ferry, l'une qui, en 1881, institue la gratuité dans les écoles primaires, l'autre qui, en 1882, rend l'enseignement obligatoirement laïque. Les monuments aux morts et les écoles communales sont pratiquement dans chaque commune les lieux de mémoire d'un modèle confronté aujourd'hui à de nouveaux défis. Ce n'est qu'au vingtième siècle que la France devient une grande terre d'immigration, européenne jusqu'après la dernière guerre mondiale puis extra-européenne, en lien avec l'histoire des colonisations qui ont induit de grands mouvements migratoires. Le modèle républicain a évolué dans le sens où insertion professionnelle et accès à la citoyenneté sont allés de pair pour les générations de l'entre-deux-guerres. La diffusion d'un modèle d'intégration individuelle était alors aisée dans une évolution favorable à la promotion sociale. Ainsi, dans les années 20, comme dans les années 60, la France importe une main-d'oeuvre étrangère qui peut espérer une certaine progression sociale.

Ce modèle d'" intégration réussie " est aujourd'hui battu en brèche par la crise économique, la destructuration du monde ouvrier et des milieux de la culture populaire, comme il l'avait été dans les années 30 avec la montée de la crise et du chômage. L'exclusion collective à l'oeuvre aujourd'hui est l'envers de l'intégration individuelle. Dès lors, un modèle d'intégration, en deuil d'espoirs de mobilité sociale, pourrait-il se fonder sur l'exemplarité de réussites individuelles ?

Répondre par l'affirmative conduirait à une perte de repères identitaires pour les jeunes qui peut favoriser la construction de points d'ancrage simplistes. Simultanément pourrait se produire une " aspiration " des leaders hors de leurs milieux qui pourrait alors donner à ceux-ci un sentiment renforcé d'abandon et aux individus qui " s'en sortent " un sentiment de trahison. Ainsi courrait-on le risque de vider des quartiers entiers de leurs forces vives et de les livrer à un sort incertain.

Nous devons mesurer, pour adapter le modèle républicain d'intégration, la diversité et la complexité des situations. Paradoxalement, les populations immigrées du Sud-Est asiatique s'intègrent plutôt bien profession- nellement alors que leur mode de vie demeure très communautaire. Observons enfin qu'il faut différencier l'immigration dans laquelle toutes les classes sociales sont représentées et celle qui comporte, dès l'origine, un handicap social que renforcera la xénophobie grandissante en période de crise.

" Exception française "

Il reste que le modèle républicain d'intégration, qui refuse l'assimilation pure et simple et le différencialisme dissolvant, porte en lui la capacité de garantir encore longtemps la cohésion sociale et nationale. C'est pour faciliter le fonctionnement de ce modèle historique que nous portons l'effort sur le civisme, dans l'accueil des migrants, le droit de cité, les relations culturelles, sur l'insertion sociale et professionnelle par l'accompagnement scolaire, le parrainage de jeunes en entreprises, et enfin sur la restauration du lien social par les associations et la médiation.

Mais, quels que soient les réussites ou les échecs actuels de notre modèle, nous devons nous interroger sur la crise de l'idéal républicain remis en cause par l'exaltation de l'" excellence " et de la performance, par la défense de la liberté dans l'inégalité et d'un individualisme peu soucieux de démocratie. De même, aller vers autrui - attitude première de toute démarche d'intégration - se heurte au recroquevillement propre à toute période de crise et de doute.

La mémoire de la République comme celle du peuple qui se reconnaît en ses valeurs est la mémoire d'intégrations successives réussies. Deux cents ans après, il nous incombe de pérenniser non seulement la France mais aujourd'hui en Europe - en l'adaptant - un modèle qui participe dela fameuse " exception française ". Ceux qui y sont attachés sincèrement doivent donc faire de la lutte contre les exclusions la première de leurs priorités.
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