Comprendre

La crise des valeurs

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A- Le renouvellement du mouvement féministe, les mouvements contestataires et les tentatives de récupération par l'ordre établi

    La crise culturelle du monde capitaliste avancé a été le signe avant-coureur de sa crise générale. Dès la fin des années soixante, la contestation se développe aux États-Unis, au Japon, en Europe, particulièrement chez les jeunes, les étudiants et dans les couches intellectuelles de la population. Contestation radicale qui se situe d'emblée à l'extrême gauche et s'en prend à l'impérialisme (le Vietnam), à l'État du Capital, à la société bourgeoise et à ses mécanismes de reproduction, l'Université et, plus généralement, l'École (France, mai 1968), à la rationalité et à l'organisation du travail capitaliste (le Mai rampant italien).

    Tout au plus peut-on noter que la contestation dépasse le capitalisme, soit qu'elle mette en cause des formes d'autorité considérées comme archaïques (le centralisme de l'organisation politique et admnistrative française par exemple, avec les mouvements régionalistes) soit qu'elle s'en prenne, avec les écologistes, à des nuisances très graves dont aucun système existant n'a le monopole, soit enfin qu'elle se manifeste dans les pays qui se disent socialistes (Yougoslavie, Pologne, Tchécoslovaquie surtout avec le " Printemps de Prague ". Aussi bien sa critique entend dépasser celle de la " Gauche traditionnelle " qu'elle n'épargne pas au demeurant.

    Le réveil de la pensée féministe, outre qu'il peut permettre une analyse plus précise et plus globale de la société capitaliste, a d'autre part inspiré des batailles si nouvelles et si efficaces (contre la loi de 1920 sur l'avortement, contre les violences faites aux femmes, contre la surexploitation des travailleuses) que le silence ne semble pouvoir retomber. Fruit de l'accès des femmes à l'emploi et à l'éducation, mais aussi de la crise de la société capitaliste, la renaissance explosive du féminisme, à laquelle on assiste depuis une quinzaine d'années, a achevé de mettre en lumière non seulement certaines réalités de la condition féminine, mais aussi la fonction de l'idéologie patriarcale sur laquelle s'appuie le capitalisme.

    Les socialistes doivent enrichir leur analyse et leurs luttes de ces apports. Ils doivent être conscients que la situation inégalitaire des femmes présente un intérêt fondamental pour le capitalisme. Celui-ci procède à une surexploitation des femmes : travail domestique gratuit, réserve de main-d'œuvre sous qualifiée, sous-payée, n'ayant pas la même expérience des luttes, plus docile et acceptant plus facilement le chômage et la réduction des salaires, en même temps que le travail à temps partiel et les emplois intérimaires.

    Un nombre sans cesse croissant de femmes a pris cependant conscience de deux réalités fondamentales :
- d'abord que leur lutte touche à tous les secteurs de la vie privée et publique. Chacune de leurs revendications doit être appréciée en fonction de toutes les autres sous peine, soit de perpétuer l'infériorisation de la femme par des mesures protectrices, soit de diviser les femmes entre elles, soit d'aggraver les oppositions entre travailleuses et travailleurs.
- ensuite que cette lutte ne peut faire l'économie d'une insertion et d'une articulation dans le mouvement général de la lutte des classes puisque notre société est structurée et dominée par le capitalisme. En conséquence la lutte des femmes n'est pas un simple mouvement contestataire mais un mouvement original de transformation sociale, dans la mesure où il passe par la lutte des classe mais ne s'y réduit pas.

    Ainsi peut s'opérer la rencontre du féminisme et du socialisme, bien que beaucoup de femmes, déçues par l'inertie et l'ignorance masculines, aient tendance à mener le combat séparément et à opposer ainsi la solidarité de sexe et la solidarité de classe.

    "On ne peut en vérité être féministe sans être socialiste, car se serait renoncer à l'analyse des structures, ce serait méconnaître que les systèmes économiques et les rapports de production commandent l'évolution des cultures et donc peuvent seuls déterminer la sortie de la société patriarcale pour en préparer une autre " Les droits des femmes ne seront pas conquis hors de la lutte des classes, hors du combat permanent des révolutionnaires pour le droit de quiconque, homme, femme, enfant, à vivre dans la dignité.

    " Dans ce sens, on ne saurait non plus être socialiste sans être féministe, et si les socialistes français le comprenaient mieux, il y a longtemps que socialisme et féminisme seraient indissociables. "

    De même, la prise de conscience des identités régionales, face à la concentration et à la restructuration capitaliste, doit-elle déboucher sur une prise de conscience socialiste sans se laisser égarer dans une réaction de type nationaliste et interclassiste. Le refus de l'exode, du sous-développement et de la perte de l'identité culturelle implique que soit mise en cause la logique du profit.

    C'est elle qui crée des déserts auxquels on promet une " vocation touristique ". C'est elle qui entretient l'exploitation effrénée d'une main-d'œuvre ouvrière privée de tout débouché par la faiblesse du tissu industriel.

    Il n'est pas possible de faire l'économie de la lutte des classes en oubliant que ce n'est pas tant la capitale que le capital qui détient le pouvoir de décider. On ne peut faire abstraction de la réalité du capitalisme multinational pour substituer une solidarité ethnique à une planification démocratique et à la nécessité des réformes de structures. Seules, celles-ci peuvent fonder une véritable décentralisation permettant de vivre, décider, travailler au pays.

    Si le fond essentiellement anti-autoritaire, libertaire, voire individualiste du mouvement de Mai a contribué à donner au socialisme sa dimension autogestionnaire, l'ordre établi a, par la suite, cherché à récupérer les nouvelles sensibilités et, comme toujours, la classe dirigeante s'est appuyée sur les luttes des dominés pour régler ses comptes internes et moderniser son système de pouvoir. Elle a ainsi cherché à utiliser la vague social-démocrate en Europe occidentale au début des années soixante-dix, notamment en Allemagne.

    En France, l'avènement du giscardisme et l'effacement du gaullisme et, en Europe du Sud, la liquidation des vieilles dictatures et l'évolution à droite des nouvelles démocraties, témoignent à des degrés différents d'une même tendance générale : partout les intérêts dominants ont su composer et s'adapter pour mieux se maintenir.

    Il n'y a plus aujourd'hui un chef d'État en occident, et en France en particulier, étant donné l'ampleur du mouvement de Mai 68, qui puisse ne pas manifester - en parole du moins - un intérêt vigilant pour les problèmes de l'écologie, de la décentralisation, des femmes, des jeunes, etc. Ces tentatives de récupération n'ont pas toujours été vaines.

    Le fait est que les mouvements contestataires des années soixante ont perdu une bonne partie de leur charge révolutionnaire. Les raisons en sont multiples : d'abord l'absence de débouché politique à gauche (notamment en Europe du Sud), ensuite la fragilité sociologique de la contestation, essentiellement portée par les jeunes - qui par nature ne le restent pas - ou par la petite bourgeoisie intellectuelle dont les intérêts de classe sont toujours ambigus. Enfin la faiblesse depuis longtemps éprouvée de l'idéologie anti-autoritaire, dès lors qu'elle ne s'inscrit pas dans le mouvement même de la lutte des classes, faiblesse qui l'expose à tous les retournements et à toutes les récupérations.

    C'est ainsi que la critique parfaitement pertinente de la rationalité capitaliste oppressive et aliénante, au lieu de déboucher sur une nouvelle rationalité, peut aboutir au développement d'un irrationnalisme dit " de gauche ". La libération de tous les désirs est prônée par certains idéologues comme le moyen privilégié de la révolution. Si légitimes que soient ces désirs, ce spontanéisme qui nie l'existence de la réalité sociale aboutirait à rendre caduque toute forme d'organisation et même de discipline intellectuelle. Comme si le monde du rationnel et le monde de l'inconscient n'étaient pas faits pour coexister et se nourrir l'un de l'autre !
    Le rejet de toute prétention, même soigneusement définie à l'avance, à une certaine connaissance rationnelle, et de l'idée même d'une démarche " scientifique ", conduit à un subjectivisme généralisé, au refus du réel (et en particulier du réel social) et à l'identification de tout " Savoir " à un " Pouvoir " arbitraire.

    Si rien n'est vrai, tout se vaut. Dès lors à quoi bon lutter ? Et comment supporter la plus petite discipline ?

    L'aventure des " nouveaux philosophes ", revenus du stalinisme et de la " pensée Mao ", et héroïquement dressés contre tout pouvoir - et de préférence contre celui qui n'existait pas encore, celui de la Gauche - fut une démonstration éloquente de la manière dont l'idéologie dominante peut récupérer et dévoyer une contestation, au départ mal assurée : s'il ne s'agit que d'ouvrir la chasse au phénomène du " pouvoir ", le Capital peut se rassurer : au-delà des structures institutionnelles par lesquelles une volonté populaire peut toujours s'exprimer, il reste en effet le pouvoir - combien plus présent - de l'Argent : foin des structures puisqu'il y a la monnaie !

    Désormais le champ est libre devant les " nouveaux économistes " qui prétendront récupérer à travers le " marché " les aspirations autogestionnaires de Mai 1968 ; comme l'écrit l'un d'entre eux : " La seule idéologie de la nouvelle économie est bien celle de Mai : l'individu constitue à la fois le centre de son analyse et la finalité de l'organisation sociale qu'elle recherche... Pour qu'en poursuivant son épanouissement personnel l'homme œuvre tout à la fois en faveur de l'intérêt général (...) on n'a encore rien trouvé de mieux que le marché (...) le système décentralisé par excellence (...) un système exceptionnel de coopération entre les hommes (...) condition nécessaire de la justice sociale. " Dès lors qu'il existe sur la terre un instrument de bonheur aussi extraordinaire, que vaut en regard la démocratie, avec toutes les imperfections du " marché politique " ? Le cercle est bien bouclé.

    L'idéologie du " désir " et le refus du réel, fonctionnent aujourd'hui, au nom de l'individu et de ses droits, de la vie privée et de ses richesses, et bien sûr du slogan Marx = Goulag, comme un formidable appel au désengagement politique : " Chacun pour soi et le capitalisme pour tous ! La bourgeoisie roule pour vous ! Faites joujou dans la remorque ! "

    Alors que le mot d'ordre du mouvement de Mai 1968 était : " Tout est politique " et tendait à relier au mouvement général de la lutte des classes, des questions auparavant considérées comme " privées " (la sexualité, la famille, etc.), c'est un formidable recul qui est aujourd'hui proposé à ces formes nouvelles de lutte pour les enrôler au service de l'idéologie dominante qu'elles entendaient combattre au départ : cette apologie du repli sur soi traduit la volonté de la bourgeoisie d'appliquer au domaine moral la conception de la propriété qui est au cœur de son système juridique. Ce " retournement " de la contestation permet ainsi de réduire tout ce qui, dans la vague contestataire de la fin des années soixante, portait ombrage au fonctionnement du système : l'audience des mouvements de libération nationale dans le Tiers Monde, les revendications démocratiques à contenu anticapitaliste, etc.

    Le ralliement sur le tard au libéralisme de quelques anarchistes bourgeois soi-disant libertaires, s'il illustre la puissance de récupération de l'idéologie dominante, traduit en réalité un phénomène beaucoup plus profond : l'intensité de la restructuration idéologique à laquelle le capitalisme se trouve aujourd'hui obligé de procéder pour créer les bases d'un consentement nouveau face aux réalités de la crise économique (stagnation - chômage - austérité - internationalisation de l'économie).



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