Comprendre

La crise des valeurs

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B- L'idéologie de la crise :
le retour de l'irrationnel

    Depuis 1974 les signes de malaise idéologique se manifestent dans l'ensemble du monde capitaliste développé à travers un sentiment diffus d'impuissance : tantôt on incrimine les producteurs de pétrole, les émirs du Golfe, tantôt la menace soviétique ou les forces subversives au sein de l'Occident lui-même, tantôt la concurrence sauvage des pays du Tiers Monde à bas salaires, tantôt les immigrés, tantôt les institutions démocratiques, et pour finir les carences du leadership américain : l'accent mis hier sur les bévues de Gerald Ford et aujourd'hui sur les hésitations du président Carter, procède du même état d'esprit général d'insécurité, révélateur de la " crise ".

    Le chômage exerce en profondeur ses effets dissolvants. La valeur accordée au travail comme moyen de réalisation personnelle ou, à tout le moins, d'intégration sociale, se trouve remise en cause dans les faits en même temps que dans les idées : le droit au travail, le plein emploi sont de plus en plus décrits comme de vieilles lunes par le néo-libéralisme. pour lui le travail n'a pas besoin d'être un moyen d'identité et de dignité. Il n'est qu'un déplaisant moyen gagner de l'argent.

    En direction des femmes, on assiste à une très vive offensive tendant à les convaincre de " rentrer à la maison " là où se trouverait leur véritable place. Cachée sous un discours moderniste et prétendument libéral, on retrouve la vieille ntion de " féminité " qui insiste sur les aptitudes particulières des femmes, la force de leur instinct, la richesse de leur monde intérieur... Bref, on retrouve l'idée d'une " nature féminine " différente de celle des hommes et qui, toujours, a servi à justifier la mise à l'écart des femmes et leur domination.

    A en croire les économistes libéraux, la capacité réelle de production ne serait bientôt plus l'apanage que d'une minorité : " Notre pays va définir à l'intérieur de lui-même deux sous-ensembles. (...) Le premier, intégré à l'espace mondial, serait fait d'entreprises exportatrices, délocalisées, soumises à la concurrence internationale, d'hommes passant une notable partie de leur vie dans les aérodromes et les chaînes hôtelières (...) le second, incarnation de nos tendances historiques et de l'affirmation - nécessaire à tous les peuples, en particulier méditerranéens - de notre identité culturelle, sera constitué d'hommes moins mobiles, d'organisations à vocation purement interne et d'institutions de redistribution. "

    On reconnaît dans cette description l'image d'une société néo-coloniale dont une partie serait intégrée au marché mondial et parlerait le sabir atlantique, tandis que l'autre, vouée à des activités socio-culturelles semi-bénévoles ou semi-subventionnées, vivrait dans des réserves d'indigènes qui pourraient continuer à parler le français.

    La crise tend ainsi sur la longue période à remettre en cause des valeurs traditionnelles sur lesquelles le capitalisme avait su naguère s'appuyer - travail-rationalité - et les cadres de références habituels.

    L'utilisation capitaliste du progrès se retourne contre les hommes : les investissements de productivité, l'automatisation des processus industriels, suppriment les emplois au lieu de réduire la durée du travail : curieux progrès ! De même des années de mesures imposées au nom de la " rationalisation " de l'économie aboutissent à démontrer que - dans cette économie tout au moins - l'homme est de trop : étrange rationalité ! Une masse croissante de la population - jeunes, femmes, travailleurs immigrés, vacataires, intérimaires, personnels auxiliaires ou contractuels -, se trouve ainsi de plus en plus marginalisée. Le chômage nourrit la délinquance ou le plus souvent l'ennui. Il mine les structures traditionnelles : la famille, l'école. La crise de la natalité illustre à sa manière la perte de confiance en l'avenir.

    Cette marginalisation de masse a aussi son idéologie, suscitée ou encouragée par le système des médias. Les valeurs de l'action et de la création, la confiance en l'avenir, l'engagement syndical et politique sont systèmatiquement dépréciés sans que de nouvelles valeurs prennent la place, sinon le repli sur soi, l'éthique de survie ou les nostalgies ancestrales de petites communautés autarciques.

    La crise, en brouillant l'image de l'avenir, crée une sourde angoisse dans l'ensemble de la société. La Droite tend à abandonner l'idéologie de la croissance. L'avenir ne peut plus s'identifier à la prolongation des courbes d'expansion enregistrées dans le passé. La Gauche, elle, pressent que le socialisme ne sortira pas du capitalisme comme un fruit mûr tombé de l'arbre, mais exigera conviction et organisation.

    L'incertitude de l'avenir brouille à son tour le sens du présent.

    La prise de conscience par les classes dirigeantes de leur incapacité à contrôler la crise les plonge dans le pessimisme : le triomphalisme des années soixante (Vive la croissance !) appartient à une autre époque. Les anciens apôtres du productivisme démontrent aujourd'hui que les " trente glorieuses " (1945-1974) ne formaient en réalité qu'une parenthèse historique.

    Il arrive au président de la République de se laisser allé pour confier que " si le monde savait où il va, ce serait pour savoir qu'il va à la catastrophe " (fin 1974).

    Le mythe moderne de l'Apocalypse marie l'épuisement des ressources, la saturation par pollution, la catastrophe nucléaire, l'explosion démographique et le péril totalitaire.

    La production cinématographique de l'époque l'illustre : à James Bond, bien caractéristique de l'esprit " Tout est possible " des années 60, a succédé " Orange mécanique ". Les films catastrophes (La Tour infernale, Les Dents de la mer, etc.) et le Rapport du club de Rome sur " les limites de la croissance " appartiennent de toute évidence à la même séquence historique. Des incendies à répétition allumés dans une ferme isolée des Pyrénées sont présentés, tout au long de l'été 1979, comme une histoire de revenants qui tient la France en haleine, en attendant qu'on y découvre la main d'héritiers trop pressés.

    Réaffirmons ici, selon les termes de notre déclaration de principe, que le socialisme n'impose ni ne favorise ni n'interdit aucune conviction métaphysique ou religieuse. Il respecte la liberté de conscience et est aussi compatible avec toutes les convictions dans la mesure où celles-ci ne mettent en cause ni la laïcité de l'État, ni les principes fondamentaux de la démocratie et du socialisme. Mais la distinction des plans entre ce qui relève de la croyance et ce qui relève de la conscience de la société doit demeurer. La floraison des sectes, l'appel de l'Orient, la fascination d'une partie de l'intelligentsia par l'irrationnel nourrissent ou ressuscitent des angoisses ou des mythes ancestraux qui sont aux antipodes de la démarche socialiste.

    L'irrationalisme, comme tendance culturelle fondamentale du capitalisme " mûr " - depuis la fin du XIXe siècle - semble ainsi reprendre le dessus après avoir été éclipsé pendant trente ans, par les valeurs de la croissance, du progrès technique et de la consommation de masse.

    S'il est vrai, selon Marx, que " l'idéologie dominante est dans toute société celle de la classe dominante ", et que " la classe qui détient la puissance matérielle détient toujours en définitive la puissance spirituelle ", il est clair que l'humus culturel sur lequel ont prospéré à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle les idéologies de l'irrationalisme moderne (vitalisme, chauvinisme, impérialisme, racisme) est resté pour l'essentiel le nôtre. On connaît ce mot longtemps cité à contretemps de Bertold Brecht : " il est toujours fécond, le ventre qui a nourri la bête immonde. " Et s'il allait devenir vrai ?

    Il ne suffit pas d'évoquer le spectre de la " nouvelle Droite " au nom de la différence des patrimoines génétiques, de l'importance déterminante des caractères héréditaires et de la supériorité de la civilisation indo-européenne sur toutes les autres.

    Le recul des idéologies rationalistes qui furent le terreau historique de la démocratie est sensible au sein de la Gauche elle-même.

    L'impasse du stalinisme est ressentie comme un échec de la Raison, bien au-delà de ceux que son mirage avait abusés. Par un effet de démultiplication qui doit tout à la puissance de l'idéologie dominante, " le défaitisme de la Raison " s'est communiqué à la Gauche démocratique elle-même qui, bien loin de tirer rétrospectivement bénéfice de sa lucidité, se trouve à son tour culpabilisée par l'échec de ceux qu'un demi-siècle plus tôt elle n'avait pas voulu suivre dans leur ralliement au bolchevisme.

    Alors que le discours de Blum au congrès de Tours prend aujourd'hui toute sa valeur prophétique, les héritiers de Blum sont allègrement confondus par la propagande bourgeoise avec ceux de Staline !

    Dès lors le courant de résignation, qui travestit au nom du réalisme son impuissance en vertu, pourra relever la tête : le fatalisme qui domine à Droite risque de contaminer à son tour la Gauche.

    Il arrive ainsi que le discours des " Nouveaux philosophes " trouve à ses franges des oreilles complaisantes, comme si la critique de la Théorie et de la Politique n'avait pas pour principal effet de détruire de l'intérieur la cohérence de leur discours.

    Il n'est pas vrai que la Théorie soit dangereuse, sous prétexte qu'elle réduirait la réalité à un système et son devenir à une logique. Il n'est pas vrai que la Politique soit coupable, dès lors qu'elle prend comme objet de sa réflexion et de son action l'ensemble du champ des relations sociales. Sinon il ne resterait plus à la Gauche d'autre issue que l'abdication pure et simple.

    En réalité l'irrationalisme dit " de gauche " est opposé à l'austérité de l'effort intellectuel, de la connaissance théorique et de l'organisation collective ; l'exaltation du vécu subjectif a contribué et contribue encore à désarmer la Gauche devant l'offensive idéologique de la Droite. C'est ainsi que Valéry Giscard d'Estaing pouvait récemment déclarer sans s'en attrister : " Nous assistons à un extraordinaire effondrement d'idées reçues. ".



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