Comprendre

La crise des valeurs

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C- La restructuration idéologique du capitalisme

    Le projet culturel des classes dominantes, bien qu'il soit, et pour cause, implicite, ne manque pourtant ni d'évidence ni de simplicité : il s'agit de façonner dans l'ensemble du monde capitaliste développé un individu de masse solitaire, passif et impuissant, incapable de ressort et d'initiative face à un avenir qui, pour être celui de la " croissance zéro " n'en sera pas moins aussi " unidimensionnel " que celui du capitalisme en expansion, dénoncé il y a dix ans par Herbert Marcuse.

a) La normalisation idéologique et culturelle de l'Occident

    Le premier ressort de cette entreprise est l'homogénéisation des mentalités. La restructuration du capitalisme à l'échelle du globe s'accompagne en effet d'une véritable standardisation des esprits et des visions du monde. Nul besoin d'insister sur le fait que ce qu'on nous présente comme " nouveauté " en France ne l'est déjà plus depuis longtemps aux États-Unis ou même dans d'autres pays d'Europe occidentale.

    Les " nouveaux économistes ", les " nouveaux philosophes " ou les théoriciens de la nouvelle Droite, n'égaleront jamais leurs maîtres à penser.

    Passe encore pour les idées, même fausses : elles peuvent être combattues. Mais ce à quoi nous assistons est beaucoup plus grave ; il s'agit, selon l'expression d'Henri Gobard, d'une véritable " guerre culturelle " qui vise à la tête, pour paralyser sans tuer, pour conquérir par le pourrissement... détruire de l'intérieur toutes les valeurs, toutes les différenciations, toutes les richesses spirituelles des peuples qui ont accueilli les porte-parole unilinguistiques des sociétés multinationales.

    Les barrières d'ordre culturel ou linguistique constituent en effet autant d'obstacles à l'extension des marchés à une échelle rentable.

    Leur effacement n'est pas seulement une conséquence du développement des multinationales. Il deveient une condition de bon fonctionnement du capitalisme à son stade actuel de concentration. Ce n'est probablement pas un hasard si le projet Pelletier vise à supprimer l'apprentissage de toute autre langue vivante que l'anglais dans les lycées français : toute la logique du système y pousse.

    Les multinationales en effet peuvent compter sur un phénomène massif d'autocolonisation de certaines élites locales qui ont renoncé à tout destin indépendant et n'aspirent plus qu'à un statut de protectorat.

    Un formidable conditionnement s'exerce dès l'enfance à travers la bande dessinée, le jouet, le film, etc. pour transformer les Français en Galloricains, les Italiens en Italoricains, les Allemands en Germanoricains et plus généralement les Européens en Euroricains. Jamais l'idée selon laquelle le pays capitaliste le plus avancé montre aux autres l'image de leur avenir n'a paru plus juste. Non seulement la copie n'est qu'une pauvre reproduction d'un original contestable, mais cet avenir ne peut pas être l'avenir du monde.

    Entendons-nous bien : est en cause, non la culture anglo-saxonne, mais l'imposition, à travers une véritable normalisation culturelle à l'échelle du monde occidental, des schémas de la rationalité capitaliste, tels qu'ils sont élaborés outre-Atlantique, au cœur du système, pour la gestion de l'économie, l'élaboration stratégique, ou tout simplement pour forger le nouveau consensus dont la commission trilatérale a défini les bases.

    A cet égard, le démantèlement de l'O.R.T.F. en 1974 et la ruine organisée de la Société Française de Production (S.F.P.), en précipitant l'invasion de la télévision française par les sous-produits du grand bazar des industries culturelles américaines, dont le contenu s'inscrit presque toujours dans le champ social, moral et politique de l'idéologie dominante, ont constitué la tentative la plus grave et la plus insidieuse d'anesthésier la culture et la volonté de notre peuple.

    Il s'agit de rendre normale et désirable la dépendance, et coupables toute initiative et toute création originales.

    L'américanisation de la vie culturelle et politique tend ainsi à faire de notre pays - comme de tous les autres - une province de l'Empire américain. Celui-ci est érigé en modèle, avec sa société éclatée, ses multiples ghettos, ses syndicats intégrés, ses contestataires réduits à l'agitation et bien sûr sa permissivité infinie, dès lors que le problème du pouvoir ne peut plus se poser, faute qu'il subsiste un mouvement ouvrier organisé face à la domination sans partage de quelques citadelles financières sur des multitudes d'hommes atomisés, spécialisés à outrance, et réduits à l'état de " clients ", au sens romain du terme.

b) Progrès du contrôle social et avènement d'un nouvel ordre intérieur.

    
Si le " mondialisme ", substitué à l'internationalisme - qui laissait subsister les nations - a pour résultat l'homogénéisation culturelle du monde occidental, le véritable objectif des classes dominantes reste d'obtenir des masses la passivité et l'obéissance.

    Un des moyens privilégiés utilisés à cette fin, consiste à développer des sentiments d'insécurité, de crainte, de démission individuelle et collective, pour préparer le terrain, au nom de la " démocratie " (entendue à la mode trilatérale), à des mesures de répression et de contrôle social (fichage, interdictions politiques, délation, etc.). Bien plus, tout en développant l'insécurité, le capitalisme parvient à exploiter et à récupérer l'aspiration légitime à la sécurité.

    Un véritable conditionnement s'opère en particulier autour des thèmes du " crime " (la violence et la délinquance dont on dénonce - souvent contre toute réalité - la progression vertigineuse mais jamais les causes), du fait divers " accidentel " et de la catastrophe.

    En France même, peuvent ainsi se multiplier arrestations arbitraires, jugements expéditifs, atteintes aux libertés traditionnelles (droit de grève dans les services publics - loi sur l'expulsion et l'internement administratif des travailleurs immigrés).

    Parallèlement, une véritable police des esprits tend à anesthésier toute résistance. Noam Chomsky a bien montré par exemple que la critique, dans les sociétés dites " libérales ", reste confinée dans d'étroites limites.

    Contrairement à ce qui se passe dans les systèmes dictatoriaux, l'information est rarement dictée d'en haut. L'orientation se fait de manière beaucoup plus subtile : pressions sur la carrière des journalistes dont on connaît l'inadmissible précarité du statut. Autocensure, choix de commentateurs ou d'éditorialistes d'autant plus efficaces pour conditionner l'opinion et " mâcher " l'information qu'ils paraîtront plus libres d'allures et d'allégeances et, à la limite, seront moins conscients de l'idéologie qu'ils véhiculent. Point n'est besoin que ceux dont le métier est de façonner l'opinion aient, dans leur poche, la carte du parti au pouvoir : il suufit qu'ils en partagent pour l'essentiel la philosophie.

    " Les principes fondamentaux de la propagande d'État, dit Noam Chomsky, sont pris en charge par les critiques. L'appareil de propagande officiel cherche à déterminer le spectre de la pensée et à le limiter : la doctrine officielle à un extrême, celle de ses adversaires les plus acharnés de l'autre, et dans l'intervalle, tout le champ imprégné des mêmes postulats fondamentaux, simplement suggérés, rarement exprimés. Des insinuations, pas d'affirmations... "

    Ainsi peut être façonnée une " opinion moyenne " à partir de laquelle il sera facile, sous prétexte de " démocratie ", de marginaliser les véritables anticonformistes, c'est-à-dire les critiques conséquents du système pris dans son ensemble, de discréditer toute opposition véritable, voire de criminaliser les " extrêmes ".

     Selon Régis Debray, le système des médias démultiplie dans des proportions inouies la puissance de l'idéologie dominante : la société capitaliste avancée marche à la " communication ". Le système des médias remplit le rôle jadis tenu par l'Église et les éditorialistes de radio et de télévision, la fonction des " prédicateurs " qui monopolisaient jadis la formation de l'opinion.

    La confusion s'établit, consciente ou non, entre le gouvernement et la direction de l'opinion. Les hommes qui ont accès aux médias ne sont pas seulement l'huile qui graisse les rouages de " l'État ", mais l'essence qui fait marcher son moteur : " En France aujourd'hui, ceux qui ont le monopole du gouvernement de l'opinion siègent, parfois à leur insu, au gouvernement de la République, lequel ne se soutient plus que de l'opinion des citoyens. "

    Avec l'avènement de la télévision, les impératifs de la diffusion ont conduit bien des universitaires, la grande édition et plus généralement l'intelligentsia à se contenter d'un vulgaire régime " d'autonomie interne " sous la souveraineté de l'État.

    L'accès au petit écran - à quelques rares exceptions près - est devenu la clé de la vente de la notoriété et de la réussite. La course à la " plus grande écoute " engendre le conformisme, jusqu'à façonner une " France décérébrée... pensée au centre " bref, éminemment gouvernable... Les livres sont de plus en plus considérés comme des marchandises consommables dont la promotion commercial vise au premier chef ceux qui les achètent souvent sans les lire, les oublient ou les jettent quand il arrive qu'ils les aient lus.

    Enfin, l'utilisation actuelle de l'audiovisuel accélère, surtout dans les couches sociales les moins directement affrontées à la réalité de l'exploitation, la perte du sens du réel et par conséquent, du sens des valeurs. Qu'est-ce qui existe pour l'opinion en effet, sinon ce que disent les médias ? A quelques centaines de kilomètres de distance, entre un téléspectateur occidental et un téléspectateur des pays de l'Est, l'univers et sa représentation basculent : on n'a plus l'impression de vivre sur la même planète. Qu'est-ce qui est vrai, sinon ce qu'on montre à la télévision ? Quelle portée peut avoir un événement qu'on ignore ? Comment se fait-il par exemple, qu'on parlait tant de l'inflation au Chili au temps de l'Unité Populaire, et qu'on n'en parle plus aujourd'hui sous Pinochet, alors qu'elle a été multipliée par trois ?

    Ainsi se perdent le sens de la rigueur intellectuelle, le respect du public, et, bien entendu, celui de la vérité.

    Pour les médias, ce qui existe c'est ce que disent les autres médias : un monde artificiel se crée, qui contribue à rendre encore plus difficile pour les citoyens la compréhension de la société où ils vivent. La démocratie peut-elle survivre dans un monde conditionné par la publicité, où les images de marque, les sondages plus ou moins orientés, les " coups " télévisés semblent avoir définitivement remplacé l'échange des idées ? Pavlov a détrôné Descartes.

    Les médias véhiculent l'idée que s'opposent la " démocratie présidentielle " et la démocratie représentative de type parlementaire. Celle-ci est dénoncée comme coûteuse, inefficace, inutile et dépassée. Ce dénigrement s'étend à l'ensemble des organes de la démocratie de type parlementaire, parfois même institutions nationales, ainsi que partis et syndicats. Cet ensemble est qualifié de " classe politique " en marge du pays dit " réel " loin des problèmes quotidiens et concrets de la France " profonde " avec laquelle le Président de la République mènerait seul le dialogue loin des divisions et passions politiques.

    Ainsi se dessine progressivement le visage d'une société virutellement totalitaire, et le moindre paradoxe n'est pas que cette société soit en train de s'installer au nom de la lutte contre le " totalitarisme ".

    La nouvelle idéologie du conservatisme libéral ne recule en effet devant aucun amalgame. Elle part des mêmes postulats que le stalinisme mais en renverse les conclusions : puisque l'U.R.S.S. se dit marxiste, c'est bien la preuve que le goulag et non la société sans classe était contenu dans les écrits de Marx. Le fait de rendre les livres responsables de l'Histoire ne nous rajeunit d'ailleurs guère ; au siècle dernier, la réaction française imputaot déjà " la faute à Rousseau " et plus récemment, les échecs militaires en Indochine... à la presse de gauche.

    Ce qu'il faut bien comprendre, c'est l'enjeu de cette lutte idéologique : il s'agit, en mettant en exergue certains faits plutôt que d'autres, de disqualifier toute entreprise de transformation sociale et plus généralement de discréditer toute issue socialiste à la crise actuelle au sein du monde capitaliste avancé.

    L'exploitation idéologique faite en Occident du phénomène de la dissidence fonctionne comme une gigantesque entreprise de démobilisation de la Gauche, et inversement, de remobilisation idéologique du capitalisme. Après vingt années de " détente " relative, celui-ci entend faire face aux menaces dont la crise lui paraît gonflée pour sa propre survie.

    Mais parce que les nouveaux thèmes de propagnade de la Droite correspondent aussi à des réalités que nous ne saurions ignorer, il est décisif que nous, socialistes français, fassions comprendre clairement l'originalité de notre démarche en la situant sur un triple plan historique, idéologique et politique par rapport à l'expérience de l'U.R.S.S. dont on sait d'ailleurs qu'elle ne fut jamais pour nous un modèle.



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