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La crise des sociétés bureaucratiques

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    On peut discuter longuement sur la nature de l'U.R.S.S. Mais il y a un procès qu'on ne peut pas faire aux socialistes français : c'est d'avoir jamais confondu leur horizon avec l'Union soviétique ou avec le " socialisme " des pays de l'Est.

    Dès 1920, au risque de se faire traiter de " pédants doctrinaires ", ils avaient refusé d'accorder l'épithète " socialiste " à la Révolution d'Octobre. Et le socialisme français n'a jamais considéré l'U.R.S.S. comme un pays " socialiste ", pour la raison bien simple que le socialisme ne saurait exister sans la démocratie.

    Deux observations découlent de ce qui précède : les socialistes peuvent parler de l'U.R.S.S. d'autant plus librement que Moscou ne fut jamais pour eux la Mecque du socialisme.

Par ailleurs, ils ne sauraient être confondus et encore moins dupés par la propagande réactionnaire qui entend, à toute force, assimiler le socialisme au stalinisme - ou plus récemment encore au maoïsme - dès lors, bien sûr, que les idoles - Staline ou Mao - sont à terre. cela dans le but évident de convaincre les travailleurs d'Occident que décidément, il n'y a rien à faire avec le " socialisme ", et qu'il est infiniment préférable de supporter le capitalisme plutôt que d'essayer de la remplacer.

    Les socialistes n'ont donc pas d'autocritique à faire. Et par conséquent, ils n'ont pas non plus à épouser le mouvement du balancier et à brûler aujourd'hui ce qu'hier ils n'adoraient pas.

A- La genèse de l'U.R.S.S.

    La création de l'U.R.S.S. et l'avènement de régimes " communistes " sur plus du quart de la superficie émergée du globe constituent certainement le phénomène historique qui marquera le plus notre siècle.

    Mais on nepeut comprendre la genèse de l'U.R.S.S. par rapport à la perspective du mouvement ouvrier européen, telle qu'elle s'exprimait alors à travers la IIe Internationale, si on ne revient pas sur les orientations nouvelles que, dès le début du siècle, Lénine avait imprimées à son parti, et surtout sur les conditions particulières du déroulement de la Révolution russe et de l'avènement du pouvoir soviétique.

    L'apport idéologique de Lénine tient en la conception nouvelle du Parti (le centralisme démocratique) et surtout en l'idée stratégique d'une rupture de l'impérialisme, dernière étape du capitalisme, en son maillon la plus faible : la Russie tsariste, " économiquement arriérée mais politiquement avancée ". En ce sens, Gramsci a pu parler d'une Révolution " contre le Capital ".

    Pour Marx, on le sait, le socialisme était le produit historique du capitalisme, au stade le plus avancé de son développement. Et c'était aussi la thèse rappelée par Blum au Congrès de Tours.

    Cette première vision historique de Lénine s'est révélée être une impasse stratégique : aucun pays capitaliste développé n'a fait sa révolution au lendemain d'octobre 1917. Après l'échec de la Révolution allemande, l'U.R.S.S. est restée isolée. Et ce sont par la suite des pays " arriérés ", semi-coloniaux, qui ont imité son exemple : Chine, Cuba, Vietnam, etc. Là encore, c'est Lénine qui a échafaudé à la fin de sa vie une deuxième hypothèse, celle d'une voie russe, originale, vers le " socialisme " : " un peuple placé dans une situation sans issue " ne peut pas attendre passivement que soient créées, de par l'évolution du capitalisme, les conditions du socialisme : il cherchera, par la révolution, à jeter les bases d'un pouvoir qui lui permettra de réunir ces conditions, " pour rejoindre ensuite les autres peuples ".

    Cette deuxième interprétation allait gouverner le choix du " socialisme dans un seul pays ", mais par des voies que Lénine n'avait pas prévues. Car l'analyse de Marx allait prendre sa revanche : en l'absence d'une classe ouvrière nombreuse, la société soviétique allait enfanter le stalinisme, qui dévorerait les compagnons de Lénine.

    L'isolement, la guerre civile, l'hostilité du monde capitaliste, l'arriération et la désorganisation économiques, la tradition de la bureaucratie tsariste, la marche à la dictature (dissolution de la Constituante, 1918 - élimination des autres Partis socialistes, 1918-1921 - interdiction des " fractions " au sein du Parti bolchévique, 1923), la brutalité des choix économiques et sociaux (subordination absolue des syndicats au Parti - adoption du taylorisme dans les usines - choix de l'accumulation socialiste primitive par la collectivisation des terres et la spoliation brutale de la paysannerie) allaient donner progressivement au pouvoir soviétique son terrible visage, Staline introduisant par surcroît dans le système une dimension pathologique.

    Le conflit tragique entre le volontarisme d'une poignée d'hommes exceptionnels et la marche implacable de l'Histoire a sa grandeur, dont témoignent les efforts désespérés de Lénine dans les dernières années de sa vie pour temporiser (la Nep), dénoncer Staline et tenter d'en freiner la montée (dans l'affaire des nationalités caucasiennes) et surtout pour parvenir à théoriser cette fameuse voie russe au socialisme (à travers le rôle des syndicats, des coopératives agricoles et surtout d'une " révolution culturelle " dont il ressentait l'impérieuse nécessité).

    Selon l'expression d'Eugène Varga, Lénine, créateur dépassé par sa création, a vraiment été " le rêveur du Kremlin ". Ce qu'il appelait une " déformation bureaucratique " n'était pas, comme il l'espérait, un phénomène temporaire.

    Des sociétés nouvelles, spécifiques, irréductibles à aucune autre, sont nées. Elles doivent être scientifiquement analysées tant il est vrai, selon l'expression de Marx, que " les hommes font l'Histoire, mais ne savent pas l'histoire qu'ils font ".

B- La nature des pays de l'Est

    Les sociétés de l'Est peuvent revendiquer la première vue des traits qui les apparentent au " profil traditionnel socialiste " tel qu'il se dégageait des écrits des penseurs socialistes du XIXe siècle :
- appropriation juridique de l'essentiel des moyens de production par la collectivité ;
- planification de l'économie ;
- priorité donné à la protection sociale et à l'éducation.

    On ne peut pas non plus passer sous silence les réalisations historiques de ces régimes :
- l'industrialisation et la transformation sociale et culturelle de pays généralement " arriérés " (exception faite de la Tchécoslovaquie et de la R.D.A.) ;
- l'aide apportée aux luttes des pays du Tiers Monde pour leur libération économique et politique contre les entreprises de l'impérialisme, pourvu que ces luttes ne contredisent pas les intérêts de l'État soviétique.

    Nul, enfin, ne peut oublier le rôle historique déterminant de l'U.R.S.S. et l'ampleur du tribut acquitté par elle dans l'écrasement du nazisme, ce monstre enfanté par la première crise du capitalisme au XXe siècle.

    Mais en regard, que de traits qui rendent manifeste que les sociétés de l'Est n'ont rien à voir avec le socialisme.

    ces sociétés demeurent des sociétés inégalitaires, où une couche sociale qui prend de plus en plus le caractère d'une classe dirigeante met en œuvre administrativement les moyens de production et impose sa domination aux producteurs (ouvriers et paysans). La division sociale du travail revêt des formes qui ne sont pas substantiellement différentes de celles qui existent dans les pays capitalistes.

    Le régime du Parti unique, sa fusion avec l'État et celle de l'État avec la société, et enfin le principe hiérarchique de la domination rigoureuse de l'échelon supérieur sur l'échelon inférieur aboutissent à restreindre la vie politique nationale à un milieu extrêmement fermé, interdisant pratiquement tout débat politique, toute critique non sollicitée et toute vie démocratique et entraînant en définitive l'indifférence, la passivité et l'irresponsabilité. Les dirigeants ne peuvent être remis en cause ; minorité " éclairée ", ils exercent au nom du prolétariat une dictature... sur le prolétariat, sans qu'existent ni moyens de contestation (presse et réunions libres - liberté d'association), ni procédures démocratiques (élections libres, pluralité des partis, courants de pensée au sein du Parti communiste). La censure règne. Ni la création, ni la culture ne sont libres. Non seulement, l'État n'a pas dépéri, mais il est devenu une machine extrêmement efficace de contrôle social et policier.

    Ce qui est grave, c'est que la machine du " goulag " telle qu'elle existait sous Staline, puisse encore être remise en marche : des hommes qui occupaient des postes de responsabilité à l'époque du stalinisme les occupent toujours. La nature du système n'a pas été modifiée, comme le manifeste le détournement de la psychiatrie à des fins politiques.

    Au contraire, les tentatives de libéralisation ont tourné court. L'immobilisme peut à la longue déboucher sur une véritable ossification. Certaines contradictions propres à l'économie soviétique, la contestation dans les démocraties populaires, l'existence ouverte de la dissidence, la rupture avec la Chine, la montée des revendications nationalistes en U.R.S.S. même peuvent donner le sentiment d'une fragilité préoccupante, dans la mesure où la cohésion du système soviétique semble de plus en plus tenir à sa puissance de coercition, policière et militaire.

    Sans doute existe-t-il de réels éléments de cohésion dans la société soviétique :
- la puissance du patriotisme soviétique qui n'est pas réductible à un " chauvinisme grand-russe " ;
- la capacité du régime à satisfaire, progressivement, les aspirations des masses à jouir d'un niveau de vie supérieur et à disposer de biens de consommation de type occidental ;
- et enfin, sans doute l'endoctrinement réalisé au nom du " marxisme-léninisme ".

    L'insitution d'une philosophie d'État sous le nom du marxisme-léninisme constitue enfin le dernier trait qui rend le régime des pays de l'Est incompatible avec le socialisme. Les concepts marxiens ont perdu en U.R.S.S. leur valeur critique. Ils remplissent une fonction essentiellement apologétique.

    C'est au nom du marxisme que Staline a déclaré la lutte des classes éteinte en U.R.S.S. en 1936, pour justifier l'année suivante par des " complots " les procès de Moscou. Un marxisme byzantin sert ainsi d'idéologie dominante et scelle l'hégémonie de la bureaucratie sur l'ensemble de la société soviétique.

    Ainsi les sociétés de l'Est ne sont pas des sociétés socialistes. Mais elles ne sont pas non plus des sociétés capitalistes ; les moyens de production échappent à l'appropriation privée. La régulation économique ne se fait pas par les prix (à travers le marché). Le profit n'est plus le mobile fondamental de l'activité économique. Une gestion administrative s'est substituée au " marché du travail ".

    L'orientation des facteurs de production ne se fait plus en fonction des perspectives de rentabilisation du capital. S'il existe toujours une plus-value, celle-ci est prélevée centralement et elle est affectée en fonction de critères politiques.

    Ces sociétés relèvent d'un mode de production étatique. En effet, leur collectivisme est vidé de son contenu socialiste du fait de la maîtrise de la plus-value et de l'accaparement de l'État par une couche dirigeante qui prend de plus en plus le caractère d'une classe et tient son pouvoir du Parti.

    Tout s'est passé dans ces sociétés comme si l'industrialisation s'était faite, non pas à travers un mode de production, fondé comme l'est le capitalisme, sur l'exploitation décentralisée de la force du travail, mais, en raison même de l'absence d'une bourgeoisie nationale suffusamment forte et entreprenante, à travers un mécanisme unique d'exploitation, d'accumulation, d'organisation et de domination de la société : l'État-Parti.

    C'est pourquoi, même si les valeurs affirmées sont celles du socialisme (et ceci n'est d'ailleurs pas sans importance) nous ne pouvons pas considérer les sociétés de l'Est comme des sociétés " socialistes ".

    L'existence de classes sociales différenciées et le maintien d'un appareil d'État coercitif, même s'ils cherchent leur justification dans le retard de l'économie et dans un environnement international hostile, sont inhérents aux rapports de production eux-mêmes. La conquête de nouveaux droits par le mouvement ouvrier et démocratique se heurte au régime politique et institutionnel en place et, dans les démocraties populaires, aux rapports de forces tels qu'ils découlent de la Seconde guerre mondiale.

    Il s'agit donc de formations sociales puissamment hiérarchisées et d'un système relativement stable.

    La nature des pays de l'Est ne peut cependant se réduire à une explication unique. Des contradictions dans le développement économique et politique (l'exemple de l'agriculture et de son mode d'appropriation) et surtout des différences historiques, sociales et culturelles ont modelé le visage des sociétés de l'Est européen.

    Ainsi, en dépit d'une fragile autonomie dans la définition de leur orientation en termes de société (cf. la théorie soviétique de la souveraineté limitée), nous n'ignorons pas les voies particulières propres à certaines nations comme la Yougoslavie et à un degré moindre la Hongrie et la Pologne. Ces différences, cette variété de situations fondent un système plus complexe qu'il n'y paraît à première vue. Notre politique internationale doit prendre en compte cette donnée fondamentale d'autant plus que les notions de droit à l'identité des peuples, à leur pleine autodétermination, au respect des cultures nationales et régionales constituent des principes intangibles de l'action socialiste.



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