La gauche peut être fière des 35 heures

Martine Aubry



Entretien avec Martine Aubry, maire de Lille, paru dans le quotidien Le Monde daté du 9 octobre 2003
Propos recueillis par Isabelle Mandraud
 

Comment vivez-vous les attaques contre les 35 heures ?
Cette polémique ne fait que confirmer l'attitude du gouvernement qui, depuis son arrivée au pouvoir, fait porter à ses prédécesseurs les difficultés économiques et sociales de la France d'aujourd'hui, et n'a pas le courage d'assumer les choix de sa propre politique. Il est temps, en effet, d'avoir un vrai débat démocratique et serein sur les 35 heures.

Êtes-vous favorable à une mission d'information parlementaire sur le sujet ?
Tout à fait. Cela permettra de faire la part des faits et des contre-vérités, et nous éloignera des fantasmes.

Le gouvernement accuse les 35 heures de peser sur le déficit public...
Au moment où il allait être mis en cause par la Commission européenne parce que les déficits publics atteignent 4 % et non 3 %, soit 15 milliards d'euros de trop, Alain Lambert utilise cette grosse ficelle en faisant croire que c'est justement là le coût des 35 heures. Pour cela, il a additionné les allégements de charges décidées par MM. Juppé et Balladur et ceux liés aux 35 heures. La réalité, confirmée par tous les experts, c'est que les 35 heures ont coûté stricto sensu 5,2 milliards d'euros. Si l'on prend une estimation prudente de 350 000 emplois créés, ils ont généré plus de 4 milliards de cotisations sociales, auxquelles s'ajoutent les cotisations à l'Unedic, les baisses des dépenses chômage et les rentrées fiscales.

Au final, vous le voyez, le coût est très faible. La vérité est plus dure pour le gouvernement. Ce sont ses propres décisions, notamment les baisses d'impôts dans une période de quasi-récession, qui sont responsables des 4 % de déficit.

L'offensive de la droite s'accompagne d'un discours sur la valeur travail. Que répondez-vous ?
Je suis convaincue que le travail est une valeur fondamentale, pas seulement pour gagner sa vie, mais aussi pour trouver sa place dans la société et être utile socialement. Je ne crois pas à une crise générale du travail. Je vois chaque jour des salariés se battre avec l'énergie du désespoir pour garder leur emploi. Je vois des chômeurs prêts à tout pour sortir de leur situation. Qu'on ne nous dise pas que les 35 heures, dont le principal objectif était de faire retrouver un emploi à un maximum de personnes, ont dévalorisé le travail. Ce qui le déprécie aujourd'hui, ce sont les licenciements strictement financiers ou les entreprises dont l'objectif n'est plus la création de biens et de services valorisant la compétence, l'expérience et l'imagination de salariés, mais le seul bénéfice des intérêts à court terme. Pour conforter le travail, il faut lui donner du sens.

Le PS ne s'est-il pas fourvoyé en agissant sur le temps de travail plutôt que sur les salaires ?
Rappelez-vous 1997 : 3 millions de chômeurs. Un engagement de la gauche : faire reculer le chômage là où tous les gouvernements depuis vingt ans avaient échoué. Nous avons ouvert toutes les pistes. Même si les accords sur les 35 heures ont permis de faire des arbitrages au profit des chômeurs, force est de constater qu'entre 1999 et 2002 le pouvoir d'achat des salariés a augmenté en moyenne de 1,3 % par an, alors qu'il a régressé de 1,1 % au seul premier semestre 2003... Le candidat Chirac promettait de privilégier les salaires plutôt que les 35 heures. Les Français, aujourd'hui, n'ont ni l'un ni l'autre.

Le gouvernement a cassé le cercle vertueux que nous avions mis en place : consommation, croissance, emploi. Les résultats sont là : la France est en quasi-récession et retombe en queue du peloton européen, les indices de confiance sont au plus bas, la consommation s'effondre. Nous allons retrouver un chômage à deux chiffres avant la fin de l'année et, pour la première fois depuis dix ans, le nombre d'emplois a baissé (- 60 000 au semestre 2003). Les Français, notamment ceux des classes moyenne et populaire, sont déboussolés.

Les 35 heures sont-elles pour quelque chose dans le résultat du 21 avril, dans la coupure entre la gauche et les classes populaires ?
Je ne le crois pas. Le 21 avril me semble la conséquence de deux phénomènes engageant notre responsabilité : les difficultés des salariés modestes ou précarisés, qui n'arrivent plus à vivre de leur travail, et le sentiment d'abandon de Français qui vivent dans des quartiers défavorisés. Leur réaction a été d'autant plus forte que la situation s'améliorait autour d'eux.

La seconde cause réside, à mon avis, dans l'évolution de nos sociétés toujours plus individualistes, repliées sur elles-mêmes, valorisant le toujours plus au détriment des valeurs collectives, traitant les problèmes dans l'urgence sans préparer l'avenir. Cette absence d'ambition et de sens collectif, commune à beaucoup de sociétés développées, est d'une grande gravité. Ma conviction est que la politique du gouvernement conforte aujourd'hui ces phénomènes et renforce le repli sur soi, voire le populisme et les extrémismes.

Les syndicats refusent l'abrogation de vos lois, mais Marc Blondel dit qu'elles se sont faites " sur le dos des salariés ".
Le meilleur moyen de le savoir, c'est d'interroger les salariés concernés. 70 % d'entre eux estiment que les 35 heures leur sont bénéfiques, 12 % qu'elles ont provoqué des retours en arrière - selon une série de sondages publiés sur le sujet -. Ce sont ces 12 % qui m'intéressent. Ces salariés travaillent dans des entreprises ayant accru le stress ou la flexibilité, qui détériorent les conditions de travail. Une réforme de cette ampleur nécessite forcément des ajustements, qui étaient d'ailleurs largement prévus par la loi. C'est dans cet esprit que des évolutions peuvent avoir lieu, et non pour remettre en cause les 35 heures.

Certains, au PS même, critiquent votre méthode...
Chacun a le droit d'avoir ses convictions. Je sais que jamais une réforme ne s'est autant appuyée sur les réalités du terrain. La première loi a lancé une immense expérimentation, qui a donné lieu à plus de 10 000 accords. C'est à partir de ces accords, dont aucun n'a été remis en cause, que la seconde loi a été construite. Au final, les 35 heures ont entraîné un mouvement sans précédent de négociations, avec 120 000 accords d'entreprise et des centaines d'accords de branche.

Certes, il y a eu des difficultés ou des retours en arrière ; c'est là qu'il faut agir. Mais l'autoritarisme dont j'entends parler est bien plutôt du côté du gouvernement, lorsqu'il impose la suppression des emplois-jeunes, remet en cause l'allocation spécifique de solidarité (ASS) pour les chômeurs en fin de droit, et diminue l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) pour les personnes âgées. La voilà, la brutalité ! Le gouvernement serait le chantre de la négociation. Que ne l'a-t-il démontré dans tous ces domaines et pour les retraites ?

Si c'était à refaire, vous y prendriez-vous autrement ?
Les Français parlent aujourd'hui de leurs RTT comme ils parlaient hier des congés payés. La gauche peut être fière de cette réforme. Comme toute grande réforme, elle nécessite des adaptations. Aujourd'hui, si nous étions encore aux responsabilités, je proposerais de réunir les partenaires sociaux pour faire un réel bilan et introduire, lorsque c'est nécessaire, des protections ou des souplesses nouvelles.

La gauche n'a-t-elle pas là perdu la bataille politique ?
Lorsqu'une société crée de plus en plus d'exclus, lorsque le chômage humilie chaque jour plus d'hommes et de femmes, il y a un vrai choix politique à faire. Ou les problèmes se règlent par les conflits ou ils se résolvent par le partage et la solidarité. La société des conflits, c'est celle de la loi du plus fort, qui pénalise en permanence les plus fragiles. Nous, nous avons fait le choix d'une société moins individualiste, plus solidaire et plus fraternelle. Je suis persuadée que les Français, inquiets de la dérive du monde, du terrorisme à la misère, ou de notre pays qui va vers la régression économique et sociale, savent que ce sont ces valeurs qui permettront à la France et au monde de vivre mieux. Là est réellement le terrain de valeurs, là est vraiment la politique.

© Copyright Le Monde


Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]