Dire non pour sauver l'Europe

Pervenche Berès
Point de vue publié par Pervenche Berès, présidente de la commission économique et monétaire du Parlement européen, paru dans le quotidien Le Monde daté du 29 septembre 2004


 
Européenne convaincue, membre des conventions ayant rédigé le projet de traité constitutionnel et la Charte des droits fondamentaux, je n'aurais pas osé dire " non " au projet de traité constitutionnel. Le choix politique de Laurent Fabius me permet de le faire. Pour la gauche, pour la France, pour l'Europe.

Parce que Jacques Chirac n'a rien fait pour défendre nos priorités et que les chefs d'Etat et de gouvernement ont abîmé le texte que la Convention avait préparé. Ils ont dégradé, compliqué et ils ont reporté l'amélioration du processus de décision. Ils ont supprimé l'exigence de transparence que la Convention voulait imposer aux travaux du Conseil. Ils n'ont pas supprimé la référence à l'héritage religieux et ils ont affaibli la portée de la Charte des droits fondamentaux. Ils ont introduit la stabilité des prix parmi les objectifs de l'Union. Ils n'ont pas autorisé le fonctionnement des services publics en dehors des règles de la concurrence.

Ils n'ont pas permis la définition d'un salaire minimum, ils n'ont pas fait progresser l'harmonisation fiscale et ont supprimé les maigres avancées arrachées par la Convention sur la lutte contre les paradis fiscaux. Ils ont supprimé les pouvoirs du Parlement européen dans la négociation du budget. La Convention a eu la trop grande sagesse de ne pas toucher à ce qui relevait de leur pouvoir direct, le mode de révision de la future Constitution. Sans surprise, leur seul point facile d'accord aura été de n'y rien changer.

- Parce que l'Europe est devenue un bateau ivre auquel ce texte ne redonnera ni boussole ni cap. On ne peut pas regretter que cela ne marche pas et ne pas saisir l'occasion qui nous est ainsi donnée d'agir.

- Parce qu'il y a urgence et que je pense que c'est ainsi que l'on perdra le moins de temps. Je rappelle d'ailleurs que l'essentiel du texte ne s'appliquerait au plus tôt qu'au 1er novembre 2009.

- Parce que, lorsque nous aurons aménagé notre maison commune à 25 sur la base de ce texte, ce n'est pas une dynamique allante qui aura été installée. Ceux qui ne veulent pas voir l'Europe progresser nous auront embarqués. Ils auront gagné.

Les Français ont le droit de dire : " Cette fois-ci, c'est " non ", parce que nous voulons une autre Europe. " Saisissons cette chance et que chacun respecte les éléments nationaux du débat qui s'engage. Les socialistes français ont gagné les élections européennes sur le projet de l'Europe sociale, pas sur ce texte.

- Parce que ni la France ni les autres Etats-providence d'Europe ne se sentiront à l'aise avec cette Constitution. Ces pays sont à la fois responsables et victimes de l'état de la construction européenne, mais ce n'est pas en enfermant leurs peuples dans une maison qui leur est étrangère que l'on recréera de la dynamique européenne. La France et l'Allemagne ne sont plus que 2 parmi 25, mais croire que l'Europe peut avancer sans que leurs citoyens s'y reconnaissent, sans que les avancées de l'Europe recoupent leurs intérêts est une illusion.

- Parce qu'on ne peut pas emporter l'adhésion des Français avec un texte que Tony Blair vendra aux Anglais en leur expliquant qu'il ne change rien.

Ce texte n'est pas porteur de dépassement comme l'était le traité de Maastricht fondateur de l'euro. Il n'a pas la valeur symbolique d'une Constitution. Il apporte de légers correctifs à Nice, mais pas de projet pour faire avancer l'Europe.

- Parce que la négociation se termine comme toujours sur la base de ce que souhaitent les moins-disants. Mais comment dire aux Français ou à leurs représentants, comme on le fait depuis le traité de Maastricht : " Votez "oui ", on progressera dans le domaine social la prochaine fois", alors que, cette fois-ci, pour la première fois, ceux qui souhaitent aller plus loin sont minoritaires en Europe ?

- Parce que, comme le dit Wolfgang Munchau, économiste allemand, " le problème de la Constitution, c'est qu'elle laisse intact le système actuel de politique économique qui est défaillant. Elle ne pourra tout simplement pas constituer un cadre pour une union politique capable de supporter une union monétaire à long terme. Valéry Giscard d'Estaing, l'ancien président français qui a présidé la Convention, a prédit que cette Constitution durerait cinquante ans. Espérons qu'il se trompe. S'il a raison, la Constitution pourrait bien survivre à l'euro ".

- Parce que la gauche, forte de cinquante années d'expérience européenne, perd l'espoir de voir l'Europe sociale exister. En acceptant cette Constitution, on prépare le peuple de gauche à un divorce inéluctable avec l'ambition européenne. Je ne voudrais pas en être complice.

J'entends les objections : " Vous serez isolés, c'est une erreur historique. " Nous serons isolés tant que les conditions d'une réouverture du débat n'auront pas été installées. Au lendemain d'un " non " français, les européens convaincus, ceux avec lesquels nous voulons avancer, devront retrousser leurs manches. Ils pourront alors le faire sur la base de la dynamique qui aura été créée par le " non " français pour faire rebondir le projet européen autour de sa force, c'est-à-dire son modèle social, tout en permettant à la grande Europe de fonctionner sur une autre base que le mauvais traité de Nice.

L'erreur historique, c'est Jacques Chirac qui l'a commise par trois fois, en ignorant les préoccupations budgétaires de notre allié allemand à Berlin en mars 1999, en refusant que les décisions soient dorénavant prises à la majorité des Etats et des populations à Nice en décembre 2000 et, pendant la guerre en Irak, en traitant ceux qui venaient enfin de nous rejoindre de mal élevés qui devaient se taire.

Je suis européenne mais je suis aussi socialiste, et, comme beaucoup de mes concitoyens, je m'inquiète du devenir de notre modèle social. Sociale-démocrate, je suis d'ordinaire peu adepte de la mystique des stratégies de crise, comme je l'écrivais dans ces colonnes il y a un an en dénonçant " ce gauchisme aigre-doux qui dit " non " à la Constitution européenne ".

Lucide sur la qualité des travaux de la Convention et des régressions imposées par les chefs d'Etat et de gouvernement, j'ai aussi conscience que l'Europe ne peut avancer sans l'appui des citoyens. Cela suppose que ce qu'on leur propose soit à la hauteur des défis à venir. Ce n'est pas le cas avec ce texte.

Nous ne trouverons ni l'énergie pour rebondir ni l'unanimité pour le changer. A l'heure des délocalisations, des menaces sur les services publics et sur l'avenir de la protection sociale, nous ne pouvons pas accepter de renvoyer, une fois encore, les préoccupations sociales des citoyens aux calendes. C'est pour cette raison que cette fois-ci, dire "non", c'est redonner une chance à l'Europe.

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