Au lieu de faire des choix clairs, M. Raffarin esquive


Entretien accordé par Bertrand Delanoë, maire de Paris, au quotidien Le Monde daté du 2 décembre 2003
Propos recueillis par Christine Garin et Hervé Gattegno

 

Vous dirigez la plus grande collectivité de France, vous êtes l'une des figures du PS et pourtant, vous parlez peu de politique ; comment concevez-vous votre rôle ?
Rien ne peut être au-dessus du mandat que j'ai reçu des électeurs en 2001. Ils m'ont dit : " Animez cette ville, faites vivre la démocratie locale, changez les mœurs politiques, réalisez des crèches et des logements, luttez contre la pollution et développez la force culturelle et économique de notre ville ! " Cette activité mobilise toute mon énergie. Mais les enjeux nationaux et internationaux de l'époque ne peuvent pas laisser insensible le citoyen engagé que je suis. C'est pourquoi si je peux apporter une contribution à la réflexion collective, je le fais volontiers. Sans sortir de mon rôle.

Ce rôle dépasse donc les frontières du PS ?
Tout acteur démocratique a un rôle au-delà de sa famille politique. Le maire de Paris agit, s'exprime, représente sa cité sur la scène nationale et internationale. Et quand le terrorisme, la guerre, les menaces sur la démocratie vous interpellent, vous ne pouvez pas raisonner à l'aune de votre seul parti, aussi fidèle que vous lui soyez - et je le suis.

Solliciterez-vous un second mandat à Paris en 2007 ?
Je définis ma tâche comme celle d'un " manager public " et je m'y livre à fond. Elle est éprouvante, dévore mon temps mais elle me passionne. J'ai été cadre dans le privé, dirigeant du PS, député, sénateur, chef d'entreprise : jamais une fonction ne m'a procuré autant de satisfactions, ne m'a rendu aussi heureux. Pour moi, ce sont ces six années qui comptent. A la fin de ce mandat, il sera bien temps de se poser la question. L'avenir de Paris ne m'indifférera jamais. Mais je me vois d'autres vies possibles après 2007, y compris sur le plan personnel.

Comment conciliez-vous les objectifs du socialiste et ceux du " manager public " ?
Je me sens entrepreneur. Non pour augmenter une marge ou faire du profit, mais pour construire des crèches, des piscines, pour stimuler la dynamique démocratique et la justice sociale à Paris. Mes convictions socialistes me conduisent aussi à avoir des exigences sur l'efficacité de la dépense publique - pour la seule année 2003, nous avons économisé près de 30 millions d'euros dans la gestion de l'Hôtel de Ville - comme sur notre rapport au temps : il y a quelques jours, nous avons livré une école, quatorze mois seulement après le début des travaux. J'aime quand un tel management permet de satisfaire une demande légitime de la population ; c'est comme ça qu'on peut redonner confiance dans la vie collective.

Le maire de Paris est en même temps président du conseil général ; comment juge-t-il les projets du gouvernement en matière de décentralisation ?
Avec la méfiance que ce projet mal ficelé suscite chez tous les présidents de conseils généraux ! Je vois d'ailleurs, dans la décentralisation précipitée du RMI dès janvier 2004, la volonté de l'Etat de se délester de charges qui concernent pourtant la solidarité nationale. De ce point de vue, le débat parlementaire n'a que très partiellement clarifié la question de ce transfert du RMI et de la compensation financière de l'Etat. Dans le même temps, les départements vont directement gérer les effets des mesures brutales du gouvernement sur les chômeurs. A Paris, 12 000 personnes perdront leurs droits à l'indemnisation chômage et nous prévoyons 10 000 RMistes supplémentaires !

Si des habitants vivent bien dans la capitale, beaucoup de femmes et d'hommes ont besoin de cette solidarité. Cette ville ne peut pas être belle, ni conquérante, si elle ignore les plus fragiles. Depuis que je suis maire, j'essaie de pallier certaines carences de l'Etat et de corriger les erreurs du passé. Notre dépense consacrée au social et à la solidarité a augmenté de 18 % ; et nous l'augmenterons encore de 10 % en 2004.

Vous accusez le gouvernement de se défausser sur les collectivités ?
Je l'accuse d'être injuste, inefficace et incompétent. Il fait de la pub, mais en moins de deux ans, le chômage a augmenté de 7 %. Les crédits pour l'emploi, la formation et le logement ont diminué. L'aide médicale d'Etat a été fortement réduite. Quant à la suppression des emplois-jeunes, elle déstabilise à la fois les collectivités locales et le monde associatif, et prive de nombreux Français de nouveaux services. Malgré cela, les déficits se creusent et la France ne tient plus ses engagements européens. Baisser les impôts de ceux qui en ont le moins besoin, c'est socialement injuste ; encourager l'épargne et non la consommation, c'est économiquement inefficace. Ces incohérences nourrissent le sentiment d'un divorce entre les citoyens et leurs représentants. Alors que nous vivons une crise profonde de notre démocratie, qui nous impose d'être courageux et, surtout, de faire des choix clairs, M. Raffarin, lui, esquive et n'assume pas.

Comment jugez-vous la politique menée par Nicolas Sarkozy ?
Je ne conteste pas son énergie, au moins en matière de sécurité. Mais dans ce domaine, l'autosatisfaction et la mise en scène sont imprudentes. En termes statistiques, il y a des résultats, même s'ils sont contestés, y compris par plusieurs syndicats de policiers. Mais ce qui compte, c'est le vécu des citoyens. A Paris, j'observe que la délinquance a commencé à baisser dès janvier 2002 - soit avant son arrivée - et je l'attribue largement à la coproduction que j'ai instaurée avec la préfecture de police, alors que la droite me proposait de créer une police municipale, concurrente de la police nationale. Si j'avais accepté, Paris n'aurait pas les moyens de contribuer à ce point au budget de la préfecture de police et de la brigade des sapeurs-pompiers. Aucun maire de Paris avant moi n'a consenti un tel effort financier pour la sécurité des habitants. J'ajoute qu'une politique fondée exclusivement sur la sanction, sans être assortie d'une grande politique de prévention, est dangereuse.

Vous dites : "Au moins dans le domaine de la sécurité... " Et pour le reste ?
Je suis favorable à la mise en place du Conseil français du culte musulman. Mais il y a eu 4 000 votants alors que la France compte 5 millions de musulmans ; à ceux-là, quelle reconnaissance donne-t-on ? Et pourquoi M. Sarkozy accorde-t-il autant d'importance à l'UOIF (Union des organisations islamiques de France), qui n'est que la deuxième force représentée au sein de ce Conseil, mais aussi la plus radicale ? Il s'est rendu à leur congrès ; il y est intervenu devant une salle où les femmes - voilées - et les hommes accédaient par des portes distinctes. Dehors, on distribuait des tracts appelant au boycott de produits dits " sionistes ". Fallait-il, comme il l'a fait à la télévision, introniser en porte-parole des musulmans français une personnalité étrangère, Tariq Ramadan, qui a tenu des propos antisémites et qui considère que la lapidation des femmes n'est pas " applicable " ? Quand on est ministre de l'intérieur, on ne joue pas aux apprentis sorciers.

Vous auriez refusé de débattre avec M. Ramadan ?
Evidemment. Considérer une composante de la population comme une clientèle électorale, dans le seul but de se valoriser soi-même, est une faute politique lourde.

Faut-il une loi pour interdire le port de signes religieux à l'école ?
La loi peut être un bon instrument. Mais pourquoi arrêter une solution alors que le débat est à peine engagé, et avant même d'avoir recherché le consensus le plus large ? L'annonce d'une loi alors que la commission Stasi n'a même pas rendu son rapport risque de donner l'impression que l'on stigmatise une composante de notre société.

Regrettez-vous que François Hollande se soit rallié à cette option ?
Sa tâche est difficile et je ne fais pas la leçon à mes amis. Je dis ce que je pense, tout en m'efforçant de faciliter le rassemblement des socialistes autour du premier secrétaire.

Que vous inspire la division du PS sur la question de l'élargissement de l'Europe ?
Le PS a une ligne européenne. Elle n'a pas été choisie par ses dirigeants mais par ses militants qui, au dernier congrès, ont voté à 60 % en faveur de l'élargissement. Nos parlementaires auraient dû respecter cette décision démocratique.

Vous vous êtes prononcé en faveur du projet de Constitution européenne préparé par Valéry Giscard d'Estaing...
L'Europe reste un espace imparfait où la démocratie et la justice sociale doivent progresser. Ce texte marque des progrès incontestables sur le plan démocratique, mais aussi en matière d'emploi ou de services publics, même s'il faut aller beaucoup plus loin sur ces points. En tout cas, je préfère un texte qui nous fait avancer au statu quo.

Faut-il faire entrer la Turquie dans l'Union européenne ?
Les attentats d'Istanbul visaient notamment à faire basculer l'actuelle majorité politique de la Turquie dans le camp de l'intégrisme. Cela me renforce dans ma conviction déjà ancienne : si on ne considère pas l'Europe comme un club chrétien, la Turquie y a sa place. Pour moi, la question n'est pas l'appartenance de l'immense majorité des Turcs à la religion musulmane, c'est l'état de la démocratie dans ce pays, les droits de l'homme et la laïcité. Son entrée dans l'Union européenne doit dépendre des réponses apportées à ces seules questions.

Vous vous dites également préoccupé de l'état de la démocratie dans notre pays...
Il y a plus grave que le 21 avril : ce qu'il révèle se développe. Une forme de désespérance qui nourrit le populisme, le racisme, l'antisémitisme et l'irrationnel. Il faut donc tenter de restaurer l'envie de vie collective, en rendant plus efficace le service public et en saisissant toutes les occasions de donner un rôle aux citoyens, y compris en dehors des élections. A ma place, je tente d'y contribuer, notamment par la pratique de la démocratie participative.

Certains assurent que le scénario du 21 avril 2002 pourrait se reproduire aux régionales. Partagez-vous cette crainte ?
Oui, le risque existe. C'est pourquoi j'ai bien l'intention de jeter toutes mes forces dans le soutien à Jean-Paul Huchon et au projet qu'il porte. Il faudra convaincre qu'il y a mieux à faire que de s'abstenir, se réfugier dans les extrêmes ou dans la démagogie. La gestion d'une majorité issue d'un accord n'est pas toujours facile - j'en sais quelque chose. Mais quand on a géré ensemble, on doit rendre des comptes ensemble et proposer ensemble. Je me réjouis donc que les Verts franciliens aient choisi l'union dès le premier tour des régionales. A Paris, cette synergie fonctionne. J'ai 33 adjoints qui représentent toutes les composantes des forces progressistes. Si la question se posait aujourd'hui, je n'en changerais aucun.

La course présidentielle a déjà commencé au PS. N'est-ce pas trop tôt ?
Interdire aux ambitions personnelles de s'exprimer serait hypocrite et irréaliste. Mais il n'y a de destinée qui puisse s'accomplir qu'au service d'un projet collectif. L'heure des candidatures viendra. Et là encore, ce sont les militants qui choisiront. Pour l'instant, le PS n'a qu'un seul animateur, désigné par un vote : François Hollande.

Et vous-même, vous arrive-t-il de songer à entrer dans la course à l'Elysée ?
Je vous l'ai dit : ma tâche me passionne. Et je m'applique à moi-même ce que je recommande aux autres.

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