Pas de plan B dans les cartons.
Pas de plan B dans les têtes

Jacques Delors
Entretien avec Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne (1985-1995), président de « Notre Europe », paru dans le quotidien Nord-Éclair daté du 14 mai 2005.


 

A moins de trois semaines du référendum, comment sentez-vous évoluer l’opinion publique ?
Le fait le plus marquant est l’intérêt croissant des Français pour la consultation et même pour le texte.

Cela vous surprend ?
Non. La démocratie est la plus belle chose au monde. On s’en est aperçu avec le retour à la démocratie des pays d’Europe du Sud, puis d’Europe de l’Est et centrale. Par conséquent, il y a un surcroît d’intérêt, de responsabilité. C’est positif et réconfortant.

Et, sur le positionnement des Français par rapport au texte, comment sentez-vous l’évolution
La deuxième phase de la campagne a été marquée par un climat d’exaspération et de mécontentement chez beaucoup de citoyens. On sent qu’une partie d’entre eux essaye de dépasser ce sentiment pour s’intéresser davantage à l’enjeu. Il est simple. Ou la France continue de participer à la construction européenne dans le cadre du nouveau texte. Ou elle ne continue pas. Certains Français se positionnent en fonction de la manière dont la France est gouvernée, des orientations pour l’avenir et des personnes qui vont les incarner. Mais nous verrons cela en 2007 !

La majorité de l’establishment politique et des médias sont partisans du oui et, pourtant, le non tourne aux alentours de 50 % d’après les sondages. Faut-il y voir une coupure entre les " élites " et le corps social dans son ensemble, et particulièrement ceux qui se sentent laissés pour compte ?
Nous avons un handicap­ : le vide d’explications sur l’Europe depuis une dizaine d’années, dont je rends responsable ceux qui nous ont gouvernés. Par ailleurs, notez qu’il y a toujours eu des courants souverainistes en France. Ils refusent tout transfert de souveraineté à l’autorité européenne. Ils s’expriment bruyamment aujourd’hui, qu’ils se situent à l’extrême droite ou à l’extrême gauche.

Mais les opposants au traité ne sont pas que souverainistes...
Non. Une autre partie des Français qui votent pour le non sont, sans aucun doute, contrariés dans leur vocation européenne et je regrette la déclaration de Jacques Chirac selon laquelle ceux qui voteraient non ne seraient pas européens. Ce qui confirme mon analyse, c’est que, sur une longue période, la proportion des Français favorables à la construction européenne tourne autour des deux tiers. Alors, c’est vrai, on leur parle de paix, de puissance et pas assez de cœur et de compréhension mutuelle entre les peuples. Je sais bien qu’il est difficile de parler en ces termes à une partie de nos compatriotes qui souffrent du chômage massif, de l’emploi instable, des revenus insuffisants mais, enfin, l’enjeu est d’une immense portée. Il s’agit de savoir si la France demeurera, comme elle l’a toujours été, un des moteurs et un des bénéficiaires de la construction européenne. Le débat a eu tendance à se rétrécir, ces dernières semaines autour de détails et d’aspects particuliers qui sont l’arbre qui cache la forêt. Le reste de la campagne doit être basé sur le cœur, la vision et l’espoir.

N’y voyez-vous pas aussi le prix de certains discours démagogues qui renvoyaient toujours sur l’Europe la responsabilité de décisions difficiles ou impopulaires ?
Oui. On n’a pas assez parlé de l’Europe, pas assez montré aux Français quel grand bonheur politique et quelle chance historique a constitué l’élargissement à ces pays qui sortaient de la nuit dictatoriale. Si bien que nos chefs faisaient allusion à l’Europe, soit pour dénoncer la machinerie de Bruxelles -en oubliant que c’est la commission qui propose, mais qui est le conseil des ministres qui décide- soit en prenant un air penaud pour dire qu’ils étaient contraints d’appliquer des dispositions qu’ils n’approuvaient pas. Ce n’était ni un langage de vérité, ni un langage mobilisateur.

Quel langage fallait-il tenir ?
Il ne faut pas oublier que l’Europe, c’est une ambition française et que les Français, qui comprennent que le monde a changé, veulent que ce qu’il y a de meilleur dans notre tradition et notre personnalité puisse être préservé et influencer l’Europe d’aujourd’hui et de demain. Les partisans du non oublient cela.

Vous les avez accusés de mentir...
­Quand ils disent que le traité aura des incidences sur les lois françaises sur l’avortement, l’éducation comme service public ou notre conception de la laïcité, ils avancent de scandaleuses contre-vérités. En vérité, on discute du choix entre deux chemins différents. Pour moi, il y a le chemin du progrès de l’Europe et de la France et il passe par le oui. Eux, préconisent un non, sans expliquer comment, ensuite, ils géreraient la victoire de ce non.

On a le sentiment qu’il a fallu appeler à la rescousse les vieux éléphants du parti pour réaffirmer le oui socialiste qui, pourtant, est issu du référendum interne au parti. Vous-même, pensiez-vous devoir reprendre du service à ce point ?
Je pensais moins intervenir, pour bien faire la distinction entre les générations en charge de l’action politique et de la gouvernance d’un côté et ceux qui, tout en continuant à travailler et à militer, ne revendiquent plus d’intervenir aussi activement.

Qu’est-ce qui vous a convaincu ?
J’ai reçu des lettres de Français et d’Européens me disant qu’il était impensable de ne pas faire connaître ma position dans cette campagne, compte tenu de ce que j’ai fait pour l’Europe. Après, quand on entre dans un tel engrenage, on doit y être tout entier et à temps plein, au moins pendant quelques semaines...

Fallait-il faire ce référendum ?
Avant, quand on m’a interrogé, j’ai dit -et les spécialistes de science politique ne me contrediront pas- qu’un vote du parlement a la même qualité démocratique qu’un référendum. Maintenant qu’il y a référendum, autant essayer d’en faire un progrès démocratique en profondeur dans notre pays. Mais dire que « l’Europe se fait sans les peuples », c’est faire injure aux autres pays qui considèrent que la démocratie par délégation, la démocratie élective, sont les moyens les plus perfectionnés de la démocratie. Ils ont quand même envoyé à la Convention leur élus nationaux, leurs élus au parlement européen et des représentants de leurs gouvernement. Je ne peux pas laisser dire cette phrase qui me rappelle ces minorités agissantes qui parlent toujours des peuples pour mieux les diriger.

Quelle est, selon vous, la meilleure raison de voter oui, celle qui devrait susciter un véritable enthousiasme ?
Je suis très fier de ce qui a été fait pour la construction européenne,mais dans des limites que je connaissais. Nous bâtissions l’Europe économique et monétaire et seulement les rudiments d’une Europe politique, notamment avec un accroissement progressif des pouvoirs du parlement européen. Paris ne s’est pas fait en jour !
Ce qui me frappe le plus dans ce traité, c’est qu’il ouvre la voie à une Europe politique. A un équilibre plus satisfaisant entre le marché d’un côté et la régulation sociale et environnementale de l’autre. A un rôle co-législateur pour le parlement européen et à l’affirmation de la personnalité de l’Union européenne avec des instruments pour qu’elle soit plus écoutée, plus respectée et plus forte dans ses relations extérieures. Le traité, c’est le passeport pour ce changement. Cela prendra du temps, c’est vrai, mais le texte est le travail de 18 mois de la Convention, démocratiquement composée, puis d’une discussion entre les différents gouvernements. Ceux qui disent non surestiment parfois - et ça agace nos partenaires - le poids de la France. Il suffirait que la France dise non pour que tout change ? Allons... Ce jeu de patience, on le jetterait ? Toutes les pièces seraient par terre et la France, miraculeusement, le reconstruirait à son goût ?

En quoi ce texte est-il le plus social de tous les textes européens jusqu’ici existants ?
Avant ce texte, et surtout pendant ma présidence de la commission, on a bâti des éléments d’un modèle social européen : l’introduction des minima sociaux, la pérennité du dialogue social entre patronat et syndicats et le développement spectaculaire des politiques d’aides aux régions en retard ou en difficulté. Elles sont passées de 5 milliards à plus de 35 milliards d’euros. En plus, j’avais fait adopter par le conseil européen, en 1989, la charte des droits sociaux fondamentaux. Il était difficile d’aller plus loin avec les textes actuels. La Constitution nous donne les moyens d’avancer, de compléter la dimension sociale. Avec la référence très forte à la Charte des droits fondamentaux, avec la confirmation de l’importance du dialogue social, avec la possibilité de décider à la majorité qualifiée pour des domaines qui intéressent beaucoup les travailleurs : l’amélioration du milieu de travail pour protéger la santé et la sécurité des salariés, l’amélioration des conditions de travail, l’information et la consultation des travailleurs...

Sans pour autant empêcher la France de mener ses propres politiques ?
­La contrepartie de cela, à laquelle je tiens beaucoup, c’est que la France, comme les autres Etats membres, reste maître et garde la responsabilité entière pour les politiques d’emploi, la Sécurité sociale, la santé, l’éducation, la culture. Ce traité permet un saut qualitatif , que j’espérais d’ailleurs. Pour le reste, c’est notre responsabilité. Ce que les Français doivent faire pour eux-mêmes, l’Europe ne le fera pas pour eux. Grâce à des institutions plus claires, grâce à l’augmentation des pouvoirs du parlement européen, les débats vont continuer entre les deux principaux groupes politiques de l’Europe­ : l’un qui penche davantage vers le libéralisme économique, l’autre - dont je suis - qui veut davantage de régulation pour corriger ce que le marché à de négatif. Cette bataille là va se poursuivre. Il faut sortir de cette propagande du non selon laquelle la France pourrait exiger tout et tout de suite, selon les choix de sa majorité. Et, d’ailleurs, de quelle majorité parle-t-on ? Le Pen, de Villiers, Fabius, Besancenot, Buffet, ça ne fait pas une majorité que je sache... A gauche, les partisans du non disent que les luttes ont joué un rôle essentiel dans les progrès démocratiques et sociaux mais cette lutte et ce combat existent aussi au niveau européen, dans un cadre qui nous est offert. Il est plus explicite, plus favorable, plus clair pour les citoyens.

Comment le nouveau traité permettra-t-il de lutter contre les perversions du marché ?
Dès 1957, les pays européens avaient considéré que s’ils avaient un marché commun ils accroîtraient à la fois leur efficacité et la solidarité entre eux. Ce n’est pas facile à faire. Ce sont les mêmes principes qui sont repris par le traité. Il n’est pas novateur par rapport à cela. Ce qui est nouveau, c’est la montée en puissance des forces politiques qui refusent l’intervention de l’Etat et des institutions pour équilibrer les forces du marché. Au nom d’un monétarisme que j’ai toujours combattu, on refuse le rééquilibrage entre l’économique et le monétaire... Le traité ne tranche pas. Il laisse aux forces politiques la possibilité d’aller dans un sens ou dans l’autre. Sans le traité, nous disposons de moins d’atouts pour défendre les intérêts légitimes de la France et aller vers cette économie sociale de marché, rénovée, qui est une réponse à la mondialisation et à la puissance financière.

Comment le traité protège-t-il vraiment les services publics ?
Nous avons eu du mal, nous les forces de gauche démocratiques, à résister à une tentative de privatisation de beaucoup de domaines. Quand j’étais à la commission européenne, j’ai dû mener une bataille homérique pour sauver Air France qui, à ce moment là, avait besoin de subventions d’Etat. Nous avons besoin d’un texte qui soit l’illustration de l’union dans la diversité pour que la préférence nationale, dans la manière de gérer les services publics, puisse être protégée contre l’uniformisation absolue. Si la France veut choisir de consacrer plus d’argent pour que certains services publics soient accessibles à tous et présents sur tout le territoire, elle doit pouvoir le faire. Le traité le dit, enfin, explicitement.

Qu’apporte le traité de plus pour lutter contre le dumping social et les délocalisations ?
Les délocalisations existeraient et seraient encore plus difficiles à gérer s’il n’y avait pas d’Union européenne car elle oblige les pays membres à respecter les règles du marché unique et les pousse au progrès de leurs niveaux de vie. Regardez ce qui s’est passé avec l’Espagne et le Portugal. Depuis leur adhésion en 1986, le niveau de vie moyen a augmenté entre 50 et 70 %. Et la France leur a plus vendu de produits qu’on ne leur en a achetés...

Mais ce sont aussi les délocalisations hors des pays de l’Union européenne qui inquiètent...
­Hors de l’Europe, nous pouvons nous défendre de deux manières. En trouvant des créneaux originaux et compétitifs.­Il faut bien comprendre que la division internationale du travail, on l’accepte ou on la refuse. Mais, dans ce cas là, que les politiques ne viennent pas faire pleurer dans les chaumières en parlant des centaines de millions de pauvres dans le monde. Et on ne leur achèterait pas leurs produits ? Ce n’est pas tenable !

Et pour le dumping fiscal et social ?
Chaque pays a son niveau de développement, correspondant au niveau de sa fiscalité et de son progrès social. Ce ne sont pas toujours des avantages pour conquérir les marchés ou attirer les entreprises d’ailleurs... Le jeu gagnant-gagnant que propose l’Europe, c’est une amélioration plus rapide pour les pays les moins développés et un peu moins rapide pour les pays développés.

L’Europe n’inquiète-elle pas aussi parce qu’elle aurait intégré trop vite des pays issus de l’ancien bloc soviétique qui, de par leurs disparités économiques et sociales, sont ressentis comme une menace par nos pays dits riches ?
Ils ont accédé à la démocratie, il y a 15 ans. Fin décembre 1999, François Mitterrand plaidait pour une confédération politique, disant : " ouvrons leur les bras politiquement. Economiquement, il faudra plus de temps. " Cela dit, ça n’aurait rien changé à l’échéance de l’adhésion. Là où il y a un travail politique à mener, c’est quand on voit que ces pays - que nous avons beaucoup aidés - ont quand même été davantage sensibles aux sirènes anglo-saxonnes, au FMI, à la Banque mondiale... Il faut continuer le combat. Nous n’avons pas été assez présents.

Et pas assez généreux ?
Oui et nous avons manqué de vision. Il faut imaginer le monde de demain. Il nous faut une organisation où domine la démocratie et le respect des règles de droit. Notre organisation, bien qu’imparfaite, est un modèle pour le reste du monde. Allons nous nous replier sur nous-même et bougonner en cultivant la nostalgie du passé ?

Que regrettez-vous dans ce projet de traité ? En quoi aurait-il pu aller plus loin ?
J’essaye toujours de dire ce que je crois vrai. Quand la Convention a présenté son projet, j’ai déploré qu’on n’ait pas décidé que les politiques de la troisième partie puissent être révisées à une majorité sur-qualifiée : avec par exemple comme règle 65 % des Etats membres et 80 % des populations. J’ai regretté aussi que le projet n’ait pas institutionnalisé le rééquilibrage entre l’économique et le monétaire. J’ai dit aussi qu’il fallait faire attention aux élargissements futurs, pour s’assurer que les règles de vote soient équitables. Malgré tout cela, le plateau de la balance est clairement en faveur du oui. Je préfère dire que ce texte n’est pas parfait et qu’il faut continuer le combat.

En France, comme dans l’ensemble de la zone euro, la croissance semble en panne. N’est-ce pas à cause de la politique monétaire européenne ?
Je ne crois pas. Aujourd’hui, en Europe, il y a six pays dont le taux de chômage évolue entre 4 et 6 % selon la conjoncture, alors que nous sommes en France coincés au-dessus des 10 % de chômeurs. Trois de ces pays sont en dehors de la zone euro ( la Grande-Bretagne, le Danemark et la Suède) et trois autres sont à l’intérieur (l’Irlande, les Pays-Bas et la Finlande). Le facteur " zone euro " n’est donc pas déterminant. Le fond du drame français, ce sont le chômage massif et l’emploi instable. L’Europe peut nous aider à condition que nous fassions l’effort de lucidité et d’adaptation économique et sociale aux mutations en cours qui s’impose.

Marc Dolez, le premier secrétaire de la fédération socialiste du Nord a déclaré : " si la France dit non, compte tenu de la signification de son non, de sa place dans la construction de l’Europe depuis le début, il y aura forcément renégociation ". Que lui répondez-vous ?
C’est un discours franchouillard. Dans une tradition selon laquelle tout ce que fait la France aurait une portée universelle et tout ce que font les autres n’aurait aucun intérêt pour nous. Moi, je suis fier de la France et je veux qu’elle reste maîtresse de ses politiques. Mais je n’ai jamais cru qu’elle puisse être la seule à changer les majorités au pouvoir et les mentalités dans les 24 autres pays européens...

Si le non l’emporte, comment voyez-vous la suite ?
J’ai trois intuitions : l’affaiblissement de la France, des difficultés dans le couple franco-allemand et un tel climat de stupeur en Europe que ce serait un saut dans l’inconnu­

Il n’y aurait donc pas de Plan B ?
Le titre donné par ce journal du soir à mon interview est de leur entière responsabilité et ne correspond pas au contenu de l’article pour qui veut bien le lire. Résumons-nous :
Il y a un plan A, c’est le traité constitutionnel que je défends becs et ongles.
Il n’y a pas de plan B, comme l’ont montré les réactions européennes au titre donné par le journal du soir. Pas de plan B dans les cartons. Pas de plan B dans les têtes.
C’est net et sans bavures. La France doit rester dans la course en votant OUI.

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