Il n'y a pas de vision de l'Europe sans mémoire

Jacques Delors
Intervention de Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne (1985-1995), devant le ClubTémoin, le 10 novembre 2004.


 
Chers amis,

Le président Borrell a présenté une analyse claire et exhaustive du nouveau traité. Il en a parlé au nom d'un compromis entre les valeurs des socialistes d'un côté, les faits et les contraintes de l'autre, et son " oui " est pour une Europe qui va de l'avant sans boucher les possibilités d'alternatives qui soient plus conformes à nos vœux. Ce discours, il aurait pu le faire dans tous les pays membres de l'Union ; mais compte tenu du malaise diffus en France et qui n'est pas dû seulement au débat au sein des socialistes, je voudrais être plus franco-français aujourd'hui, et faire une distinction, importante à mon avis, entre la nostalgie française d'un côté et l'ambition française de l'autre.

Nous avons tous dans la tête un modèle de référence de l'Europe. Vous avez commencé à vous y intéresser, pour certains à militer, à vous y engager avec un schéma. Moi aussi je l'ai fait au début des années 50. Le schéma qui, aujourd'hui, est proposé par la Constitution n'est pas à l'évidence celui que j'avais en tête, mais, depuis, 50 ans d'histoire ont coulé sous les ponts… et c'est par rapport à cette histoire qu'il faut juger les choses.

La nostalgie française se manifeste autant chez les partisans du " non " que même chez certains partisans du " oui ". Elle trouve sa formule, excellente selon eux, dans l'opposition entre Europe puissance et Europe espace. J'ai le regret de leur dire que l'Europe réelle a quitté les rivages des deux pour être à un endroit entre la puissance tels que les Français la rêvent et l'espace tel les anglais y songent.

Par conséquent, parlons de l'influence extérieure de l'Europe. Il est vrai que nous n'avons pas une politique étrangère commune ; ça ne m'a pas étonné puisque j'avais mis en garde contre le fait d'avancer quelque chose qu'on ne ferait pas. J'avais dit : proposez des actions communes de politique étrangère.

Et leurs concepts : Dieu sait s'ils aiment les concepts, et quand ils sont Français en plus ils sont nominalistes, rappelez-vous le pacte de stabilité avec, ajouté par la France, " et de croissance " : tout est dit dans cette phrase.

Regardons les réalités. Sur le plan commercial, l'Europe est la première puissance du monde, elle se fait respecter quoi qu'on en dise à l'Organisation Mondiale du Commerce. Elle défend ses intérêts, son attrait est tel que tous les pays veulent avoir des accords de commerce et de coopération avec nous ; il y en a qui sont extrêmement importants et qui nous amènent à ne pas sous-évaluer les questions de commerce. Si par exemple on arrive à cet accord entre quatre pays du Sud Américain et l'Europe, compte tenu de la communauté culturelle qui nous unit, de nos convergences en matière de création artistique, de projets, de conception de l'homme, ça servira de base pour aller plus loin que le commerce, de même que le charbon et l'acier en 1950 nous ont permis d'aller plus loin.

Pensez également à l'environnement, aux accords de Kyoto. Je prétends que c'est l'Europe qui a permis d'atteindre le nombre nécessaire à leur ratification en convainquant les Russes de signer. L'aide au développement : il y a beaucoup à faire, mais nous sommes les premiers dans le monde. L'aide humanitaire : il m'est arrivé quand j'étais président de la Commission, d'aboutir à 60 % de l'aide totale à l'Organisation des Nations Unies pour les réfugiés. Et enfin, même si ça n'est pas parfait, l'euro est là. Il y a encore beaucoup à faire mais il nous protège.

Par conséquent, l'Europe n'est pas une non puissance. Elle a des atouts de la puissance ; bien entendu, la politique étrangère, comme tout acte politique, permet de transcender et d'aller plus loin, mais arrêtons de dire que nous allons vers une   " Europe espace ". Nous nous tuons nous-mêmes en disant cela.

N'oublions pas non plus - et ce soir je pense notamment à François Bayrou qui a dans la tête un projet de l'Europe des six, comme si les événements n'avaient pas changé. Je lui dis toujours qu'il ne fallait pas alors accepter la Grande-Bretagne. Soyons respectueux envers ceux qui ont fait cela. De Gaulle a dit non deux fois mais à un moment donné - j'étais alors au cabinet du Premier ministre - on a estimé que les avantages seraient meilleurs que les inconvénients. On a accepté la Grande-Bretagne, mais continuer à porter dans sa tête un modèle, comme si la Grande-Bretagne n'était pas dans l'Europe, c'est absurde. Il faut choisir et on ne peut pas balader les citoyens avec des rêves. Avons-nous seulement mesuré comment nous avons poursuivi ce projet en dépit de cela ? Madame Thatcher a été mon opposante pendant longtemps, mais elle a perdu la plupart des batailles, ce qui prouve que l'on peut faire quand même avancer l'Europe.

Prenons un autre exemple. Je pense en ce moment à ceux qui actuellement se sont replongés dans la géométrie pour opposer à la formule actuelle des formules que l'on pourrait dessiner. Je l'ai déjà entendu à deux occasions. La première c'est quand deux Allemands, Monsieur Schwob et Monsieur Lamers, ont envoyé du papier non timbré à la France pour proposer un noyau dur : aucune réponse de Monsieur Balladur à l'époque. Et lorsque Monsieur Fischer et moi, voulant bien souligner que l'élargissement n'est possible que si l'approfondissement va avec, avons proposé une avant-garde, nous avons été soit ignorés, soit critiqués. Alors depuis, je pense que la géométrie a fait des progrès puisque même le Président de la République, qui pourtant préfère l'art chinois, s'y est mis aussi et nous propose des formules diverses. Mais il n'était pas là à ce moment-là.

Je ne parle pas de ceux qui avaient vu dans la chute du Mur de Berlin non seulement ma mort propre, mais la fin du projet européen. On peut changer d'avis au cours de l'existence. Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, me disait ma grand-mère, certes. Mais quand même, quand on affirme avec aplomb que l'on est très Européen et que l'on possède la vérité, il faut quand même se rappeler un peu le passé. Et d'ailleurs, il n'y a pas de vision de l'Europe sans mémoire.

Je voudrais conclure par quelques exemples pour montrer que ce qui me fait me décider est la question suivante : l'Europe, telle qu'elle est, répond-elle au défi d'une histoire en changement rapide ? On pourrait avoir adopté le modèle que je décrivais dans les cahiers " Reconstruction " dans les années 50. Mais si aujourd'hui ce modèle était absolument non avenu pour répondre aux problèmes de l'histoire, alors je perdais mon temps.

Je vous donnerai six exemples. Au lendemain de la guerre, pour ceux qui était là, la peur allait–elle l'emporter ? Première bombe atomique des Russes, guerre de Corée, en Chine des mouvements terribles. Et là, la comparaison est éloquente et mérite quand même que dans ces débats on ait une pensée admirative et respectueuse pour tous ceux qui ont pensé à cela. Rappelez-vous, cinq ans après le Traité de Versailles, déplorable, irréaliste, la France prend un gage et envahit la Sarre. Cinq ans après la fin de la 2ème guerre, la France propose aux Allemands et à d'autres de partager les ressources de deux matières essentielles à l'époque : le charbon et l'acier ; cinq ans après. Quel changement historique dû à des gens dont certains sont connus. On parle de Jean Monnet, Robert Schumann, Gasperi, de Spaak mais il est dû aussi à nombre de gens qui sont morts dans les camps de concentration, ou qui ont été détruits par Hitler et qui ont permis cela. Un jour il faudrait qu'un livre leur soit consacré pour montrer que nous, quand nous vivons avec des choix beaucoup moins difficiles à faire, eh bien nous devrions réfléchir à cela. Par conséquent, plus jamais la guerre entre nous. Ca peut faire rire, mais à l'époque, pour ceux qui l'ont faite ça n'était pas évident. Regardez aujourd'hui les oppositions, la haine qui existent encore entre les Croates et les Serbes. Je ne prendrais pas Israël et Palestine, c'est pire encore. Mais c'était de ce genre-là entre la France - les Pays-Bas d'un côté et l'Allemagne de l'autre. Et en même temps, ils ont décrété l'urgence de la reconstruction de nos forces économiques. Le projet d'alliance a été fait avec le sentiment qu'il fallait que l'Europe ne soit pas marginalisée.

Deuxième exemple : à la fin des " Trente Glorieuses ", nous avons eu deux chocs. Les Américains ont décidé de détacher l'or du dollar. Puis il y a eu deux chocs pétroliers. L'Europe a beaucoup hésité. Les politiques étaient plus divergentes qu'aujourd'hui. Certains annonçaient la fin du tunnel. Toujours les mêmes acteurs qu'aujourd'hui d'ailleurs. D'autres au contraire disaient : on va absorber çà avec les Allemands. C'est quand même un miracle que Monsieur Giscard d'Estaing ait réussi, lui qui avait une économie flageolante, à convaincre Monsieur Schmidt de faire un Système monétaire européen sans lequel il n'y aurait pas d'union économique et monétaire aujourd'hui. Mais la prise de conscience allait venir.

Et c'est là où on a pu en 85, lancer l'objectif 92, faire l'Acte Unique, traité le plus modeste mais sans doute un des plus porteurs puisqu'il a permis les politiques de cohésion économiques et sociales, il a permis d'avoir des chapitres sur le social et sur l'environnement.

Mais ce n'est peut-être pas tout d'avoir ce traité. Il fallait aussi avoir les moyens, et c'est là où on a commencé à avoir une programmation financière et comme je disais tout à l'heure, pour ne prendre que cet exemple, de la solidarité : les crédits consacrés aux politiques régionales sont passées de 5 à 40 milliards. Ils ont même doublé en moins de cinq ans, et donc ça aussi c'est la solidarité et c'est le social. On a créé 9 millions d'emplois entre 85 et 92. L'augmentation des investissements était de 6 % par an contre 0 dans les années d'avant. Donc l'Europe est capable de redressement. Je le dis parce qu'actuellement nous sommes à peu près devant le même écueil.

Troisième choc : l'accueil des nouvelles démocraties - la Grèce, l'Espagne et le Portugal. Eh bien franchement, Catherine Lalumière s'en souvient aussi, nous étions minoritaires en France. Tout le monde avait peur que les produits espagnols et portugais nous envahissent. Pour le Parti socialiste, c'était très difficile avant 85, c'est un peu comme aujourd'hui. Mais ce qui est étonnant c'est de voir la peur des Français devant cette ouverture vers l'extérieur, cette porte qu'on ouvre. Or, même d'un point de vue strictement matériel, ça nous a plus rapporté en investissements à l'exportation que ça nous a coûté en francs versés. Mais il fallait à ce moment-là être dans le sens de l'histoire. Mais je ne résiste pas au plaisir, après avoir parlé des conflits chez les socialistes, de vous faire part d'une déclaration de Jacques Chirac à l'époque. Il a dit : si l'Espagne était dans l'opposition, si l'Espagne et le Portugal entraient dans la CEE le 1er janvier 86 et si l'alternance jouait en France aux prochaines élections législatives, l'opposition actuelle serait fondée à demander une renégociation. Vous voyez que la confiance en l'avenir, l'affrontement réaliste, c'est le cas de l'Europe mais hélas pas de tous les habitants de l'Europe.

La chute du Mur de Berlin et du Communisme : la communauté européenne a réagi d'une manière extraordinaire. Le mur tombe en novembre 1989, en avril 1990 le Conseil européen accueille les nouveaux Lenders de l'Est et accepte l'unification. En juillet et août la commission travaille tout l'été et ils peuvent entrer physiquement dans l'Europe le 3 octobre 1990. Mais nous n'avons à ce moment-là fait des débats en disant : cette grande Allemagne, on en a peur… Nous avons ouvert les bras aux Lenders de l'Est puis ensuite aux pays de l'Europe de l'Est et du Centre.

Là aussi on n'a pas toujours gagné. Il y a eu là deux événements importants qui se sont traduits par le fait qu'on n'a pas été suivis. Le Président Mitterrand en 1989 pour ses vœux propose une Confédération à ces pays, il leur ouvre les bras. Il avait l'intuition que le politique devait précéder l'économique de façon à bien leur montrer qu'ils étaient de notre famille et de ne pas entendre comme j'entends souvent en Pologne : ah ! la politique, c'est l'alliance Atlantique, vous, l'Union européenne, c'est l'économie. Je résiste à ce moment-là pour ne pas me fâcher. Donc, il voulait prévenir de telles choses.

Et puis les pays nordiques frappaient à notre porte. Moi j'avais pensé que l'Espace économique européen leur permettait d'avoir les avantages du grand marché qui était devenu très attractif, qui marchait bien sans qu'ils entrent. Mais au Conseil européen de 1992 la Commission n'a pas été suivie et on a décidé une sorte de fuite en avant. Mais je n'ai pas dit aussitôt : c'est la catastrophe, ce n'est pas mon modèle. Nous avons essayé de nous adapter.

On en a payé le prix ensuite parce que l'équilibre d'élargissement/approfondissement n'est pas bon mais on l'a fait.

Cinquièmement : le choc de la monnaie unique. Je ne reviens pas sur le système monétaire européen. Et à l'époque 89-90, si on nous avait dit qu'il y aurait une monnaie unique en 2002, moi-même, je pensais qu'on n'y arriverait pas. Mais voilà, le fait était là, l'Europe a montré à nouveau du dynamisme dans ce domaine et a été capable de le faire. Satisfaction complète, non. Puisque comme je l'ai dit tout à l'heure, mon plus grand sujet d'insatisfaction, c'est le déséquilibre entre le pôle monétaire et le pôle économique de l'Union économique et monétaire et ça ne peut pas durer. Et là, il y a beaucoup à faire et la convention n'a pas été assez loin. Mais, continuons le combat. Toujours est-il que la monnaie unique est là. Si vous saviez combien François Mitterrand a reçu de visiteurs qui sont venus lui dire : vous, un patriote, vous n'allez pas abandonner le franc français ! Il a tenu, il pas simplement parce qu'il a été européen depuis le Congrès de La Haye de 1948. Il a tenu ainsi en se fiant au bon sens des Français et au fait qu'il valait mieux être dans une zone Euro que dans une zone Marck. C'est un argument de poids, un rapport de force.

Puis d'autres défis vont venir. Je n'en citerai que deux. Si la France n'épouse pas pleinement ce traité, la gauche politique en France et une partie de la droite n'auront que leurs yeux pour pleurer car une thèse est en train de monter, soutenue en Angleterre, en Suède et ailleurs. A la compétition des entreprises, il faut ajouter la compétition entre les Etats. C'est donc le contraire de mon tryptique compétition, coopération, solidarité. Cela veut dire que seul le marché et les nations régleraient par le dumping social et fiscal une Europe du recul. Cette bataille-là, c'est étonnant que nos dirigeants n'en parlent même pas. Elle est commencée. Alors qu'est-ce qu'on fait en matière d'intégration pour éviter ce qui est une marche à reculons ? Donc voilà un défi qui arrive. Ce défi n'est pas vu de la même manière par les Européens, ce qui le rend plus difficile.

Et puis le défi qui nous attend. C'est ce que j'appellerais le défi du choc des civilisations, qu'il ne s'agit pas de trancher aujourd'hui. Pour vous parler de la Turquie, moi entre 1987 et 1995, j'ai toujours dit " non ", j'ai mis les pires obstacles parce que la Turquie ne remplissait pas les conditions et que ses gouvernements étaient souvent corrompus, c'est le que l'on puisse dire. Mais aujourd'hui, je dois considérer la gravité du défi. Est-ce que nous allons laisser aller les évolutions du monde dans un sens où la foi et la politique seront de plus en plus confondus, pas seulement en Islam, mais souvent ailleurs ? Et en plus laisserons-nous s'exaspérer les thèses qui rejettent l'autre, qui ne veulent même pas discuter avec lui parce qu'ils ont raison à 100 % puisque leurs dieux leur dit qu'ils ont raison ? Le terrorisme est le fruit de cela, la misère du monde l'entretient et il y a aussi ce choc des civilisations. La question qui se pose pour la Turquie est simple, on trouvera toujours des formules. Mais lorsque des hommes politiques français disent ce qu'ils disent actuellement de la Turquie, n'aggravent-ils pas le problème ?

Souvent les Américains disent qu'ils sont Mars et que nous sommes Vénus. Et bien Vénus peut apporter deux choses à Mars : premièrement, le refus du choc des civilisations et deuxièmement ce que nous appliquons chez nous, à savoir que le droit, nos règles du jeu sont communes et permettent à des nations souveraines de vivre ensemble. Et en dernier ressort, si nous avons une difficulté, c'est le droit qui tranche. Ainsi, Vénus a quand même parfois raison.

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