Abolissons la dette des pays pauvres

Dominique Strauss-Kahn
Point de vue signé par Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, paru dans le quotidien Libération daté du vendredi 12 mars 1999


 
Nous avons réalisé l'euro, et nous voyons en Europe les premiers signes de l'apparition d'une « nouvelle croissance », plus riche en emplois et en innovation, appuyée sur la diffusion des nouvelles technologies. Cela peut nourrir la tentation d'oublier ceux qui restent, pour le moment, à l'écart de cette dynamique, au sein de nos sociétés, mais plus encore au Sud, notamment dans les pays en développement les plus pauvres, marqués par des marginalisations cumulatives: pauvreté de masse, mauvaise gestion et gaspillage des ressources publiques pourtant rares, poids excessif d'une dette qui empêche que s'enclenche une dynamique de croissance. Nous retrouvons parmi eux beaucoup de nos partenaires africains.

A ces partenaires, j'avais proposé, lors de la réunion de la zone franc d'avril 1998, une nouvelle alliance fondée sur l'exigence et l'enrichissement mutuels. La réflexion engagée sur le problème de la dette au sein du G7, la campagne menée dans le même sens par les organisations non gouvernementales et de nombreuses Eglises autour du jubilé de l'an 2000 nous donnent l'occasion de donner du corps à cette proposition et de leur rappeler notre solidarité.

Notre pays a consenti dans le passé des efforts très importants pour alléger la dette des pays en développement : avec un montant total cumulé dépassant les 55 milliards de francs, la France a ainsi réalisé plus de la moitié des annulations de dette déjà faites par les pays développés. Sur sa proposition, le G7, réuni à Lyon en 1996, a lancé l'initiative sur les pays pauvres très endettés, qui permet d'annuler jusqu'à 80% de la dette commerciale de ces pays.

Il faut aller plus loin. En dépit de ces efforts, et malgré la part croissante des dons dans l'aide publique au développement, le poids de la dette reste concentré sur les plus pauvres. Avec 3% du PIB du monde en développement, les pays les plus pauvres supportent 10% de la dette totale de ces pays. Leur endettement représente en moyenne 4,5 fois la valeur annuelle de leurs exportations, alors que le ratio moyen est inférieur à 2 pour l'ensemble du monde en développement. Et encore, ces données globales ne rendent pas compte des situations individuelles: le Mozambique, par exemple, consacre aujourd'hui quatre fois plus de ressources au service de la dette qu'aux dépenses de santé, alors même que plus de la moitié de la population n'a pas accès à l'eau potable et que 190 000 enfants meurent chaque année avant l'âge de 5 ans.

Voilà pourquoi, en plein accord avec le Premier ministre et le président de la République, j'ai proposé à mes partenaires du G7 d'abandonner la politique des petits pas sur la dette pour une initiative ambitieuse, à la fois plus généreuse et plus exigeante et à laquelle chacun participerait équitablement. Elle repose sur un engagement fort: pour la génération à venir, les pays pauvres très endettés ne doivent plus avoir de paiements à effectuer au titre de la dette contractée à l'égard des institutions publiques des pays riches.

Mais notre initiative n'a de sens que si «l'argent de la dette» est transféré directement aux populations. Les ressources supplémentaires provenant de l'allègement ne doivent pas être recyclées dans des dépenses improductives - «éléphants blancs», achats d'armement - ou gaspillées du fait d'une gestion ou d'une organisation de l'Etat défectueuses. Nous serons sur ce plan déterminés, dans un dialogue constant avec nos partenaires et en associant les sociétés civiles des pays bénéficiaires et les ONG qui travaillent à leurs côtés. Pas de paiement au titre de la dette, mais en contrepartie plus de développement et une gestion publique transparente et rigoureuse: voilà le projet français pour la dette que nous voulons faire partager lors du sommet du G7 de Cologne.

Nous devons maintenant convaincre nos partenaires des pays industrialisés, puis ceux du monde de la nécessité du développement. Il faut également faire participer les sociétés civiles et les acteurs de terrain. Dans cette perspective, je réunis aujourd'hui à Bercy les ONG françaises. C'est une première. Le monde associatif et les négociations financières internationales sont rarement liés. Mais personne n'a le monopole de la compétence: ma conviction est qu'aucun changement, pas plus en France qu'à l'échelle mondiale, ne se mène sans la participation de tous les acteurs concernés. Les gouvernements ne se réformeront pas tout seuls: moins de dépendance, une meilleure «gouvernance», c'est l'ambition de la France pour le développement du Sud.

Si nous réussissons, les enfants qui naîtront dans les prochaines années dans les pays pauvres grandiront dans un environnement très largement libéré des contraintes de la dette. Lorsqu'ils seront arrivés à l'âge adulte, leurs pays pourront, peut-être, pour poursuivre leur développement, solliciter à nouveau des prêts des institutions financières privées ou des banques de développement nationales ou internationales. Ce sera alors sur la base de la confiance et de l'espoir retrouvés.


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