Philippe Séguin ou le conservatisme bougon

Dominique Strauss-Kahn
Point de vue signé par Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie et des finances, paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du samedi 13 décembre 1997.


 
L'entretien accordé par Philippe Séguin au Monde [le 10 décembre 1997] a rencontré un large écho. Nul ne peut s'en étonner : le président du RPR a du talent, du caractère et des idées. Nul ne peut pourtant s'en contenter : la seule reprise d'une formule, sur la seule cohabitation, est par trop réductrice. Un débat, ou plutôt des débats, ont été engagés. Ils méritent une réponse, point par point, sur le fond, au seul niveau qui honore notre démocratie. Ils exigent aussi une réflexion plus large, tant apparaît avec clarté, pour tous ceux qui pouvaient en douter, la réalité du clivage entre la gauche et la droite et, plus précisément encore, entre progressisme et conservatisme... même si Philippe Séguin incarne une figure originale : celle du conservatisme bougon.

Le premier débat est économique et social. Il porte d'abord sur l'opportunité des emplois-jeunes. Du constat - provisoirement juste - qu'il y aura davantage « de refoulés » que « d'admis », Philippe Séguin semble tirer la conclusion que les emplois-jeunes sont inutiles. J'en tire la conclusion exactement inverse : c'est parce qu'il y a une demande considérable qu'ils ont été créés ; et c'est parce qu'ils ont été créés qu'il y aura, dès 1998, cent cinquante mille « admis ». On ne peut arguer du fait que tous ne le seront pas pour oublier tous ceux qui le seront, sauf à se résoudre à un immobilisme moralement inacceptable.

Ce débat porte ensuite sur l'efficacité de la réduction du temps de travail. Passons sur la critique de la méthode. « Autoritaire » ? Le projet de loi déposé par Martine Aubry fixe un objectif et un calendrier en offrant à la fois des souplesses et des incitations qui vont conduire à l'ouverture de négociations.

« Uniforme » ? Il existe précisément un seuil qui, selon que les entreprises comptent plus ou moins de 20 salariés, permet d'étaler le calendrier de 2000 à 2002. Pour M. Séguin, c'est parce que la réduction du temps de travail va favoriser la productivité qu'elle se traduira par une diminution de l'emploi. Le raisonnement est simple. Mais il est faux. pour que la réduction du temps de travail crée de l'emploi, il faut que deux conditions soient réunies : qu'elle n'ait pas pour conséquence une hausse des coûts des entreprises - ce qui suppose à la fois une progression maîtrisée des salaires, un dispositif d'aide publique et une augmentation de la productivité ; que cette augmentation de la productivité ne compense pas totalement la diminution de la durée du travail. Rien, aujourd'hui, ne permet d'affirmer que ces conditions ne seront pas réunies. Au contraire !

Au-delà, c'est un raisonnement incroyablement malthusien que celui qui, pour conclure à l'opposition entre productivité et emploi, postule que la production et la demande constituent des données fixes. Pour ne prendre qu'un seul exemple, l'investissement des États-Unis dans les technologies de l'information, domaine de haute productivité par excellence, a été un moteur vigoureux pour la croissance et l'emploi ces dernières années. La vision frileuse de l'économie est en réalité profondément conservatrice.

Le deuxième débat est européen. Philippe Séguin confirme une nouvelle fois qu'il considère la parole de la France engagée par le référendum sur le traité de Maastricht. Si j'y vois davantage un comportement républicain qu'un revirment opportuniste, j'y vois aussi la possibilité de clore un débat théologique pour ouvrir un débat concret sur l'Europe qui se fait.

Passons, là encore, sur ce qui peut paraître contradictoire : juger le contenu du traité d'Amsterdam insignifiant et, dans le même temps, ne pas écarter le recours au référendum ; critiquer ce traité, sous prétexte que l'on est dans l'opposition, en oubliant qu'on l'a soi-même négocié lorsque l'on était dant la majorité.

La construction européenne est-elle en train de se rééquilibrer ? Philippe Séguin en doute - pour user d'un euphémisme. Il traite par l'ironie, si ce n'est par le mépris, voire par l'arrogance, les efforts du gouvernement pour mettre en place un « pôle économique ». Soit. Mais quand même ! Il y a six mois, nous sommes partis du néant absolu. Aujourd'hui, tous nos partenaires sont convaincus de la nécessité de renforcer la coordination de nos politiques économiques.

Et demain ? Grâce aux résultats du sommet de Luxembourg, l'emploi sera placé chaque année au cœur d'un conseil européen ; les pays qui auront l'euro en commun se concerteront sur tous les sujets importants de politique économique. S'il fallait une seule preuve de l'importance de cette coordination, il suffirait d'observer l'insistance farouche pour en faire partie que manifestent ceux qui - Grande-Bretagne en tête - ne peuvent ou ne veulent pas participer dès 1999 à la monnaie unique. Philippe Séguin préfère-t-il encore l'immobilisme ?

Le troisième débat est institutionnel. Une formule - « la cohabitation est un régime détestable » - a frappé. outre que la cohabitation procède des institutions de la Ve République et, ce qui n'est pas rien, du vote des Français, elle ne doit pas occulter le reste : l'essentiel. Car sa lecture des institutions, sur un point majeur, est pour le moins surprenante. M. Séguin l'affirme : « Le premier ministre reste le premier ministre du président de la République. » La lapalissade cache, précisément en période de cohabitation, une incongruité. Le premier ministre est nommé par le président de la République. Mais il est, politiquement, le premier ministre de tous les Français et, juridiquement, pour poursuivre la formule de M. Séguin, le premier ministre issu de la majorité parlementaire.

En d'autres termes, c'est devant l'Assemblée nationale et non devant le président de la République que le premier ministre est responsable.

Mais le désaccord ne s'arrête pas là ! Il porte aussi sur l'avenir de nos institutions. De manière paradoxale, si ce n'est contradictoire, Philippe Séguin condamne la cohabitation et prône le statu quo institutionnel alors même que la première est la conséquence du second. Lionel Jospin a témoigné d'une autre volonté, dans sa déclaration de politique générale, en défendant une évolution profonde des textes et de la pratique de la Ve République. Un gouvernement resserré, collégial, s'appliquant à lui-même le non-cumul avec une fonction exécutive locale en a marqué les premiers signes. D'autres suivront très rapidement avec, en premier lieu, la limitation plus générale, attendue par les Français, du cumul des mandats.

Le quatrième débat est politique. Les coups de griffe distribués au chef de l'État - par habitude, par réflexe, presque par inadvertance - n'appellent aucun commentaire. Ceux envoyés à la gauche, en revanche, méritent une mise au point. Le procès est maintenant rituel, les mots d'ordre scandés, les formules rabâchées : la gauche ferait le jeu du Front national. L'accusation est grave. Elle est doublement malhonnête. S'agissant du passé, et notamment des élections législatives, on ne peut affirmer que la gauche a été majoritaire grâce au FN : les électeurs du FN se sont reportés plus de deux fois plus vers la droite que vers la gauche ; surtout, il a été démontré que la gauche aurait été majoritaire à l'Assemblée nationale, même sans aucune triangulaire ; avec des reports identiques à ceux des circonscriptions où le Front n'était pas présent au second tour.

S'agissant du présent et, entre autres, des réformes du droit de la nationalité et de l'immigration, il suffit de rappeler que ce sont les engagements pris devant les Français qui sont aujourd'hui tenus, de souligner que ces textes sont justes et équilibrés, et d'entendre les propos d'une partie de l'opposition, souvent violents et parfois même inacceptables, pour situer les responsabilités réelles des uns et des autres.
Comment lui qui, il n'y a pas si longtemps, faisait de grands moulinets en invoquant le « front républicain », peut-il aujourd'hui se laisser aller à ce lâche abandon qui consiste à placer un signe « égal » entre le PS et le FN ?

M. Séguin affirme que la question des relations avec le FN ne soulève « pas de débat à droite » : peut-être préfère-t-il se cacher la tête dans le sable que se couvrir la tête de cendres... Il confirme que la coalition RPR-UDF n'aura de candidat à la présidence des régions que si elle est en situation de majorité absolue ou relative : je ne me permettrai pas de douter de la sincérité de l'engagement. En revanche, il envisage tranquillement de laisser le FN prendre la tête d'une région s'il disposait d'une majorité relative. Comment lui qui, il n'y a pas si longtemps, pendant la campagne présidentielle, faisait de grands moulinets en invoquant le « front républicain », peut-il aujourd'hui se laisser aller à ce lâche abandon qui consiste à placer un signe « égal » entre le PS et le FN ? Pour ma part, je m'oppose à la droite parlementaire ; je combats l'extrême droite ; je préférerai toujours voter pour la première que laisser le champ libre à la seconde.

Le 11 mars 1995, Philippe Séguin nous interpellait à la « une » du Monde dans un article au titre édifiant : « Socialistes, encore un effort pour redevenir républicains ». On aurait aujourd'hui envie de lui retourner l'invitation : « Gaullistes, un nouveau sursaut pour rester républicains »...

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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