L'Europe a besoin de la gauche



Intervention lors d'une conférence prononcée le 6 mai 2004 devant l'association ETR par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime


 
Les Français ne sont pas hostiles au projet européen de la gauche : ils ne le connaissent pas. L'Europe est à la fois notre quotidien et notre espérance. Pour beaucoup de nos concitoyens, elle est aussi devenue synonyme de bureaucratie, d'ultralibéralisme et d'impuissance. Nous sommes assez loin de sa promesse initiale qui devait permettre la prospérité et la justice autour d'un projet original de société. Quelques jours après l'historique élargissement à 25, quelques semaines avant les élections européennes, et alors qu'un accord sur la constitution européenne est possible mais pas réalisé, je veux dresser un rapide bilan de cette construction et surtout indiquer quel pourrait être un projet de gauche pour l'Europe.

Car les socialistes ont de longue date porté le projet de l'Europe unie. En France, Mitterrand et Delors en ont été des illustrations fortes. Les chrétiens démocrates l'ont fait aussi, même si cette famille n'est manifestement plus ce qu'elle était : les Berlusconi, Aznar et même Raffarin préférant souvent à la construction de l'Europe un projet de type populo-égoïste. Je pense que les socialistes, les sociaux démocrates sont aujourd'hui les mieux placés pour remettre l'Europe en marche. L'Europe a besoin de la gauche.

Un rapide bilan

    a) Les bienfaits de l'Europe

    La première victoire de l'Europe, c'est sa victoire sur la guerre. Durant des siècles, notre continent a été le théâtre de conflits sanglants. La seconde Guerre mondiale fut le point culminant de la barbarie. L'Europe de Jean Monnet et de Robert Schumann a d'abord été l'Europe de la paix. Elle a permis le rapprochement des Etats et des peuples, des individus et des cultures : c'est essentiel.

    Malgré les difficultés présentes, l'Europe a aussi fortement contribué à la croissance. Elle a réussi au temps des trente glorieuses de magnifiques projets scientifiques et industriels (Ariane, Airbus, Synchrotron, etc.). Le grand marché européen en 1992, en dépit de ses limites, a donné à l'économie européenne la taille critique pour affronter la mondialisation. L'euro assure à notre continent une stabilité monétaire dont il n'avait plus fait l'expérience depuis presque un siècle. Où en seraient nos économies si l'intégration n'avait pas eu lieu ?

    En matière commerciale, l'Europe parle désormais d'une seule voix, faisant jeu égal avec les Etats-Unis, demain face à la Chine et à l'Inde. Les règles de l'OMC sont loin d'être parfaites, mais l'unité de l'Europe y possède une force incontestable.

    Enfin, l'Europe constitue la première tentative réussie de " Société des nations ". Elle y est parvenue en construisant un modèle d'intégration par le droit et par la régulation. Partout dans le monde où les peuples aspirent à une meilleure coordination et à un rapprochement entre les États, en Amérique latine, en Asie, en Afrique, l'intégration européenne constitue une sorte de modèle. Critique à l'intérieur, mais envie à l'extérieur.

    b) Les lacunes

    En matière internationale, on parle souvent d'une " Europe–impuissance. Les Etats membres n'ont pas tous la même vision d'une politique étrangère commune. L'Europe puissance à part entière, avec ses moyens propres : c'est ce que je souhaite. L'Europe simple appoint à l'Otan : c'est ce que demandent d'autres. Plusieurs Etats continuent de manifester leur réticence à voir la Communauté - et la Commission - jouer un rôle diplomatique. Malgré des efforts - comme la création du Haut représentant, secrétaire général du Conseil - la politique étrangère de l'Union souffre d'un triple déficit de visibilité, de décision, et d'unité.

    En matière économique, la construction s'est limitée au marché unique et à la monnaie. La coordination des politiques économiques, budgétaires, fiscales est très insuffisante. Le pilotage macroéconomique est réduit à la lutte contre l'inflation. La politique industrielle n'existe pas, contrairement à celle de la concurrence. Depuis 1990 le PIB des Etats- Unis a augmenté de 30 %, celui de la zone euro de 20 %. En 1992 le revenu moyen des Européens était de 70 % de celui des Américains, il est revenu à 65 % aujourd'hui. Tout en restant globalement prospère, l'Europe s'est donc appauvrie relativement aux Etats-Unis. Elle n'est pas seule en cause dans ce retard de croissance. Peut-être aurait-il été plus grave encore sans l'unité européenne. Mais une gouvernance économique volontariste aurait certainement permis de faire mieux.

    La dimension sociale reste faible. La politique sociale a trop longtemps été conçue comme seulement un instrument d'accompagnement de la libre circulation des travailleurs, ce qui signifie en pratique alignement sur le " moins-disant " social. Les disparités entre les pays poussent à un alignement vers le bas, que renforce le manque d'harmonisation fiscale. En matière d'emploi, l'Union n'a pas été capable de fixer des objectifs clairs, de se donner des moyens efficaces et de s'y tenir. L'Europe a surtout servi d'instrument de libéralisation du service public.

    Enfin, l'Europe souffre d'un décrochage institutionnel d'au moins dix ans par rapport aux institutions qui portent son projet. Résultat : une panne démocratique, une capacité de décider réduite, une contradiction, voire une absence de vision forte sur l'avenir de l'Union. On débat surtout de la question institutionnelle et rarement du projet.

    Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la nécessité de l'Europe était évidente. A l'âge de la mondialisation et des Etats continents, elle l'est manifestement tout autant.

Quelle ambition pour l'Europe ?

    a) Plusieurs domaines de l'action publique relèvent prioritairement de l'échelon national :

       Dans un texte récent sur " Les deux France ", j'ai identifié quatre priorités pour l'action : rénover la société salariale ; pérenniser et étendre la protection sociale ; garantir à nouveau l'ascension sociale par l'école de la République ; améliorer le cadre de vie, notamment par le logement. Ces priorités correspondent aux quatre moteurs qui ont permis au cours du XXe siècle dans chacun de nos Etats un processus continu de rapprochement des conditions et des modes de vie et qui sont aujourd'hui grippés. Il faut les remettre en marche en les réformant. Or, ces priorités relèvent fondamentalement de la volonté politique de chaque Etat, même si c'est bien sûr la construction européenne peut exercer sur elles un impact.

       De même, la vie démocratique, les institutions et l'organisation interne des Etats, tout en étant affectées par la construction européenne, ne relèvent pas du domaine d'intervention de l'Union. La rénovation de l'Etat est une mission urgente, elle est, elle aussi, de la responsabilité des gouvernants nationaux. C'est particulièrement vrai pour nous, Français, dont il dépend d'avoir ou non des institutions plus démocratiques et un Etat plus efficace.

       Chaque État reste également maître des termes du pacte civique qui le fonde. Ainsi, dans notre cas, la laïcité n'est pas négociable.

    Bref, n'imputons pas à l'Europe toutes nos lacunes et toutes les réformes encore à accomplir.

    b) Une nouvelle ambition pour l'Europe : la maîtrise de la mondialisation.

    A l'âge de la mondialisation et des nouveaux géants, l'Europe est indispensable au moins dans trois domaines, où les Etats pris isolement, n'ont plus aujourd'hui les moyens d'agir efficacement. C'est sur eux que nous devons concentrer notre ambition pour faire de l'Europe un instrument de maîtrise de la mondialisation.

       L'Europe du développement durable. L'Union est seule capable de mobiliser les principaux leviers de la politique économique, de la politique industrielle, de la politique monétaire. Pour cela, il faut construire les outils adéquats. Il faut lier l'économique, le social, l'environnemental et la participation démocratique : donc une l'Europe du développement durable, épaulée par un rôle accru du Parlement Européen et par des listes parlementaires transnationales.

       L'Europe des sécurités. Ce monde est celui de tous les dangers et nos concitoyens veulent légitimement être protégés. A l'intérieur de ses frontières, l'Europe doit construire un système judiciaire et policier à l'échelle des défis : lutte contre le terrorisme, contre la grande criminalité et toutes les formes de délinquance transnationale. A l'extérieur, une diplomatie puissante est nécessaire à l'Europe pour faire valoir ses choix, notamment en faveur du multilatéralisme. Le monde a lui aussi besoin de l'Europe pour sa stabilité. Cela signifie que l'Europe doit se doter d'une défense.

       A gauche, pas d'Europe sans solidarités. Le modèle social européen, c'est l'économie - régulée - de marché accompagnée d'un haut niveau de protection. L'Europe, c'est également pour nous un engagement en faveur de la culture, de l'environnement, de la solidarité à l'égard des pays du Sud. La mondialisation menace ce modèle, nous devons le défendre et le développer.

    A l'heure de prendre des décisions, il faut garder ces ambitions à l'esprit. C'est la grille d'analyse pertinente pour opérer les bons choix. Si l'Europe progresse sur la voie du développement durable, des sécurités et de la solidarité, elle aura montré qu'elle peut être vraiment un instrument de maîtrise de la mondialisation. Europe de maîtrise de la mondialisation contre Europe cheval de Troie de l'ultralibéralisme, là est aussi l'enjeu des prochaines élections du Parlement européen entre les forces de gauche et les conservateurs.

    c) Les frontières de l'Europe

    L'Europe s'élargit, d'autres pays frappent à sa porte. Comment les organiser ? Quelles frontières ? Faute de réponse claire - même discutable - à ces questions, nous allons vers une Europe du galimatias, ventre mou qui finirait par être rejeté par ses peuples. Je souhaite l'Europe organisée en trois cercles concentriques :

       Le premier cercle - l'Europe unie - sera constitué des pays ayant volonté et capacité d'avancer rapidement vers une intégration poussée, pour atteindre les objectifs décrits précédemment. Les Etats de la zone Euro sont les mieux placés pour construire ces Etats de l'Europe unie.

       Le second cercle - l'Europe élargie - rassemblera les membres de l'Union qui ne souhaiteront pas ou ne pourront pas, de manière transitoire ou définitive, s'engager aussi loin. Il serait injuste qu'ils bloquent le processus. Les Etats de l'actuelle Union européenne composeront ce deuxième cercle.

       Le troisième cercle - l'Europe associée - rassemblera les pays de l'Est et méditerranéens qui ont vocation ensuite ou non à intégrer l'Union. Ils lui seront associés étroitement, pour construire un espace commun de sécurité, de croissance et de solidarité.

    En distinguant ainsi les objectifs de l'Europe nouvelle, les domaines qui relèvent ou non de l'Union, les niveaux de l'Europe demain, il devient possible de donner une contenu à un projet de gauche pour l'Europe.

La gauche, l'Europe, les échéances

    a) Les chantiers d'un nouvel approfondissement

    Plusieurs séries de mesures permettent de donner une perspective claire à l'Europe pour la décennie à venir. Elles peuvent donner un contenu à un nouvel approfondissement. Car, j'insiste, la priorité, c'est l'approfondissement.

       Consolider les acquis de la PESD et aller vers une défense européenne. Il faut étendre à la sécurité de l'Europe les missions de la politique européenne de sécurité et de défense. La consolidation des acquis est importante : création d'une présidence stable du Conseil européen, nomination d'un ministre européen des affaires étrangères, inclusion d'une clause de solidarité et d'une clause de défense mutuelle, création d'une Agence européenne des capacités de défense. Tout cela est en bonne voie. La constitution d'éléments de forces communes me parait également nécessaire (le couple franco-allemand peut et doit jouer un rôle d'entraînement, notamment dans le domaine de la planification et de l'armement, voire d'une fusion des armées française et allemande) avec à terme, le projet d'une défense intégrée au sein de l'OTAN.

       Renforcer la coordination économique. Nous avons besoin d'un rééquilibrage du pacte de stabilité en intégrant les objectifs de croissance, de compétitivité et d'emploi. Ces objectifs font partie de la " stratégie de Lisbonne ", mais les Européens n'ont pas su développer les instruments concrets pour leur réalisation. Il nous faut une meilleure coordination entre la BCE, la Commission, l'eurogroupe et le Parlement. Le pilotage macroéconomique passera par une politique budgétaire contracyclique dans le cadre d'un pacte de stabilité et de croissance réformé. Nous avons aussi besoin d'un budget européen qui puisse aller jusqu'à 1,5 % du PIB communautaire, en encourageant massivement la recherche, l'éducation et l'innovation. Il faut aussi rééquilibrer les pouvoirs du commissaire à la concurrence par une véritable politique industrielle à l'échelle européenne. Il faut une amélioration des normes comptables, une révision du fonctionnement des conseils d'administration, et la mise en place de règles européennes de bonne conduite pour imposer aux entreprises un comportement responsable, notamment en matière sociale.

       Nous souhaitons adopter un traité social pour rééquilibrer l'Europe vers la solidarité. L'insertion de la charte des droits fondamentaux dans la Constitution constitue une étape vers l'Europe sociale proposée par Mitterrand au début des années 80. Plusieurs mesures devraient figurer dans ce traité social : critères de convergence en matière sociale ; un code de bonne conduite sociale pour limiter les délocalisations entre Etats membres ; la promotion des services d'intérêt général par un véritable statut européen du service public ; une réponse aux défis communs du vieillissement et de la globalisation sur les systèmes sociaux ; un contenu européen concret pour certains droits (formation tout au long de la vie, responsabilité sociale et environnementale des entreprises en Europe et dans les pays tiers, conditions de travail, négociation collective, information et consultation des travailleurs…). Cette harmonisation risque d'être détruite par le dumping fiscal de certains pays ; je suis partisan de subordonner l'entrée de ces pays dans l'euro à l'acceptation par eux d'une fiscalité minimum sur les sociétés.

       Notre volonté est de faire de l'Europe une " puissance de référence ". Sur le plan de l'environnement, l'Union doit sonner l'alarme et montrer l'exemple : application des accords de Kyoto, prépondérance des accords environnementaux sur les accords de commerce et d'investissement, principe " pollueur payeur ". Pour l'aide au développement, nos mots d'ordre doivent s'appeler : réforme de la PAC, soutien aux pays les plus pauvres à l'OMC, accroissement de l'aide publique au développement, défense des " objectifs du millénaire " fixés par l'ONU. Ce dessein n'est pas séparable d'un projet culturel : la culture n'est pas une marchandise ; à l'intérieur de l'Europe comme à l'extérieur , nous devons défendre les avancées et les spécificités culturelles de chaque pays ; nous devons combattre au sein du Continent l'individualisation et l'intégrisme, ce qui suppose de placer la culture au cœur du projet européen en nous donnant les outils financiers et juridiques pour faire circuler les artistes et les œuvres en Europe, dans le monde, et développer l'usage des langues européennes, source du vivre ensemble.

       Enfin, il nous faut fournir à l'Europe les moyens de ces politiques en réformant son financement. Nous devons créer un impôt européen sur les sociétés. C'est un objectif politiquement légitime (les entreprises, principales bénéficiaires du marché et de la monnaie unique, contribueraient ainsi au financement de l'Union), financièrement adapté (en moyenne sur les 5 dernières années, l'IS a représenté plus de 3 % du PIB dans l'UE-15) et cohérent avec la volonté de lutte contre la concurrence fiscale dommageable. Un IS européen favoriserait une assiette commune. Les Etats conserveraient la liberté de fixation du taux, sous réserve du respect d'un taux minimum, de telle manière que le financement durable de l'Union soit assuré. En contrepartie, certaines ressources actuelles de l'Union pourraient être supprimées.

    b) Répondre aux questions posées

       Concernant la Constitution européenne, il faut espérer que son contenu final permettra de l'approuver le moment venu, mais nous n'en sommes pas encore là. Quels sont les éléments de jugement et d'action ?

         Ce projet aide l'Europe à se doter d'un visage au moment où nous avons besoin qu'elle s'affirme dans le monde. Il donne à l'Union des règles institutionnelles améliorant un peu sa capacité décisionnelle et démocratique. En assouplissant les conditions de lancement de " coopérations renforcées ", la Constitution ouvre la voie au " Premier cercle ".

         Il reste que les dispositions sociales et économiques sont insuffisantes. En outre, il est très dommageable que les modalités de révision requièrent l'unanimité car c'est alors un blocage de toute amélioration future qui se profile. J'appelle toutes les parties à modifier ce point important dans le texte final.

         Je souhaite aussi que nous ouvrions de nouvelles négociations sur un nouvel approfondissement de la construction européenne. Les partis de gauche devraient se coordonner pour mettre les sujets précédents à l'ordre du jour (armée européenne, fiscalité européenne, politique de croissance européenne, traité social, harmonisation fiscale).

       S'agissant de la ratification de la Constitution européenne, je suis favorable à un référendum. En cette matière comme en d'autres, Jacques Chirac nous dit : " l'urgent, c'est d'attendre ". Sur un sujet aussi important, il est pourtant nécessaire de consulter le peuple. L'idéal serait que ce référendum soit organisé le même jour dans tous les pays de l'Union qui y procèderont .Cela permettrait à chaque nation de répondre à la question posée et non pas d'exprimer sa réaction à l'égard des équipes dirigeantes. Le Conseil européen devrait se saisir de cette question lors de son rendez-vous de juin.

       Rien ne s'est fait en Europe sans le couple franco-allemand. Je souhaite que, dans un contexte nouveau, il continue d'être décisif et s'organise en conséquence. Parmi les champs qu'il devra investir, je retiens la force, la générosité et l'économie. Les menaces contre la sécurité sont immédiates et l'Europe n'y est pas suffisamment préparée. La France et l'Allemagne devraient avancer dans une mise en commun de leur défense, projet à plusieurs dimensions : politique (constitution d'une politique étrangère européenne) ; stratégique (le monde attend autre chose qu'une réponse unilatérale contre le terrorisme) ; technologique (les Européens doivent accroître leur maîtrise des outils de leur défense). Concernant la solidarité avec les pays du Sud, la France et l'Allemagne devraient montrer l'exemple d'une politique commune en matière de développement. S'agissant d'économie, enfin, la France et l'Allemagne doivent préfigurer au sein de l'eurogroupe la gouvernance dont l'Europe a besoin pour une stratégie de croissance durable. L'adoption d'une représentation franco-allemande unique au FMI et à la Banque mondiale ne doit plus être retardée. Nous serions alors le deuxième acteur de ces institutions. Une initiative semblable à l'OIT et à l'OMS serait utile.

       Enfin, à propos de l'entrée de la Turquie en Europe, une position juste me parait la suivante.

         Le paramètre religieux, évoqué par certains pour rejeter la Turquie, n'est pas acceptable. Les Kosovars et les Albanais sont majoritairement musulmans. De nombreux français d'origine nord-africaine sont musulmans, de même que les Allemands d'origine turque. Rejeter un pays à partir d'un motif religieux serait dangereux.

         Nous avons fixé pour toute adhésion des critères clairs et exigeants, notamment en matière de démocratie et de droits de l'homme. La Turquie, en l'état, ne les respecte pas. Nous devons être d'autant plus exigeants que la Turquie est le premier pays européen par le nombre de ses habitants. Elle pourrait bloquer à terme plus de la moitié des décisions au Conseil.

         L'Europe de son côté n'est pas encore prête à ce que la Turquie la rejoigne. Ne reproduisons pas l'erreur de l'élargissement avant l'approfondissement. Il est indispensable de savoir comment fonctionnera la nouvelle Europe et ses nouvelles institutions pour éviter la dilution, avant tout examen du dossier turc. Je propose donc que les négociations avec la Turquie n'aient pas lieu tant que les critères ne sont pas satisfaits et tant le fonctionnement de l'Union ne sera pas amélioré, car une fois la négociation engagée, on sait bien que la réponse serait comme toujours oui.

         En contrepartie, je crois légitime de négocier et de formaliser dès à présent " le troisième cercle " de la construction européenne. Les zones orientale et méditerranéenne font actuellement l'objet de projets d'organisation insuffisants ou concurrents (Partenariat euro méditerranéen / Grand Moyen-Orient américain). Il serait utile de discuter avec tous les pays de l'arc de cercle qui commence en Biélorussie, passe en Ukraine, en Turquie et inclut l'Euro-Méditerranée pour les associer plus étroitement à notre projet collectif. Un statut pourrait leur être rapidement accordé, au delà des associations existantes. La Turquie, partenaire privilégiée de l'Union, entrerait, bien entendu, la première dans ce troisième cercle. Avec la possibilité, lorsque l'Union aura les idées claires sur son propre avenir et sa propre organisation, d'entrer le cas échéant dans " le deuxième cercle " de la construction européenne, celui de " l'Europe élargie ". Donc, pas de négociation d'adhésion sans amélioration préalable du fonctionnement de l'Union.
Il y a au moins deux manières de concevoir l'Europe : un grand marché où le social et l'environnemental sont sacrifiés à l'économique et où l'intégration politique est diffuse, ou bien un destin commun et solidaire. La première conception a dominé ces dernières années et montré ses limites. La seconde, plus conforme au projet des pères fondateurs, est aujourd'hui portée par les progressistes d'Europe, socialistes, sociaux-démocrates et Verts. C'est la mienne.

Il y a des raisons à l'espoir. La social-démocratie retrouve des forces en Europe : victoire de Zapatero en Espagne ; victoire de la gauche en France aux élections locales ; victoire de Fischer à la présidentielle autrichienne ; volonté de renforcer le PSE. Tout cela est positif, quoique fragile. Une victoire aux élections européennes permettrait de poursuivre ce mouvement et d'infliger une défaite aux libéraux conservateurs, en infléchissant plus encore le rapport de force. Mais un énorme travail reste à accomplir, auprès des opinions, et d'abord à gauche, et d'abord dans tous les partis de gauche.

Car nous ne changerons l'Europe que si dans l'immédiat nous obtenons une majorité au Parlement européen. Une victoire politique donnerait aux forces de progrès la capacité de bâtir des compromis conformes aux réalités nouvelles, tout en restant fidèles à nos valeurs communes. Cette victoire suppose d'abord que notre projet soit clair. Les Européens, je le disais en commençant, ne refusent pas le projet européen, ils ne le voient pas. Et ils ne le voient pas, parce qu'on ne le leur expose pas, alors qu'il est vital pour l'Europe. Voilà pourquoi la première tâche, c'est de clarifier - et de discuter - ce projet, ou pour employer un terme que j'avais fait mien dans d'autres circonstances, ce grand dessein européen.

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