Priorité à la culture

Laurent Fabius


par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime
Point de vue paru dans le quotidien Le Nouvel Observateur daté du 8 juillet 2004


 
J'irai à l'essentiel, quitte à être brutal : la culture n'est malheureusement plus au cœur des préoccupations politiques. Fière d'avoir inventé l'exception culturelle, la France se contente aujourd'hui souvent d'en gérer les acquis sans se soucier d'en actualiser ni les contenus ni les modalités d'application. Nous avons tous notre part de responsabilité. Il y a un an les festivals étaient annulés du fait d'une réforme mal conçue et mal expliquée et d'un sentiment de mépris gouvernemental à l'égard des artistes. Les intermittents disaient leur révolte et, au-delà des gestes qui ont été faits pour éteindre l'incendie, on sent un malaise, comme s'il était aujourd'hui temps de redéfinir leurs attentes et leurs missions. Je plaide pour que la gauche et la France mettent de nouveau la culture au centre de la politique parce que la question de l'identité nationale et européenne - qui sommes-nous et comment nous situons-nous ? - et celle de nos valeurs communes sont des questions centrales.

Nous devons y répondre par des références à notre histoire, à notre projet commun, à notre fonds collectif fait de tolérance, de respect des idéaux de la France révolutionnaire mis en œuvre par la République laïque. Il y a un an, avec d'autres, j'avais expliqué, dans l'affaire du voile, pourquoi l'idéal laïque devait être clairement réaffirmé. La politique culturelle en est indissociable au moment où beaucoup cherchent dans le fanatisme religieux, d'où qu'il vienne, une réponse aux questions essentielles de l'existence. Je crois que la culture est la réponse laïque à la question fondamentale du sens. Je me suis résolument engagé dans des combats écologiques parce que la vie de notre planète est menacée. Eh bien, il en est de même avec la politique culturelle: elle est aussi indispensable à l'homme pour son esprit que les forêts le sont au renouvellement de son oxygène.

Quelles doivent être nos priorités ? D'abord, un choix de fond, nous ne devons pas avoir honte de ce que nous pensons : revendiquons pour les collectivités publiques locales et pour l'Etat un rôle majeur dans la vie culturelle, le marché n'ayant pas besoin de la culture et ne pouvant la régir. Je vois bien le chemin de croix des ministres de la Culture dits « libéraux », condamnés à ramer à contre-courant du gouvernement auquel ils appartiennent, lequel désengage l'Etat de la plupart des secteurs. Laisser la création intellectuelle résulter des seuls rapports commerciaux, c'est ignorer que les artistes et les pratiques culturelles doivent justement être préservés d'un souci exclusif de rentabilité. C'est le discours que nous tenons, à juste titre, dans les grandes négociations commerciales. Agissons de même en France et en Europe ! Cela veut dire encourager le mécénat, développer une fiscalité attractive, plutôt que se désengager et réduire les budgets. Cela veut dire mettre en avant les artistes, les institutions culturelles, les musées, les théâtres, les orchestres, donner les moyens financiers de son développement au service public audiovisuel, parce que c'est au moment où la télévision-réalité envahit progressivement nos écrans et notre musique qu'il revient au service public de réagir.

La priorité, c'est de relancer une politique de démocratisation active prenant en compte aussi la réalité de ce que j'ai appelé « l'autre France », d'une France devenue diverse. Pour utiliser au mieux les talents et la créativité, il faut élever le niveau général, pas seulement par l'école mais aussi par une politique d'éducation artistique. Les lois Tasca-Lang avaient tracé de réelles perspectives que le gouvernement actuel s'est empressé d'annuler: nous devrons les reprendre. Cette volonté implique d'être attentif aux quartiers défavorisés, aux territoires dans lesquels les jeunes, les personnes en difficulté sociale, les immigrés sont en fait exclus des pratiques culturelles, alors que celles-ci facilitent l'intégration à la vie collective et la prévention de la violence. Il n'est pas normal, comme c'est trop souvent le cas, que les efforts budgétaires s'adressent à une minorité de la population. La gauche - beaucoup de nos collectivités territoriales le font - doit inverser cette tendance dès l'école et tout au long de la vie pour faciliter l'accès à la culture. Et la culture occidentale, quelle que soit sa richesse, doit s'ouvrir et comprendre davantage les autres formes d'expression.

Pour accompagner cette évolution, nous avons besoin de gestes politiques favorisant l'accès des minorités aux responsabilités économiques, sociales, politiques. Démocratiser, c'est permettre à qui en a le talent et la volonté de devenir artiste, à tous, hommes et femmes, d'accéder à l'art et de mieux le comprendre. Constatez l'émerveillement de certains jeunes devant des textes apparemment extérieurs à leur univers – comme le montre le beau film « l'Esquive ». Réconcilier « les deux France », faire fonctionner à nouveau l'ascenseur social, ce n'est pas seulement un problème éducatif ou une question de logement, c'est également et d'abord un enjeu culturel qui passe par la reconnaissance de l'autre.

La culture doit-elle pour autant être totalement hors marché? Je ne le crois pas. S'il faut résolument affirmer le rôle des collectivités publiques, il faut aussi veiller au dynamisme des industries culturelles. Car la culture est devenue un enjeu économique majeur. Le premier poste d'exportation américain, ce sont les services audiovisuels. On mesure, dans les batailles qui secouent le monde de l'édition en France et en Europe, combien est cruciale la liberté des écrivains et indispensable la garantie de choix pour les lecteurs. Les nouvelles technologies bouleversent l'économie du droit d'auteur. Les rapprochements de Microsoft et de Warner vont exercer des effets majeurs sur la diffusion des œuvres. L'économie de la culture étant marquée par des flux mondiaux d'œuvres disponibles, la question « comment réguler la concentration des entreprises ? » est au cœur du débat culturel.

Appuyé sur sa belle langue, sur la richesse de ses talents et de son patrimoine, notre pays doit agir s'il ne veut pas se retrouver hors jeu dans des secteurs où, par tradition, il excelle. Cela passe, bien entendu, par un rapprochement avec des partenaires européens. Notre politique culturelle doit être offensive et reposer à la fois sur le soutien à l'action publique et sur le développement d'industries culturelles européennes. Sans nous tromper d'époque ou de combat: entre l'artisanat indépendant, prétendument protégé par des barrières que les nouvelles technologies ont fait tomber, et l'économie de groupes mondiaux surpuissants régulée par des normes américaines, l'Europe doit inventer son propre modèle. La France peut et doit en être l'une des initiatrices.

Ce qui est en cause, c'est le rayonnement de notre pays ou, par manque de courage et de volonté, sa marginalisation, j'allais écrire... sa miniaturisation. Y a-t-il enjeu politique plus fort ?

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