Delors a un devoir impérieux de candidature

Laurent Fabius

Entretien avec Laurent Fabius, ancien Premier ministre, accordé à l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, n°1591 (1er septembre 1994).
Propos recueillis par Laurent Joffrin et François Bazin


 

Quand les socialistes doivent-ils désigner leur candidat à la présidentielle, et selon quelle procédure ?
Nous n'avons aucune raison de nous presser. Une désignation au début de l'an prochain serait raisonnable. Je suis d'ailleurs d'avis de soutenir notre candidat sur la base d'un contrat plutôt que de le désigner d'une façon étroite. Mais il y a plus important que la procédure : je pense que la gauche peut parfaitement gagner cette élection. Non seulement parce que la droite va se diviser - elle a commencé -, mais parce que le prochain président, dont je souhaite qu'il exerce un mandat de cinq ans rééquilibré dans le sens parlementaire, affrontera trois problèmes majeurs, dont aucun ne peut recevoir de solution positive avec une approche néolibérale : le renforcement de l'Europe ou sa dilution dans un élargissement fourre-tout ; une stratégie beaucoup plus active de l'emploi ou bien l'acceptation de l'exclusion ; la démolition de la protection sociale ou sa défense, laquelle suppose notamment une politique familiale différenciée, une réforme de notre politique de santé et de nos prélèvements obligatoires. Si l'élection présidentielle, comme elle le doit, porte là-dessus, nous pouvons l'emporter.

Jacques Delors est-il un candidat incontournable ? Y a-t-il à gauche d'autres candidats possibles ? Si oui, qui ?
Des volontaires, qu'ils soient circonstanciels, perpétuels ou résiduels, il y en a certainement plusieurs. Leurs qualités ne sont pas en cause. Seulement, une des différences entre Delors et eux, c'est que lui a une bonne chance d'être élu. Cette différence est énorme. Voilà pourquoi - même s'il n'est pas demandeur - Jacques Delors a ce que j'appellerai un devoir impérieux de candidature. Cela dit, nous n'allons pas jouer tous les jours pendant six mois au petit jeu stérile du « sera, sera pas ». Ma conviction sur la bonne solution est faite. Jacques Delors s'exprimera le moment venu. Je m'en suis directement ouvert à lui il y a déjà plusieurs mois.

Doit-il y avoir une majorité et une minorité au sein du PS lors de son prochain congrès, ou bien faut-il réaliser une synthèse générale ?
J'ai appuyé l'élection d'Henri Emmanuelli parce qu'il me paraît capable d'aider le PS à sortir de sa faiblesse. Dans cette tâche, il a besoin d'une majorité qui l'épaule vraiment. Vraiment, cela veut dire sans que coexistent des phrases aimables à la bouche et des peaux de banane dépassant des poches. Une ligne claire, une stratégie offensive, une équipe unie : voilà mon approche du congrès, pour laquelle je soutiens le premier secrétaire.

Au début de l'année, vous vous étiez opposé à Henri Emmanuelli, qui réclamait l'instauration de la semaine de 35 heures sans réduction de salaire. Avez-vous changé d'avis ?
Cette affaire des 35 heures, c'est l'exemple même du débat mal conduit. Il existe sur ce sujet deux positions extrêmes qu'on entend souvent. Elles sont aussi fausses l'une que l'autre. Pour certains, le mouvement historique de réduction de la durée individuelle du travail, qui a commencé au XIXème siècle, va soudain s'arrêter. Pourquoi s'arrêterait-il précisément au moment où les progrès de productivité sont fulgurants ? Le mouvement au contraire va continuer, il faut l'organiser sans que cela porte détriment ni aux salariés ni aux entreprises: c'est une grande tâche des temps qui viennent. D'autres soutiennent qu'on pourrait immédiatement et uniformément diminuer fortement la durée du travail tout en maintenant chaque salaire. Ceux-là n'ont visiblement pas compris le fonctionnement des entreprises en économie ouverte. La vérité, c'est qu'il va falloir réduire progressivement et aménager la durée individuelle du travail sans déflation salariale. Plus largement, c'est la question majeure de la réorganisation du temps dans notre société qui est posée, avec ses conséquences sur la vie urbaine, la vie scolaire, les loisirs, les rapports sociaux. Voilà le choix politique, le choix de société qui est devant nous. Emmanuelli et moi, nous en sommes bien d'accord.

Le PS a déclaré que la lutte contre la privatisation de Renault serait un « objectif prioritaire » de la rentrée. Êtes-vous d'accord ?
La question principale qui se pose à Renault, c'est celle de sa stratégie industrielle. L'accord avec Volvo a capoté. Dans l'univers des géants automobiles du XXIème siècle, Renault ne pourra pas avancer seul. Où seront ses partenaires, qui contrôlera qui, quelles en seront les conséquences pour les salariés ? Voilà l'interrogation majeure. On ne peut pas y répondre en disant : « Privatisons, on verra ensuite. » La démarche actuelle du gouvernement, même s'il semble l'avoir récemment infléchie, est purement budgétaire. Il a besoin de cash avant les élections, alors il souhaite vendre Renault, du moins en partie. Cela s'appelle de la cavalerie.

Pensez-vous que la justice soit allée trop loin en relançant l'affaire du sang contaminé ?
Elle a cherché à faire son travail. Dix ans après les événements, dans un domaine où les douleurs et les passions demeurent à vif, c'est très difficile. Et puis existe actuellement une dérive médiatique de la justice qui ne simplifie pas les problèmes.

Avez-vous le sentiment d'être victime d'une injustice ?
Pour vous répondre, il faut partir des faits. S'agissant des hémophiles et de la diffusion par le CNTS de produits sanguins contaminés, je n'ai pour ma part jamais, strictement jamais, été saisi de cette question. Je ne vois pas d'ailleurs comment ni pourquoi le Premier ministre aurait pu en connaître. Concernant l'autre aspect, la décision de rendre systématique le test de dépistage du sida, deux données sont claires, et il faut les rappeler. La première, c'est qu'à l'époque les spécialistes eux-mêmes étaient en désaccord sur le sida, sur sa gravité, sur ses origines, sur son ampleur, beaucoup soutenant même que la séropositivité protégeait de la maladie. La deuxième donnée, c'est que la France a été néanmoins un des tout premiers pays du monde à décider le dépistage systématique, et que si elle l'a fait, c'est notamment que j'ai agi personnellement en ce sens. D'ailleurs pas un professionnel de la santé, pas un commentateur à l'époque n'a critiqué la décision, sauf certains qui l'ont jugée... trop rapide.
Sur la base de ces faits, je ne pouvais évidemment imaginer être judiciairement mêlé à ce drame, ayant été un des rares hommes de gouvernement dans le monde à agir positivement et rapidement. Puis la politique s'en est mêlée, en France seulement. Un amalgame a été opéré. J'ai été mis en cause. Une procédure a été déclenchée. Dans le système français, vous savez qu'on ne peut avoir accès au dossier judiciaire sans mise en examen. Il est donc vraisemblable qu'elle aura lieu en septembre. Eh bien, il faut aller au bout de la démarche et, aussi pénible que cela soit sur le plan personnel, s'expliquer dans une instruction. Je n'ai strictement rien à cacher, au contraire. J'ai agi comme je le devais.

Comment expliquer la popularité persistante d'Edouard Balladur ? Est-elle seulement imputable à ses talents de communicateur ?
Au moment où il a été nommé, on attendait d'Edouard Balladur qu'il prît à bras le corps le problème de l'emploi et qu'il évitât l'électoralisme. Résultat ? Il devait s'occuper d'économie : elle est languissante. Il ne devait pas s'occuper de propagande : elle est florissante. « Premier ministre-candidat » : tout s'explique par là. Enlevez les mises en scène, les complaisances télévisées et quelques actions ponctuelles, regardez les faits: la France, je vous l'ai indiqué, aura perdu deux ans. Ce message qu'on n'entend pas aujourd'hui, il faut le marteler. Parce qu'il est vrai. Et parce qu'il laisse augurer de ce que serait, sans les garde-fous de la cohabitation cette fois, un septennat conservateur. Seulement la gauche ne le dit pas avec assez de netteté, et la «vice-présidence» balladurienne brouille les cartes.
Sur le plan économique, la reprise est limitée. Structurellement, elle ne résoudra rien. On ment aux Français lorsqu'on leur laisse croire que leur avenir, s'agissant de l'emploi, dépend de 1 % de taux d'intérêt en moins ou de 1 % de croissance en plus. La difficulté est d'une autre ampleur! Pour la première fois, voilà que nous nous trouvons en compétition farouche et universelle avec des pays cumulant hautes technologies et bas salaires. Comment progresser, comment résister ? Si l'on suit la pente actuelle, on se retrouvera dans quelques années avec d'un côté de grandes entreprises présumées françaises dégageant des résultats financiers satisfaisants sur la base d'une stratégie mondiale, et de l'autre côté, sur notre sol même, un nombre croissant de chômeurs et d'exclus. C'est cette contradiction explosive socialement, culturellement, économiquement, démocratiquement qu'il faut lever. Un tandem Balladur-Pasqua pour diviser la France sept années de plus et pour entrer dans le XXIème siècle: voilà l'idéal qu'on propose à notre démocratie ! Ce n'est en tout cas pas le mien.



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