La France flotte
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par Laurent Fabius, député de Seine-Maritime Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 26 août 2004 |
En cette rentrée 2004, la France ne s'ennuie pas, elle flotte. Pas seulement parce que la reprise du travail, après la coupure d'été, s'accompagne toujours d'un certain délai. Pas seulement non plus parce que les Jeux d'Athènes constituent une exceptionnelle parenthèse. Mais parce que, profondément, notre pays manque de projet. Une conjoncture insaisissable, un gouvernement en suspens, les Français attendent une vraie perspective, on leur impose de la petite politique. On leur propose morosité ou méthode Coué là où ils demandent une volonté. Le flottement se ressent d'abord dans le domaine social. Chômage résistant, logement défaillant, pauvreté persistante, tensions grandissantes : c'est ce que j'ai appelé le fossé entre " les deux France ". Le gouvernement monopolise les petites lucarnes pour la propagande, mais quoi de plus ? Le plan de cohésion sociale promet de nouvelles déceptions, les moyens mobilisés étant à cent lieues des besoins. La polémique sur les 35 heures apparaît décalée par rapport à une croissance incertaine. Le dialogue social est en panne. C'est la même impression de flottement qui prévaut dans l'économie. Les grands groupes français sont surperformants financièrement mais ne créent quasiment plus d'emplois sur notre territoire et délocalisent. Les finances de l'Etat et de la Sécurité sociale virent au rouge. L'endettement du pays et le report sur les générations futures s'alourdissent. Et que nous annonce-t-on ? Un aller-retour sur l'amnistie fiscale et le smic, des détaxations supplémentaires pour les plus fortunés avec, en prime, une augmentation des budgets destinés aux groupes d'armement, certainement sans lien avec la domination de ces groupes sur la presse. Au flottement économique s'ajoute un flottement... démocratique. Les perspectives européennes ne sont guère plus assurées. Face au défi de l'élargissement, à l'hyperpuissance américaine, à la montée impressionnante de la Chine et de l'Inde, le chef de l'Etat a trois décisions majeures à prendre. Il semble qu'il s'apprête à commettre trois erreurs. Le traité constitutionnel peut entraîner, par exigence systématique d'unanimité, un blocage de la construction européenne et une dérive vers une simple zone de libre-échange. Les mesures associées aux perspectives financières 2007-2013, examinées bientôt, risquent d'accélérer les délocalisations intra-européennes sans muscler l'Union dans les domaines décisifs que sont la recherche scientifique, la formation, les technologies nouvelles et les réseaux d'échanges. Le feu vert donné à l'entrée de la Turquie encouragerait encore cette dilution, illustrée par la composition de la nouvelle Commission, à dominante libérale et à strapontin français. Sur le plan gouvernemental, les réformes célébrées, dont le principe est au demeurant indispensable, sont - le plus souvent - en trompe-l'œil. Celle des retraites, injuste, n'est financée que pour un tiers. Celle de l'assurance-maladie laisse de côté les professionnels et maintient béant le trou financier. Celle de l'Etat est au point mort. Quant à la pseudo-réforme de la décentralisation, elle charge les collectivités locales jusqu'à la gueule sans les doter des moyens correspondants, ce qui laisse présager des hausses fiscales et des reculs du service public. Et pendant ce temps, le président, le premier ministre, le ministre d'Etat, les principales excellences, donnent le sentiment de consacrer leur énergie moins aux problèmes des Français qu'à leurs rivalités intestines. Cela ne signifie pas que tout soit désormais aisé pour l'opposition. Les élections du printemps ont été roses. Mais, d'une part, il n'y a pas de grande échéance électorale prévue avant deux ans et demi ; pas facile de patienter sans démobiliser. D'autre part, la gauche a un important travail de réflexion à opérer si elle veut non seulement gagner mais réussir : le Parti socialiste commence ces jours-ci l'élaboration d'un nouveau projet, exercice crucial. Il ne faut pas sous-estimer non plus les questions de personnes. Laissons à la droite les querelles et jouons collectif. Un sentiment de flottement si profond ne disparaîtra qu'avec un vaste changement d'orientation. En ce qui nous concerne, il faut préparer les échéances électorales pour le permettre. Mais dès maintenant, le président de la République, maître des horloges, servirait l'intérêt de la France s'il prenait au moins quatre séries de décisions. La première, c'est de changer rapidement le premier ministre. Quelle est l'autorité de ce dernier ? Quel est son projet, sinon de se maintenir en godillant pour éviter l'arrivée de " M. Je-veux-tout " ? Ce petit jeu abîme nos institutions et rabaisse la politique. Le changement de gouvernement devrait s'accompagner d'une politique économique nouvelle visant à muscler durablement nos entreprises, redonner du pouvoir d'achat et rétablir les finances publiques. Cela signifie renoncer aux cadeaux fiscaux envers les plus aisés, augmenter dès septembre l'allocation de rentrée scolaire, retenir comme priorités trois secteurs : la recherche, l'éducation et le logement. On n'en prend pas le chemin. Sur le plan social, le nouveau gouvernement devrait pousser les feux en direction de l'emploi des jeunes et des plus de 50 ans, deux catégories où nous sommes lanterne rouge. Un état précis doit être dressé concernant la retraite et l'assurance-maladie, afin de corriger et de compléter ce qui doit l'être, sans attendre 2007 pour constater que rien n'est réglé. Le pari de la responsabilité syndicale doit être fait en reconnaissant désormais la pratique des accords majoritaires, conduisant à un vrai dialogue social. Il est grand temps aussi d'engager la réforme de l'Etat. En matière européenne enfin, plusieurs décisions doivent être prises : éviter de se laisser dériver vers l'adhésion turque ; agir pour une stratégie européenne de recherche et d'industrie et lutter contre les délocalisations intra-européennes en subordonnant tout accord sur les perspectives financières de l'Union à des engagements précis d'harmonisation fiscale et sociale de la part des nouveaux Etats membres. Quant à la Constitution, lors de sa signature en octobre puis de sa ratification en 2005, la France devrait conditionner sa décision, comme nous l'avions fait lors du traité d'Amsterdam, à un engagement d'harmonisation européenne dans les domaines social et fiscal et à une plus forte intégration avec ceux de nos voisins qui sont partisans, comme nous, d'une Europe puissance de développement durable. Ces décisions ne résoudraient pas tout, mais elles contribueraient à faire sortir notre pays du flottement actuel, à lui redonner un cap et une autorité indispensables, y compris contre l'intolérance grandissante. Il faut parfois rappeler l'évidence : la première tâche d'un président est d'assumer la fonction pour laquelle les Français l'ont élu. |
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