Le principe émancipateur et unificateur de la laïcité
Congrès de Dijon - 17 mai 2003

Discours de Laurent Fabius, député de Seine-Maritime
Tribune du Congrès de Dijon


 
Chers Camarades,

Le congrès de Dijon nous fixe pour les trois années qui viennent trois grandes tâches.

La première, c’est de nous opposer fermement à la politique du gouvernement et à celui qui, en vérité, est son chef puisqu’il dispose de tous les pouvoirs, je veux dire Jacques Chirac.

Ce grand prometteur, face aux difficultés du pays, c’est évidemment lui le premier responsable.

Les difficultés sont sociales d’abord. On l’a vu cette semaine avec le projet scandaleux, non pas de réforme des retraites, mais de régression des retraites, et la réponse juste lancée par les organisations syndicales, je veux dire celles qui, jusqu’au bout, ont été fidèles au mandat unitaire qu’elles avaient pris ensemble, et que nous soutenons, nous les socialistes.

Le combat sur les retraites est loin d’être terminé. Si le gouvernement et le président de la République sont si sûrs de la justesse de leurs thèses, alors, et c’est la demande que je formule, que le gouvernement adresse à chaque salarié concerné, individuellement, les conséquences concrètes que signifie pour sa retraite le projet scandaleux qu’il est en train de proposer, et on verra que cela signifie un recul massif et, pour nous, comme pour tous les salariés, inacceptable.

Les syndicats, le mouvement social s’emploient et vont s’employer à faire reculer le gouvernement et nous serons à leurs côtés. Si malgré tout, le gouvernement persiste, le projet viendra devant le parlement. On sait alors le résultat puisque nous y sommes minoritaires. Mais puisqu’il s’agit non pas d’un projet technique, on l’a fort bien dit, mais d’un projet de société, puisqu’il engage les salariés, non pas seulement d’aujourd’hui et de demain, alors si le mouvement populaire n’a pas eu suffisamment de forces, si le président de la République n’a pas eu suffisamment de clairvoyance pour retirer le projet, alors, nous ne devons pas nous interdire de demander sur ce sujet qui engage l’avenir de la société un référendum. Et on verra bien alors qui dispose de la confiance du peuple français ?

Mes camarades, le marasme économique, on l’a fort bien dit, est là. Le chômage augmente, les finances sont en baisse, la croissance est en panne et la confiance en berne, et les difficultés éducatives s’accumulent. Voilà qu’à 120 ans de distance, portant le même patronyme, un nom illustre, mais ne portant pas les mêmes valeurs, voilà que deux ministres s’occupent de l’Éducation nationale, mais l’un fut un fondateur, et l’autre se révèle un fossoyeur, et il faut répliquer avec force.

Les enseignants, les personnels de l’Éducation nationale, les parents d’élèves et plus largement la communauté nationale l’a bien compris, le président de la République et le gouvernement actuel n’aiment pas l’Éducation nationale, et de façon générale, ils n’aiment pas les fonctionnaires, eh bien il faut que tous ceux qui sont attachés à l’Etat et à l’Education nationale leur donnent une réplique à la hauteur de cet enjeu.

Quant aux difficultés européennes, elles sont évidentes. Le grand prometteur nous fait des discours sur ce vaste monde, mais il nous brouille peu à peu avec la quasi-totalité de nos voisins européens sans bénéfice et sans dessein.

Et voilà qu’on vient d’apprendre, par des indiscrétions soigneusement organisées, que ce grand prometteur, au bilan déjà éloquent, envisageait d’être candidat pour une troisième fois. Et pourquoi pas, ce serait plus simple, président à vie ? Il faudra lui répondre, le moment venu.

Et voilà que l’Assemblée nationale législative élue en 2002 se prend dans sa majorité pour une assemblée constituante, ce qu’elle n’est pas, au mieux une assemblée destituante car ce dont il s’agit, amis et camarades, on le voit, ce n’est pas de la part de la droite de remettre en cause tel ou tel aspect ponctuel, c’est de remettre systématiquement en cause la totalité des fondements économiques, sociaux, éducatifs et de fonctionnement de l’État qui ont assuré le développement de notre nation depuis la fin de la guerre. La régression est générale, notre opposition doit être frontale.

Mes camarades, nous avons une deuxième tâche, c’est de renforcer le Parti socialiste et la gauche.

Renforcer le Parti socialiste, non seulement parce que nous l’aimons, mais parce que c’est le pilier, à l’évidence, de l’alternance nécessaire. François Mitterrand, dont on semble redécouvrir ces temps-ci qu’il n’était pas le plus mauvais architecte des grandes victoires, a tracé la perspective stratégique qui reste juste, même s’il y a des ajustements à faire, il faut d’abord rassembler les nôtres pour ensuite convaincre et rassembler les autres.

Alors, les nôtres, et ce sera d’abord la tâche de François Hollande, il faut, bien sûr, réformer, renouveler, redonner un dynamisme à notre parti, et nous savons par quoi cela passe. Faire émerger à tous les niveaux de responsabilités des camarades, femmes et hommes, qu’ils soient issus des milieux les plus divers, donner davantage, toutes les motions l’ont réclamé, la parole aux militants, faire en sorte que chacun puisse se retrouver dans ce Parti socialiste renforcé.

Et puis les autres, les partenaires européens et internationaux qui sont là, et qu’à mon tour, je salue, parce que, aujourd’hui, nous le savons tous, pour être authentiquement socialiste, il faut être social-mondialiste.

Et puis les partenaires politiques, Daniel en a parlé, avec lesquels il faudra passer contrat, contrat global sans aucune arrogance de notre part, et puis les partenaires des forces vives, et en particulier des syndicats qu’il faut respecter dans leur rôle avec lesquels il faut se concerter, travailler ensemble parce que c’est ce travail de dialogue, de concertation permanente qui préparera dès maintenant les victoires futures.

Mes camarades, quand nous réfléchissons comme nous l’avons fait au cours de cette période à l’échec du 21 avril, il y a beaucoup de leçons à en tirer, et en particulier une, c’est que, quels que soient les mérites, et ils étaient exceptionnels, de notre candidat, quels que soient les éléments du bilan, et beaucoup d’entre eux étaient excellents, on ne gagne pas une élection sur un bilan. On peut la gagner sur un projet socialiste mobilisateur et sur des valeurs.

Et donc notre troisième tâche, c’est d’arriver à faire en sorte, en ce début de siècle, que notre identité de socialiste, et que nos valeurs soient plus clairement définies. C’est ce qu’on nous demande chaque jour. Vous critiquez, c’est bien, mais quelles sont vos valeurs et quel est votre proje  ?

Les valeurs qui sont notre drapeau, nous les partageons tous :
 la justice sociale, bien sûr, qui implique plus de démocratie sociale ;
 l’école, pas n’importe quelle école, l’école de l’égalité des chances, l’école de la formation toute la vie ;
 le développement durable, à condition que ce ne soit pas un mot vide de sens, mais quelque chose de profond tel que nous l’ont proposé les amis écologistes ;
 et puis la solidarité européenne, et puis une autre conception du monde face à l’hyperpuissance américaine et à l’hyper myopie du marché.

Et j’ajouterai, car c’est ce point que je veux traiter, la laïcité parce que, face aux intégrismes de toutes sortes, et aujourd’hui encore, ils ont frappé au Maroc d’une façon dramatique, face aux intégrismes de toutes sortes dont la France n’est pas exempte, il faut que nous sachions réaffirmer que la valeur fondatrice unitaire, c’est la valeur de laïcité.

Or, à cet égard, les signes d’inquiétude sont nombreux. Je veux en citer quelques-uns, avant même de parler du voile.

L’autre jour, j’ai rencontré une institutrice de maternelle qui me disait, et c’est à peine croyable, que des enfants de sa classe avaient refusé de faire la ronde parce qu’un des parents avait dit qu’il ne fallait pas que les filles et les petits garçons se touchent la main. Je connais comme vous des enseignants qui, au moment de faire cours sur l’affaire Calas de Voltaire, sur l’affaire Dreyfus, sur l’égalité des droits, sur la situation au Moyen-Orient, voit quelqu’un se lever dans leur classe, porté par un fanatisme qui ne vient pas de lui-même, et qui les menace, qui leur interdit de faire ce cours, ce qui les conduit parfois à se censurer eux-mêmes.

Dans un autre ordre d’idée, j’ai vu comme vous ce ministre de l’Intérieur tenir des paroles d’ailleurs pertinentes sur la laïcité, mais le faire benoîtement devant une salle (on n’a pas assez remarqué ce détail) où il y avait deux entrées séparées : l’une pour les femmes, l’autre pour les hommes, et où chacun siégeait physiquement séparé dans la même enceinte.

Et puis, comme vous, je vois ce débat à propos de la future constitution européenne où certains proposent, sans que cela semble choquer, sauf nous et heureusement quelques autres, que l’on définisse l’Europe par sa filiation religieuse.

Et en très haut lieu, que répond-on à tout cela ? Il faut faire preuve de sagesse, il ne faut rien busquer, il faut voir les problèmes au cas par cas. Nous, socialistes, nous disons que la République ne se défend pas au cas par cas.

Il est temps, mes camarades, il est temps de redire un certain nombre de choses simples.

D’abord, la République, qui n’est pas un lieu, un régime où chacun vient pour mette en avant sa confession, mais qui est un lieu et un régime où les citoyens sont à égalité de droit et de devoir, et parmi ces droits et ces devoirs, il y a la laïcité.

Ensuite, la laïcité, qui n’est pas une opinion parmi d’autres, mais Bertrand l’a fort bien dit, ce qui permet à toutes les opinions de coexister, et non pas de se combattre, avec cette grande loi sur laquelle intervint Jaurès en 1905, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Oui, l’Etat, c’est la société des femmes et des hommes entre eux. Oui, l’Eglise, c’est la société des femmes et des hommes qui le veulent avec Dieu, et il n’est pas question de mettre en cause, si peu que ce soit, la séparation de l’Église et de l’État.

Puis l’école, qui n’est pas un lieu parmi d’autres, mais un lieu où l’on forme les petits citoyens. Et ce trépied : laïcité, République, école, c’est le trépied auquel nous tenons.

Il est donc temps de préciser les choses et de dire notamment deux règles. La première, c’est que, dans la République française, chacun est libre de pratiquer son culte et sa foi. La République ne reconnaît aucun culte, mais elle ne méconnaît aucun culte. Et il est exact et honnête de dire que certains cultes, certains, je pense en particulier aux Musulmans, ne peuvent pas aujourd’hui pratiquer dans des conditions dignes. Il faudra donc, ce sera notre honneur de socialiste, que, dans le strict respect de la loi de 1905, nous trouvions les modalités pratiques pour qu’ils puissent exercer leur culte dans des conditions dignes.

Mais de la même façon, et symétriquement, le temps est venu, je crois, de clarifier notre position sur le port des insignes religieux. Il y a un peu plus de dix ans, dans un autre contexte, et en parfaite bonne foi, nous avons cru pouvoir confier au Conseil d’Etat le soin de décider de cette question. Le Conseil d’Etat, malgré la qualité de ses membres, n’avait pas cette fonction-là. On est arrivé à une sorte de casuistique finalement peu tenable où on met en première ligne les enseignants et les chefs d’établissement qui doivent, malgré qu’ils aient au premier rang leur appréciation subjective, je dis qu’il faut changer cela, et que le temps est venu que les politiques, c’est-à-dire nous-mêmes, prennent leurs responsabilités.

Je prends ce matin les miennes. Je crois qu’autant il est fondamental que, dans la sphère privée, chacun puisse exercer sa foi, autant, il est fondamental que dans la sphère publique, et d’abord à l’école publique, il ne puisse plus être exhibé d’insigne religieux, ni voile, ni kippa, ni croix. Bref, qu’après les consultations nécessaires, une loi vienne préciser ce point : la foi dans le domaine privé doit avoir libre exercice, mais la foi ne remplace pas la loi.

On me dira : cela soulèvera des difficultés, peut-être, mais à tout prendre, moins de difficultés que si on laissait se développer les germes d’intégrisme que l’on observe ici ou là avec les conséquences de tous ordres que cela aurait, y compris mes camarades au plan politique car le développement de l’intégrisme d’un côté aurait comme conséquence inéluctable le développement de l’extrême-droite de l’autre. On me dira : vous risquez, par cette position, au fond, de porter atteinte au droit des femmes et des jeunes filles que vous prétendez défendre. Je ne le crois pas. Le voile, quoi qu’on dise, est une atteinte portée à l’égalité entre les femmes et les hommes. Et si on laisse porter cette atteinte-là, alors le reste des libertés des femmes sera emporté.

On me dira enfin : mais encore une fois, c’est la spécificité de la France. Moi, j’accepte, et même je revendique, cette spécificité si c’est la spécificité de la liberté. Nous connaissons toutes et tous, en particulier des femmes, des militantes qui, dans d’autres pays, ont été exilées, lapidées, assassinées parce qu’elles ont défendu la possibilité pour elles de garder, quand elles ne le voulaient pas, une attitude autre que le voile. Nous n’avons pas le droit d’abandonner ce combat-là.

Mes camarades, derrière ce débat, il y en a un autre qui est la question suivante : oui ou non, voulons-nous que la République, notre mère, intègre toutes ses filles et tous ses fils, quelle que soit leur religion, quelle que soit leur origine sociale, quelle que soit leur couleur de peau ? Le voulons-nous et croyons-nous que la France en est capable ? Certains disent non. Et pour augmenter leur emprise sur les communautés, ils développent précisément le rôle de ces communautés. Pour nous, la République ne peut pas reconnaître une autre communauté que la communauté nationale.

Mais pour réaliser une vraie intégration, il ne suffit pas de prononcer des interdits, il faut aller beaucoup plus loin, il faut faire en sorte que cessent les discriminations nombreuses qui continuent de s’exercer à l’égard de beaucoup d’autres sur l’emploi, sur le logement, sur la culture, et s’agissant en particulier de nos amis, de nos frères issus de l’immigration, il faut, et je regrette sur ce point que la gauche ait été devancée par la droite, qu’il y en ait davantage demain au gouvernement du pays, qu’il y en ait dans les grandes écoles, dans les grandes entreprises, dans les grandes administrations, à la télévision, bref partout où l’on détient une parcelle de pouvoir parce que c’est ainsi que nous ferons reculer l’intégrisme et que nous montrerons que nous avons une haute idée de l’égalité, quelle que soit l’origine, quelle que soit la couleur de peau et quelle que soit, au fond, la confession dont on se réclame.

Le pacte laïque, il est là. Et plus la société française sera diverse, plus le principe émancipateur et unificateur de la laïcité devra être respecté.

Je pense qu’un jour, qui n’est pas loin, à Dijon, François, et ailleurs, nous verrons que la Marianne de nos mairies aura le beau visage d’une jeune femme issue de l’immigration, mais une Marianne qui ne sera pas voilée. Ce jour-là, la France aura fait un grand pas parce que les principes de la République, enfin, auront été pleinement respectés et qu’en plus, on leur aura insufflé le contenu des principes qui sont ceux de la gauche, la liberté qui n’est pas le libéralisme économique, l’égalité qui n’est pas seulement l’équité, la fraternité, qui n’a rien à avoir avec la charité, et la laïcité qui est le contraire même du communautarisme.

Chers amis, je conclus. J’ai eu la chance, hier, j’espère que vous l’aurez d’ici demain soir, de parcourir les belles salles du musée de Dijon. Il y a, au fond du musée, un certain nombre de tableaux magnifiques d’une artiste portugaise qui s’appelle Vieira da Silva. Ses tableaux sont tous bâtis de la même façon, ce sont des petites figures toutes différentes les unes des autres et qui comportent une sorte de bigarrure quand on regarde les choses d’un œil précis.

Et puis, si l’on se recule, si l’on prend un peu de hauteur, ce qui frappe, ce n’est pas la diversité, la bigarrure, mais c’est l’unité qu’elle compose. Il en est de notre congrès comme de ces tableaux.

C’est pourquoi je suis confiant dans la reconquête. Nous sommes tous différents, par nos histoires, par nos origines, par nos difficultés, par nos cheminements, mais nous avons tous en commun le même idéal et la même espérance qui, aujourd’hui, s’appelle la reconquête.

On me dira : j’ai lu cela dans les journaux, mais comment vous, les socialistes, vous avez été étrillés l’an dernier et déjà, vous parlez de reconquête, n’êtes-vous pas trop optimistes ? Nous ne sommes pas optimistes, mes camarades, nous sommes déterminés. Lorsque nous rentrerons dans nos fédérations dimanche, lundi, on nous dira : « Comment c’était Dijon ? » « C’était bien », et en plus, nous ajouterons, parce que tout congrès, c’est le récit d’une histoire : « Dijon, non seulement, c’était bien, mais l’histoire de Dijon, c’est l’histoire du début de la reconquête. »



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