Ne pas briser la chaîne de l'espérance

Elisabeth Guigou
Intervention de Elisabeth Guigou, députée de Seine-Saint-Denis, devant le ClubTémoin, le 10 novembre 2004.


 
Chers Amis,

Je crois que nous sommes à un moment important, un de ces moments décisifs où nous, gauche française, allons avoir à faire un choix qui n'engage pas que nous mais, au-delà, la gauche européenne et l'Europe aussi.

Il y a beaucoup de raisons de dire oui à ce traité. Il est évident que si nous voulons aller plus loin sur ce traité comme sur tous ceux qui l'ont précédé, nous avons des regrets, nous pensons que ce n'est pas tout à fait ça. Jacques Delors rappelait encore ses réserves vis-à-vis de Maastricht ; nous en avions sur tous les autres traités. Mais finalement, ce qui est important, c'est de ne pas nous couper de nos amis de la gauche européenne et d'essayer de se serrer les coudes plutôt que de faire bande à part.

Mais une fois qu'on a dit ça, je pense que s'il y avait une seule raison de dire " oui " à ce traité, on pourrait la trouver dans la Charte des droits fondamentaux. Parce que là, on a quelque chose d'absolument exemplaire, sur la méthode et sur le fond.

Pourquoi sur la méthode ? Parce que cette Charte est venue d'une initiative franco-allemande, initiée par Gerhardt Schröder en 1999, immédiatement soutenu par Lionel Jospin : cette initiative a été présentée à nos partenaires qui ont immédiatement embrayé là-dessus. Et surtout, pour la première fois, l'élaboration de cette Charte s'est faite de façon plus démocratique : une première convention, très ouverte, assemblée d'une soixantaine de personnes présidée par Roman Herzog, ancien président de la République d'Allemagne et rédigée par un juriste hors pair, Guy Braibant, qui a donné au texte sa limpidité et sa force.

Ce fut exemplaire a un autre titre : que ce soit dans les travaux de la Convention ou après, il y a eu constamment des oppositions. L'histoire de cette charte est celle d'une bataille contre nos amis Britanniques, c'est-à-dire une conception de l'Europe face à une autre. Une fois que cette charte a été élaborée, approuvée par cette première convention, elle a été proclamée au Conseil européen de Nice en décembre 2000 mais Tony Blair était d'accord à la condition expresse que le texte ne comporte pas de valeurs obligatoires ou de force juridique. Or la Convention et la Conférence inter-gouvernementale ont donné force juridique à ce texte. Ce cheminement prouve que quand on a de la ténacité, des choses qui paraissaient impensables, inatteignables au départ, petit à petit, étape par étape, grâce à la vérité politique, finissent par se faire. C'est comme ça qu'on a fait l'euro, qu'on a la Charte sociale, qu'on a la Charte des droits fondamentaux.

On parle beaucoup de traité social, il s'agit de savoir ce qu'on met dedans, c'est toujours la même chose. On ne va pas y mettre la Sécurité Sociale, notre système de santé, mais enfin dans l'acte unique figuraient déjà les premières directives sur la protection de la santé et la sécurité des travailleurs à la majorité qualifiée. Puis ce fut la Charte sociale du Conseil européen de Strasbourg en 1989 et ensuite le protocole social de Maastricht. Protocole annexe, certes. Jacques Delors se souvient qu'il avait fallu faire cette concession mais il a tout de même été approuvé contre trois pays qui n'en voulaient pas. Puis enfin, l'intégration dans le Traité d'Amsterdam. Donc je pense que cette charte est emblématique de ce que la volonté politique peut faire.

Je crois qu'elle est aussi exemplaire sur le fond parce qu'elle est vraiment la Charte des droits fondamentaux du 21ème siècle. D'ailleurs elle intègre les droits classiques, ceux des Lumières, ceux de la Révolution Française, ceux qui ont fait la Convention européenne des Droits de l'Homme et celle du Conseil de l'Europe que nous avons adoptée depuis 1950.

En même temps elle va plus loin, parce qu'elle édicte de nouveaux droits. D'abord elle met en exergue la dignité humaine. Et puis c'est la première fois qu'un texte international proscrit le clonage reproductif, sans interdire le clonage thérapeutique, laissant aux États membres le soin de décider, qui consacre le droit de se marier sans préciser que c'est entre un homme et une femme contrairement aux textes précédents On voit bien à quel point il y a des évolutions, mais le choix est laissé à la délibération nationale, car c'est dans cet espace démocratique que ces choix doivent se faire.

C'est surtout, à nos yeux de socialistes, une charte qui, pour la première fois, à côté des droits individuels met des droit sociaux et pas des moindres : le droit à l'information et à la consultation des travailleurs, le droit à la négociation et aux actions collectives y compris le droit de grève. C'est la première fois qu'au niveau européen on reconnaît çà : la protection contre les licenciements injustifiés, les conditions de travail, notamment la santé et la sécurité des travailleurs, l'accès au service d'intérêt économique général sont consacrés, reconnus non pas simplement comme une exception aux droits de la concurrence, mais pour la première fois comme faisant partie intégrante du modèle de cohésion européen.

Alors ce contenu et cette méthode d'élaboration font que la charte concentre sur elle, finalement, les attaques des partisans du " non ". Quand dans de multiples réunions auxquelles nous participons les uns et les autres, on voit bien que c'est ça. Qu'est-ce qu'on entend dire sur cette charte ? D'abord que les droits sociaux mentionnés sont théoriques. Sans doute, ce sont des proclamations de valeur et de droit : ensuite, il faudra que les États membres les traduisent dans leur législation et que la Cour européenne, si elle est saisie d'un recours, tranche. Mais il est inexact de dire que la précision apportée à la demande des Britanniques à savoir qu'il y avait une possibilité d'interprétation par les tribunaux nationaux, vide la charte de son contenu. Ce que dit ce texte, c'est que la Charte s'applique et s'impose pour toutes les législations de compétence européenne. S'agissant de ce qui demeure de la compétence des états membres - et pour la première fois, dans ce traité nous avons une clarification de ce qui ressort de la législation des états membres - ce sont effectivement les cours et les tribunaux nationaux qui interprètent. Cependant ces cours et ces tribunaux nationaux disposeront parmi la masse des interprétations tout ce qui aura été dit dans la Charte et jugé par la Cour de justice européenne.

Mais en même temps que les partisans du " non " disent : cette charte ne vaut rien parce que les droits sociaux sont théoriques. Ils disent : cette charte est dangereuse parce qu'elle accorde une importance trop grande à la pratique par chacun de sa religion. Il faut savoir : ou elle est inopérante ou elle est trop contraignante.

Alors, que dit la charte ? La question de la laïcité en France est un enjeu évidemment considérable et on voit écrit là-dessus tellement de papiers honteux que je veux vous rendre attentifs à deux ou trois points. Nous avons, vous le savez, dans le préambule du traité la référence " aux héritages culturels, religieux (au pluriel), et humanistes. " C'est un compromis que je crois honorable entre ceux qui, comme la Pologne, voulaient la référence à Dieu, les Chrétiens Démocrates allemands et d'ailleurs, qui voulaient la référence à l'héritage chrétien ou judéo-chrétien et ceux qui, comme nous Français toutes opinions politiques confondues, auraient voulu qu'on mentionne la laïcité. Ce compromis honorable permet à chacun de s'y retrouver et ne distingue pas une religion par rapport à une autre.

Alors nous pensions en avoir fini avec cette controverse et puis les partisans du " non " ont exhibé l'article 2.70 de la charte qui dit : " tout individu a le droit de pratiquer sa religion dans l'espace privé et dans l'espace public ". Et j'ai entendu un jour Michel Charasse dire : vous comprenez avec ça, n'importe quel gamin, (je le cite) pourra dérouler le tapis de prières dans les écoles. D'abord, je trouve honteux de s'exprimer ainsi parce que ni les catholiques, ni les protestants, ni les juifs, ni les bouddhistes ne sont visés par cette formulation, c'est l'Islam, et seulement l'Islam.

Ensuite, on a regardé les textes : il s'agit purement et simplement de l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droit de l'homme qui date de 1950 et qui depuis 54 ans n'a jamais été jugée contraire à la laïcité à la française. Alors, cette formulation serait-elle contraire à la nouvelle loi française sur l'interdiction des signes religieux ? Nous avons posé la question à Monsieur Costa, juge français à la Cour européenne qui nous a dit " non ". Sa parole est intéressante, car nous avons maintenant des arrêts, dont un arrêt de juin 2004 qui s'adresse à une jeune femme turque qui a saisi la cour parce qu'on lui interdisait de porter son foulard à l'université en Turquie (ils sont plus laïcs que nous là-bas, puisque chez nous ce n'est pas interdit pour l'enseignement supérieur). La cour a statué que ce genre de décision dépendait de la loi turque et par conséquent a débouté cette jeune femme. Donc je crois que nous sommes tranquilles.

Permettez moi simplement de conclure en disant que ce traité a ses avantages et ses défauts.

Sur le plan institutionnel il me paraît avoir l'immense mérite d'avoir réussi à faire ce que cinq traités avant lui n'ont pas réussi. Les avancées institutionnelles de l'acte unique étaient réelles, (le pouvoir de coopération au Parlement Européen par exemple) ; pour le Traité de Maastricht, on est allés un petit peu plus loin, le Traité d'Amsterdam aussi. Mais tous ces traités les uns après les autres, jusqu'au désastreux traité de Nice, n'ont pas résolu le problème du renforcement des institutions. Maintenant, nous n'avons pas la solution idéale, c'est un compromis, un triple compromis d'ailleurs, un compromis entre les deux branches de l'exécutif, entre le législatif et l'exécutif, entre les compétences des états nationaux et de l'union. Mais l'union, nous le savons, sera, comme le dit Jacques Delors, une fédération d'Etats-nations.

Mais c'est un compromis positif qui nous permet d'aller de l'avant et qui rend l'Europe en effet plus démocratique et surtout plus efficace dans ses décisions. Il y a une chose qu'on ne rappelle jamais, c'est qu'il y a extension de la majorité qualifiée puisqu'on peut considérer qu'avec ce traité c'est l'unanimité qui devient l'exception et non pas l'inverse. On ne dira jamais assez que, contrairement au traité de Nice, le seuil de déclenchement de la majorité qualifiée est considérablement abaissé. Ce qui était le plus gênant dans le traité de Nice, c'est qu'on avait la majorité qualifiée, d'accord, mais qu'il fallait 74 % des voix des Etats présents pour arriver à avancer. Si bien qu'on considérait ,que toutes combinaisons confondues, on n'avait de chances d'avoir des compromis positifs que dans 2 % des cas. Là, on abaisse le seuil à 57 % et donc on élargit évidemment le champ des possibles.

Ce qui est, me semble-t-il, le plus intéressant sur le plan institutionnel, est que ce traité n'est pas plus difficile à réviser que le traité actuel. Si par malheur on disait " non " à ce traité-là, Nice devrait être révisé à 25 et à l'unanimité et c'est un plus mauvais traité. Ce qui me paraît le plus intéressant, ce sont les coopérations renforcées, parce que là, on a vraiment quelque chose où on peut aller de l'avant. D'abord, c'est la première fois qu'on peut faire quelque chose dans le domaine de la défense, ce qui n'était pas autorisé avant, ensuite on peut décider " coopération renforcée " à la majorité qualifiée dans tous les autres domaines que la défense et enfin, une fois qu'on a fait une coopération renforcée, à l'intérieur de cette coopération renforcée, on peut décider à la majorité et non plus à l'unanimité dans des domaines qui pourtant requièrent l'unanimité.

Et ce qui est intéressant dans ce mécanisme des coopérations renforcées, c'est que c'est très différent de l'idée des cercles. Il y a une bonne et une mauvaise façon de faire des avant-gardes.

La mauvaise est de dire : je dessine un cercle, il y en a qui sont dedans et il y en a qui sont dehors. D'ailleurs, c'était un des défauts de la Confédération proposée par François Mitterrand : on s'était préoccupé plus du dessin géographique, qui d'ailleurs n'était pas très bien préparé, que de ce qu'on allait mettre dedans. Les cercles, c'est excluant, et c'est vécu comme tel. Un jour, quand on aura l'Europe Fédérale que je souhaite et qu'on aura des accords de voisinage, finalement, cette géographie se dessinera. Mais fixer comme objectif de faire des cercles pour pouvoir aller plus loin sure la base de ce traité, je crois que c'est se tromper profondément de méthode. En revanche, il y a des bonnes façons de faire des avant-gardes, notre histoire nous le montre, c'est Schengen, c'est l'euro. On met d'abord du contenu et on dit à tous qui veulent et ceux qui peuvent d'y participer. C'est ouvert à tout le monde. Et c'est pour ça que l'idée de noyau dur avait aussi échoué.

Voilà, je crois que d'abord il faut dire " non " aux mensonges et aux bobards. Il y en a beaucoup qui circulent ; on a déjà eu droit à çà avec Maastricht. Souvenez-vous, on allait faire disparaître nos fromages au lait cru, on allait nous supprimer les Gauloises (d'ailleurs on n'en serait pas morts).

Je crois qu'il faut dire " oui " à l'honnêteté intellectuelle et politique, ça me paraît essentiel quand on veut faire l'Europe. Je crois qu'il faut dire " non " surtout à l'arrogance vis-à-vis de nos partenaires, à la vanité que certains Socialistes français ont de détenir à eux tous seuls la vérité, comme si nous avions le droit de faire la leçon à tout le monde et " oui " au contraire, au compromis parce que c'est un compromis positif, constructif qui nous permettra de prendre appui pour aller plus loin.

Je crois qu'il faut dire " non " à la crise qui serait provoquée par les Socialistes français parce que ce serait une crise profonde, parce que ce serait un " non " de la France, que la France est tout de même un pays fondateur et que malgré tout, ça compte. Et je pense qu'au contraire, il faudrait bien sûr dire " oui " à une initiative de la gauche européenne. Moi, je la souhaite. François Hollande a déjà proposé cela à plusieurs reprises pour le début de l'année 2005 afin de voir comment, à partir de ce point d'appui, nous pourrions en aller plus loin.

Et finalement il faut dire " oui ", parce que ce traité, c'est un maillon d'une chaîne qui a commencé il y a plus de cinquante ans maintenant, qui a avancé petit à petit. Cette chaîne, c'est celle de l'espérance. Et je pense que si on dit " non " à ce traité, on brisera la chaîne de l'espérance.

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