Pour une doctrine socialiste du développement des médias

Benoît Hamon
Benoît
Hamon

 Contribution thématique au congrès national de Dijon présentée par Benoît Hamon et Christian Pradie.
18 janvier 2003

 
Parmi les combats pour que les pouvoirs qui agissent dans la société s'exercent de façon plus démocratique, à côté des réformes indispensables pour la démocratisation politique et économique, il est un enjeu qu'il serait regrettable de négliger aujourd'hui, celui de la démocratisation de l'espace public.

Démocratiser l'espace public comprend certes l'objectif d'étendre les conditions d'accès à la culture, qui correspond aux visées des politiques de démocratisation culturelle, mais implique aussi de parvenir à améliorer significativement les conditions de participation de chacun à la définition d'une expression publique. De même, il convient de ne pas limiter ces enjeux aux seules formes d'expression artistique et culturelle, mais de prendre en compte les aspects spécifiques à la circulation de l'information, au déroulement du débat public et aux moyens offerts à la formation des représentations collectives, lesquels importent nécessairement dans la formation des opinions te des choix politiques.

Aussi, donner à la société les moyens de parvenir à améliorer les conditions de la participation à l'espace public constitue l'un des progrès sociaux. Contribuer à cet objectif par l'instauration de dispositions favorisant le pluralisme des moyens médiatiques, l'honnêteté et l'indépendance de l'information, la vitalité et la variété de la création culturelle, entrent légitimement dans le champ de la responsabilité de la collectivité et des priorités de la politique publique.

Il serait erroné de penser que la gauche et la droite partagent à cet égard les mêmes conceptions et qu'elles puissent faire état de bilans comparables. Le combat pour la liberté d'opinion est un combat historique de la gauche. Dans l'opposition ou au pouvoir, la gauche a, de façon constante, manifesté sa volonté de faire progresser les bases institutionnelles de la liberté de la presse. Il serait dangereux que la force de ses intentions en ce domaine fléchisse aujourd'hui, parce que les enjeux seraient moins bien clairement perçus, alors que la situation présente des menaces réelles et croissantes pour ces libertés et que la gauche est elle-même en position d'en subir gravement les conséquences.

L'inspiration de la politique conçue par la gauche a en effet depuis vingt ans connu des inflexions, au moment où ce sujet devenait plus complexe en étant sous-tendu non seulement par des considérations politiques mais aussi économiques. Le constat qu'il est possible de dresser de la situation actuelle des médias français montre que les espoirs liés à la mise en oeuvre de nouvelles technologies de diffusion ont été très largement déçus, notamment du point de vue des attentes formées quant au développement du pluralisme des organes d'information.

Il est révélateur que le nombre des grands médias d'information ayant pris une part majeure dans le déroulement des débats pré-électoraux de 2002 soit strictement comparable à celui qui existait en 1981, avant qu'advienne ce qui a été désigné comme " l'explosion " de la société de l'information, soit pour l'essentiel trois chaînes nationales de télévision, trois ou quatre réseaux radiophoniques et un nombre d'organes écrits peut être même en diminution.

Il est aussi tristement révélateur qu'à l'issue de ces derniers scrutins, les formations politiques progressistes aient eu à regretter que les conditions de la médiatisation de leurs positions électorales aient pu apparaître gravement préjudiciables à leurs intérêts, rappelant un état de contrainte de leur visibilité politique connu il y a plus de trois ou quatre décennies.

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Contre l'idée d'une neutralité de l'action des médias dans le déroulement de la vie politique

 
Il serait en effet permis de penser, devant les promesses décrites de la multiplication des programmes et des messages distribués par le câble, par le satellite, par Internet et par une abondance de supports numériques, que la société a obtenu dans la dernière période les moyens de voir progresser, de façon massive et irréversible, les conditions du pluralisme intellectuel et politique. Tous les avantages tirés de cet essor prodigieux de la technique devraient nous éloigner de la possibilité de domination d'une " pensée unique ".

Pourtant, les arguments principaux échangés avant le déroulement des scrutins de 2002 n'ont eu pour cadre que d'anciens organes d'information, qui pré-existaient à cette démultiplication des productions médiatiques et qui sont devenus très largement minoritaires en leur sein. Au total, le nombre des moyens offerts à destination du grand public, ouverts à une part significative de programmes d'information et mis à disposition de l'expression des principales familles de pensée intellectuelle et politique, ne s'est pas accru. La configuration des intérêts bénéficiant de leur contrôle s'est même modifié dans un sens contraire à la progression du pluralisme, puisque dans cet intervalle, les éléments les plus significatifs de ces changements auront été, dans le domaine de la télévision, la privatisation de TF1, dans le domaine de la radio, le passage complet aux mains d'intérêts privés d'Europe 1, RTL, RMC et Sud Radio et dans le domaine de la presse écrite, l'extension très marquée de l'emprise du groupe Hersant dans de nombreuses régions.

Aussi, si, depuis vingt ans, l'état de la démocratie française a pu bénéficier de la succession d'alternances de majorités politiques, elle n'a pas paru capable de bénéficier d'une progression vers l'égalité des chances devant le suffrage que rendrait possible le pluralisme médiatique.

Invoquer les manquements qui ressortent du fonctionnement des principaux organes d'information, face à cette mission d'équilibre, durant l'année 2002, ne revient en rien à estimer que cela est de nature à réduire à ce seul aspect la question complexe d'une réussite ou d'un échec électoral. Les reproches qui ont été formulés à l'égard du traitement médiatique dominant des campagnes de 2002, par nombre de citoyens et même de membres des professions de l'information, plus encore parfois que par les partis qui en ont été les victimes, sont particulièrement nombreux et variés : bilans d'action gouvernementale éludés, programmes exposés de façon très lacunaire, organisation insuffisante de confrontations et de débats, recours quasi exclusif aux sondages, annonce de pronostics infondés quant à l'importance de l'abstention, de la composition du second tour, du score du troisième candidat, assimilation abusive des propositions de formations concurrentes, accent excessif mis sur un thème et traitement superficiel de son analyse, ...

Au cours d'un épisode apparaissant très atypique tant vis-à-vis du déroulement antérieur à la période électorale que des périodes électorales précédentes, la couverture des campagnes de 2002, plutôt que de susciter l'argumentation et la confrontation des forces politiques en opposition, paraît s'être refermée sur la formulation de jugements univoques par un nombre très limité de journalistes, adoptant un même comportement, substituant le commentaire à la présentation des faits, mêlant le commentaire des sondages à la subjectivité d'analyses omniscientes et finissant par caricaturer l'expression des formations politiques en la réduisant à la teneur de stratagèmes démagogiques préparés par des spécialistes en communication publicitaire. L'introduction d'une suspicion entretenue à l'égard des représentants et des formations politiques paraît avoir été mise à profit pour parvenir à un déplacement d'autorité, et même une substitution de représentativité, conférant à un ensemble compact et réduit de " compétences " journalistiques un pouvoir incontestable d'animation de l'échange politique.

L'orientation des thèmes de la campagne n'en est qu'un des résultats. Non seulement une certaine présentation des problèmes d'insécurité a occupé une place quasi-hégémonique, mais des sujets majeurs d'engagement de l'action publique ont été minorés jusqu'à disparaître du traitement des médias dominants. Alors que le chômage avait été une préoccupation constante du débat public durant de très longues années, les conséquences de la mise en oeuvre innovante d'une politique de réduction du temps de travail ont été ignorées. Tandis que les questions du réchauffement climatique et des affaires politico-judiciaires présentaient tout autant un intérêt pressant, leur évocation a été, de la même façon, passée sous silence.

Il aura résulté de ces modalités exceptionnelles d'animation de la période pré-électorale, tout particulièrement, l'absence de débat permettant la confrontation des arguments des principaux candidats, à l'encontre de ce qui a constitué un des fondements de l'intérêt de l'irruption des médias audiovisuels dans l'organisation de la vie politique. Cette évolution hors du cadre de la médiatisation de la discussion pré-électorale qui était devenu traditionnel aura été prolongée par une significative absence de débat sur l'absence de débat. Lorsque Julien Dray porta une appréciation critique sur les conditions de celui-ci, il fut précisément mis en demeure d'être exclu du dispositif du débat, en étant déclaré écarté des plateaux des chaînes TF1 et LCI. Que TF1, toujours, ait été l'objet des accusations d'avoir fortement favorisé un des candidats, à l'approche du dernier scrutin de 1995, - n 1988, la chaîne était depuis très peu de temps privatisée - est un fait qui méritait d'être rappelé pour être rapproché des critiques du moment, mais cela ne put être fait. Par cette maîtrise de la capacité à influer sur les conditions de leur propre jugement, les médias finissent par apparaître bénéficier ainsi, dans la période contemporaine, d'un pouvoir exorbitant, en disposant à certains égards d'un pouvoir auto-instituant, auto-légitimant et, en définitive aussi, auto-protecteur. On comprend mal, dans de telles conditions, quelle pourrait être l'origine d'un pouvoir concurrent de celui-ci, s'il ne s'agit pas de celui qui découle de la légitimité de la puissance publique.

Les forces qui composent la gauche ont un rôle déterminant à jouer à condition qu'elles se dotent d'une doctrine sur l'administration démocratique de systèmes médiatiques. Celle-ci ne pourra que se démarquer le plus clairement des visées qui apparaissent constituer le programme de la droite au pouvoir : approbation du processus d'absorption qui procure une position de quasi-monopole à l'ensemble Lagardère-VUP dans l'édition et la commercialisation de livres, minimisation de la mission d'information de France Télévision en mettant fin à ses projets de développement d'une chaîne spécialisée et en la contraignant à des engagements supplémentaires en matière de programmation culturelle, recherche d'une marginalisation de l'influence de France Télévision en lui assignant des objectifs de programmation inadaptés au maintien de son audience, tentative de poursuite d'un programme de privatisation du service public audiovisuel par l'effet de l'évaluation orientée de l'accomplissement de ses missions et sous la pression des politiques de concurrence intra-communautaires, mise en oeuvre d'un programme de décentralisation du financement et de l'administration du secteur public audiovisuel aboutissant à l'affaiblissement des garanties de son indépendance, réforme de l'organisation des instances de classification des contenus culturels et informationnels et évolution vers une éventuelle banalisation d'une censure aux justifications mal définies,...

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Pour une politique publique républicaine des médias

 
Au temps, où, au dix-neuvième siècle, le combat pour la liberté de la presse représentait un des combats prépondérants pour les partis républicains et dans la majeure partie du vingtième siècle, la question d'une politique publique favorable à une gestion démocratique des médias ne soulevait pas de contestation importante. Elle devait viser le développement du plus grand pluralisme et donc s'opposer à toutes les causes de la constitution de possibles concentrations.

Ce combat fut longtemps mené dans l'opposition en dénonçant les menaces des concentrations opérées par Havas, par Hachette et par Hersant, et au pouvoir, avec beaucoup de difficultés sous le Front Populaire, et depuis 1981, avec les succès de l'instauration d'un cadre légal et financier pour les radios associatives, la progression des conditions de transparence et de pluralisme imposées par la loi Mauroy ou récemment la baisse des recettes publicitaires dans le financement des chaînes publiques de télévision.

Dans la période récente, la droite défendait une vision opposée en décidant la privatisation de TF1, l'abrogation de la loi Mauroy et le recul des seuils de concentration autorisés ou encore le relèvement des seuils de détention par de mêmes intérêts des capitaux des opérateurs audiovisuels. Pour la droite, il n'existe pas de risque gênant d'affaiblissement du pluralisme pour des raisons économiques, ce qui importe étant surtout de répondre aux menaces de censure politique qui proviendraient d'un pouvoir abusif de l'Etat.

Même si les inspirations sont différentes, les années 1980 auront pourtant vu la convergence des politiques de la gauche et de la droite sur la question des médias. Une fois mise en œuvre, par la gauche, la suppression du monopole public de l'audiovisuel et dès le moment qu'existe donc un secteur privé pour la totalité des secteurs médiatiques, l'impératif de préservation du pluralisme recule face au souci de conserver le contrôle de ces activités dans la sphère des intérêts nationaux. Pour répondre à l'évolution juridique due notamment aux avancées de la construction européenne et aux développements de la technologie qui permet la transmission trans-frontière par des systèmes de satellites, l'adoption d'une politique néo-colbertiste a semblé la seule possible, en favorisant des champions nationaux de la communication, venus pour la plupart de secteurs industriels ou de services. En vertu de l'apparente nécessité de sauvegarde de la souveraineté culturelle par des intérêts économiques nationaux, la gauche en est venu à abandonner l'objectif premier de défense de la diversité des centres de décision éditoriaux et pour cela, non plus à combattre les concentrations, mais à rechercher à les favoriser pour l'édification de puissances résistantes aux menaces étrangères.

Il s'avère que derrière ce premier plan d'économie industrielle des médias se cache le second plan de leur économie financière. La décision de libéraliser, à partir de 1982, l'activité radiophonique et télévisuelle, a consisté, sans que cela soit véritablement élaboré et analysé, à permettre la financiarisation de ces activités, c'est-à-dire à leur recours aux marchés financiers pour la constitution de leurs capitaux.

La libéralisation de la radio a signifié, mis à part le développement des radios associatives, la légalisation des radios périphériques et leur renforcement par le rachat de réseaux de stations nouvelles ou bien l'apparition de groupes nouveaux, comme NRJ, qui peu après a été coté en bourse. La libéralisation de la télévision et les deux privatisations opérées par la droite de TF1 et de Havas ont abouti au contrôle des trois, et auparavant quatre, chaînes nationales privées par des groupes cotés en bourse. Cette financiarisation revêt alors des aspects multiples, puisque les sociétés d'exploitation de ces chaînes, TF1, Canal Plus, M6, sont elles-mêmes rapidement devenues des firmes cotées directement en bourse.

Cette mutation de la structure financière d'activités aussi singulières que les médias a des conséquences importantes. D'abord, elle induit que le fonctionnement de l'activité vise la formation d'un profit répondant par son importance aux normes obtenues sur les marchés financiers. L'activité de médiation intellectuelle et d'échange social organisée au sein des médias se conforme dès lors à un autre but que celui voulu par ses auteurs ou défini par ses statuts, elle devient soumise à l'impératif de faire fructifier le patrimoine constitué du placement d'une épargne.

Par ailleurs, la financiarisation des médias est un facteur déterminant de leur propension à la concentration. L'accès aux ressources financières découlant de l'appel à l'épargne publique, l'entraînement mimétique des différents opérateurs en quête d'un gonflement accru de leur capitalisation, la disparition de bloc de contrôle effectif une fois dépassé un certain seuil de dilution de capital au profit du contrôle par les dirigeants sont autant de mécanismes qui favorisent la succession des opérations de fusions-acquisitions, survenant au sein du secteur et étendues au-delà à d'autres secteurs d'activité. Le développement d'un secteur financiarisé au sein de l'activité introduit, en particulier, un facteur d'inégalité au détriment de groupes dont le contrôle demeure strictement familial, souvent de taille moyenne et attachés à une conception des productions relevant d'une approche artisanale. La dynamique de concentration qui bénéficie à la part des firmes financiarisées est de nature à contraindre le développement de ces firmes demeurées indépendantes des marchés financiers et dont l'activité pourtant se distingue fréquemment sur le plan de la qualité de l'innovation et de l'originalité de la création. L'accroissement dans un sens horizontal de cette concentration amène souvent ces structures indépendantes à disparaître en constituant les pôles d'expansion des majors. L'extension de ces majors dans un sens vertical, qui leur apporte notamment le contrôle de la distribution, représente la menace pour des firmes indépendantes de subir des conditions plus difficiles pour l'accès de leurs oeuvres au public. L'accumulation de positions dans des activités multimédias au bénéfice de ces mêmes majors représente une amplification de ces déséquilibres, qui se traduit aussi fréquemment par une mise à profit sélective des possibilités de promotion.

Enfin, la financiarisation des médias répond mal aux objectifs de défense du contrôle par des intérêts nationaux de la capacité de production du secteur, favorisant même l'obtention de résultats inverses. A la concentration économique de l'activité des firmes correspond, en effet, une concentration financière de leurs capitaux se produisant de plus en plus à une échelle internationale. L'implication, dans cette spirale de la concentration du contrôle, d'acteurs promus par les Etats comme champions nationaux ne peut que se révéler paradoxale, l'étendue colossale des capitaux rassemblés entraînant une fragilité proportionnelle de leur maintien dans le périmètre des intérêts nationaux. L'échec d'une politique publique fondée sur le soutien à des groupes comme Vivendi-Universal tient bien en cette contradiction de rechercher à contrecarrer l'influence étrangère en prenant le risque de provoquer précisément le changement de nationalité du contrôle d'un empire érigé dans le but inverse et dont l'expansion du capital n'a pu être finalement maîtrisée. La tentative de maintenir aux mains d'intérêts nationaux des firmes dont les capitaux sont ouverts présente un caractère assez fondamentalement vain, en présence d'investissements provenant de pays, notamment anglo-saxons, où les moyens financiers sont collectés de façon massive par les marchés financiers. La mutation du capitalisme financier et sa mondialisation ont fait ainsi évoluer la compétitivité internationale de critères économiques et sociaux à une compétitivité basée sur la taille des potentiels financiers capitalisables, qui décide de la nationalité du contrôle d'un nombre croissant d'acteurs économiques. Maintenir les activités liées à la communication dans un tel cadre signifie que l'on consent à permettre, dans le domaine de moyens de production et de diffusion de la culture, une évolution comparable à celle connue, dans le passé, dans des domaines comme la chimie ou l'électronique.

L'analyse conduite par la gauche à l'origine de sa politique dans le domaine des médias apparaît s'être arrêtée à considérer les perspectives de libéralisation à travers la simple opposition de secteurs privés et publics, sans prendre en considération la nature financière des pouvoirs économiques en jeu et les conditions d'expansion d'un capitalisme financier dans un domaine devenu celui en développement d'un capitalisme médiatique. En conséquence, l'obligation de préservation du pluralisme s'est trop souvent vue négligée pour les besoins de la conquête d'une puissance d'envergure internationale. Les espoirs d'une conservation de l'indépendance des majors nationaux demeurent aujourd'hui liés aux niveaux atteints, sans cesse plus élevés, par la part des fonds de pension anglo-saxons dans le capital des champions actuels, Lagardère, Bouygues et Suez, après Vivendi-Universal. La croyance dans une régulation qu'ordonnerait la puissance publique à travers l'autorité du Conseil supérieur de l'audiovisuel butte sur la difficulté à obtenir quelque influence sur la gestion de chaînes ou de stations, qui dans le cas de TF1 ou M6 bénéficient pourtant d'une profitabilité exceptionnelle.

Le souhait de voir s'instaurer une véritable concurrence est conduit à se reporter sur les perspectives de la diffusion numérique terrestre et l'ouverture d'espaces conséquents d'expression se réduit, en utilisant Internet, au domaine des échanges télé-informatiques.

Il semble que la gauche demeure en situation de devoir analyser pourquoi la situation contemporaine qui offre la possibilité d'une formidable démultiplication des réseaux et des capacités de transmission conduit aussi à ce que se constituent les plus grands monopoles de l'information et de la communication. De même, les moyens restent à trouver de remédier à une évolution qui démontre que l'application des règles du libéralisme économique, en réduisant les capacités d'expression politique, est de nature à nuire aux principes-mêmes du libéralisme politique.

La concentration des moyens d'expression n'a cessé, en effet, depuis un demi-siècle, de s'élever et tendre vers une hyperconcentration. L'organisation de l'édition française, soumise à un duopole, est en passe d'évoluer vers un quasi-monopole. La commercialisation de chaînes de télévision par satellite partagée en deux bouquets menace d'être regroupée en une seule offre à la suite de leur fusion. Même si les situations de la presse et de la radio sont moins schématiques, elles subissent les mêmes tendances. Un nombre croissant de quotidiens régionaux obéit à un même contrôle. Le secteur de la presse professionnelle est aux mains d'un éditeur dominant, cédé récemment à un fonds de placement étranger. Le domaine de la radio connaît l'influence de trois ou quatre grands réseaux commerciaux. La concentration du disque a depuis longtemps abouti à un oligopole mondial.

S'ajoute à cela, la présence dans plusieurs catégories de médias de mêmes firmes. Des positions sont cumulées par exemple au sein de l'édition, la presse, la radio et le multimédia par Lagardère, l'audiovisuel, le multimédia et les télécommunications par Vivendi Universal, la télévision et les télécommunications par Bouygues et par Suez-Lyonnaise des eaux, la presse, la télévision et la distribution de produits culturels par Pinault, la presse régionale et depuis peu la presse périodique et la télévision régionale par Hersant et Dassault.

Enfin, particulièrement en France, les principales firmes contrôlant des actifs médiatiques dépendent, pour une part importante de leur activité, d'engagements dans des secteurs distincts et singulièrement liés à la réalisation de marchés publics. Avec Lagardère et Dassault, ce sont des firmes d'armement qui contrôlent, outre une partie importante de l'édition scientifique, littéraire, ou de la presse enfantine, des quasi-monopoles régionaux de l'information politique dans le Sud-Est, le Nord-Est, le Nord et une partie du Nord-Ouest de la France. Avec Bouygues, Vivendi Universal et Suez-Lyonnaise des eaux, ce sont des groupes multi-services multinationaux qui contrôlent l'information audiovisuelle diffusée sur les trois principales chaînes privées, TF1, Canal Plus et M6.

Un premier axe de réformes concerne évidemment le caractère inorganisé de ces conflits et collusions d'intérêts. La proposition de limiter la participation de groupes bénéficiant de la réalisation de commandes publiques au contrôle d'activités médiatiques figurait dans le programme pré-électoral 1997, mais n'a pas connu de mise en œuvre. L'application des dispositions limitant la concentration ne peut être considérée comme satisfaisante, en maintenant la possibilité pour un groupe tel que Lagardère, cumulant de nombreuses positions médiatiques, de prétendre occuper, au plan national une part de marché de l'ordre de deux tiers des marchés du livre, ou les firmes issues de la succession Hersant représenter, dans un nombre croissant de régions, un monopole non seulement de l'information écrite, mais depuis peu de l'information audiovisuelle, à la suite d'un programme massif d'investissements dans des télévisions locales. Par ailleurs, compte tenu des menaces particulières qu'elle porte au développement de la concurrence et du pluralisme, le cumul de positions significatives dans l'édition et la distribution de toutes formes de productions communicationnelles devrait être l'objet de limitations fixées par la loi, sur un plan national et communautaire.

Face au constat de la dégradation des conditions de production de l'information durant l'entre-deux-guerres et devant le péril d'une reprise de la montée des intérêts financiers, les projets conçus après 1945 envisageaient de doter d'un statut spécifique les entreprises engagées dans l'édition et dans la distribution de la presse. Seul le deuxième volet du programme de réformes a pu être mené à bien. La loi du 2 avril 1947 réserve aux seules sociétés sous statut de coopératives la possibilité d'organiser la distribution collective d'organes de presse. Parce qu'elle institue un système ouvert à toute nouvelle publication, qu'elle impose un but non lucratif à la poursuite de cette activité et, plus encore, qu'elle détermine obligatoirement un cadre qui répartit de façon équitable le pouvoir de décisions entre les différents éditeurs, cette loi est souvent citée comme une avancée tout à fait bénéfique aux professions du secteur et de nature à expliquer l'exceptionnelle vitalité de la presse périodique en France.

La définition d'un cadre comparable qui visait à permettre aux journalistes d'être les titulaires du contrôle de leurs propres sociétés éditrices n'a pu être obtenue. Ce grand projet reste sûrement à mettre en oeuvre. L'exemple fourni par les initiatives s'étant développées en suivant de telles options, dans le domaine de la presse écrite, Le Monde, Libération, Alternatives économiques et quelques titres régionaux, montre la portée de la réussite de règles apparaissant pouvoir concilier les bénéfices d'une autonomie financière et rédactionnelle. Ces succès, qui sont analogues à ceux des principes de l'économie sociale adoptés par les coopératives et les mutuelles des secteurs de la banque et de l'assurance, recèlent des solutions précieuses, dans le contexte du développement de la mondialisation financière, en fournissant un cadre adapté au contrôle de l'investissement international dans des secteurs aussi sensibles de l'activité nationale.

Alors qu'il a été soutenu dans les années 50 et 60, le mouvement des sociétés de rédacteurs semble avoir été oublié par la gauche, qui en particulier n'a que peu recherché les moyens de l'étendre au cas des médias audiovisuels. Quelques dispositions permettraient de progresser dans ce sens : étendre au domaine de la distribution des programmes audiovisuels le champ d'application de la loi du 2 avril 1947 et, dès le renouvellement des autorisations d'usage des ressources de diffusion nationale délivrées à TF1 et M6, inclure dans les critères de leur attribution par le C.S.A. l'importance donnée à l'action de telles sociétés de rédacteurs et des différentes catégories du personnel, au sein de l'organisation des sociétés candidates.

Une avancée a toutefois été accomplie en France concernant le statut des radios associatives, qui ouvre droit au bénéfice de la distribution des montants collectés du fonds de soutien alimenté par les ressources publicitaires du secteur audiovisuel. Malgré la réussite, à de très nombreux égards, d'un mouvement regroupant aujourd'hui près de 600 radios, il n'a pas été envisagé par le Parti Socialiste une transposition de ce régime pour favoriser les possibilités de création de télévisions associatives. Dans le cadre d'une discussion avec le gouvernement, les députés verts et le mouvement associatif militant dans ce secteur ont pu obtenir la suppression d'une opposition juridique à leur existence, des possibilités conditionnelles de diffusion sur le câble et la mise à l'étude de l'adaptation du mécanisme du fonds de soutien, dans des conditions trop tardives pour être adoptées avant 2002.

Le potentiel de développement d'un mouvement durablement organisé de télévisions associatives demeure important, en raison de la fermeture de l'accès à la plupart des autres capacités de diffusion et de l'ouverture, à l'inverse, de l'accès permis par la technologie à des capacités de production. Alors que la numérisation des réseaux de diffusion ne s'est donc pas traduit par une démocratisation de l'accès, la numérisation, en revanche, des matériels de production ouvre de larges possibilités d'extension des pratiques de conception de productions audiovisuelles, pour des coûts considérablement amoindris, et contribue à pouvoir concilier les missions de démocratisation culturelle, d'animation sociale et d'éducation populaire.

Parce que le fonctionnement du secteur de la communication comporte des enjeux spécifiques, son organisation doit répondre à des dispositifs spécifiques qui ne doivent pas se résumer en une délimitation de la place des secteurs public et privé et, en particulier, ne doivent pas méconnaître les statuts hétérogènes relevant du secteur privé : secteur privé à but non lucratif, secteur privé à but lucratif indépendant ou non des marchés financiers. Pour que la dynamique de l'évolution des activités de communication ne fasse pas succéder à d'anciens monopoles publics l'édification de monopoles privés, il convient d'approfondir la maîtrise nécessaire à l'équilibre d'une économie plurielle, garante des possibilités d'existence d'une expression plurielle.

Au-delà des enjeux de l'aménagement d'une " exception juridique " des statuts des activités de communication, existent les enjeux de leur financement. Du fait de la part des ressources tirées des activités publicitaires, le secteur présente là aussi un caractère exceptionnel. Mises à part quelques initiatives ayant abouti à l'instauration de quelques mécanismes de redistribution, sans une conception d'ensemble, le fonctionnement de l'économie induit par la publicité est, jusqu'à aujourd'hui, resté largement hors de portée d'une volonté de réforme institutionnelle, tout comme d'ailleurs d'encadrement de ses modalités d'expression. Les marges de manoeuvre sont considérables, à en juger par la prospérité de ces marchés. Il est par exemple peu connu que le résultat de la collecte des écrans de publicité permet aux principales chaînes privées qui bénéficient des autorisations de diffusion nationale de figurer parmi les firmes les plus profitables de France. Comme le rappelle La Tribune du 10 octobre 2000, les sociétés françaises ayant réalisé les plus forts taux de constitution de richesse pour l'actionnaire comprennent les deux chaînes de télévision TF1 et M6 et les deux actionnaires de la première chaîne, Bouygues et Pinault-Printemps-Redoute, figurant toutes dans les six premiers rangs du classement.

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Pour un Parti socialiste débarrassé de toute naïveté sur ce qu'il peut aujourd'hui attendre des grands médias

 
Pas loin de deux décennies nous séparent des débuts du fonctionnement des chaînes privées en France. Elles ont convaincu assez rapidement nombre d'observateurs de leur inadéquation à remplir les objectifs culturels que l'action publique paraissait vouloir leur confier. Elles pourraient tout aussi bien nous convaincre, dans la période actuelle, d'une semblable incapacité en matière de respect des principes d'indépendance, d'honnêteté et d'équilibre de l'information.

En cela, des firmes comme RTL, Europe 1, M6 et singulièrement TF1, ne font que rejoindre un modèle de fonctionnement induit par les contraintes s'imposant à des activités relevant d'un capitalisme médiatique. Tant dans l'appréciation de cette activité comme objet d'une politique publique que dans la conception de ses propres moyens d'information de la société, un parti comme le Parti socialiste devrait ne pas sous-estimer l'état des liens de dépendance qui tendent à conférer au capitalisme médiatique un rôle politique, utile, pour l'essentiel, à régir une médiatisation du capitalisme.

De façon plus précise, beaucoup de ces firmes sont d'abord des sociétés de taille importante, employeurs d'effectifs nombreux, contribuables au titre de la fiscalité sur les sociétés et membres de fédérations patronales dont elles sont amenées à défendre les positions.
Par ailleurs, un grand nombre d'entre elles occupent des positions dans des activités industrielles et de services et sont donc, comme Lagardère, Bouygues, Vivendi-Universal, Dassault, Suez, Pinault-Printemps-Redoute, L.V.M.H., des groupes engagés dans la représentation d'intérêts économiques divers. De plus, une certaine partie d'entre eux développent une activité principale de prestataires de marchés publics, tels Lagardère, Bouygues, Vivendi-Universal, Dassault, Suez, et peuvent, vis-à-vis de gouvernements étrangers, être engagés dans des relations les conduisant à limiter leur capacité d'expression et vis-à-vis du pouvoir français, entretenir un rôle de délégataire s'employant à une gestion favorable de l'opinion publique.
De plus, la plupart de ces groupes sont des sociétés dont les actions sont négociables en bourse et forment une catégorie d'acteurs, bientôt susceptible d'être renforcée par Le Monde et par Bertelsmann, dont les intérêts sont donc communs à ceux des professions financières, des marchés financiers et des institutions qui portent l'organisation du capitalisme. De plus, une partie de ces sociétés mènent des activités dont les revenus dépendent de l'investissement de dépenses publicitaires et défendent donc les possibilités de promotion d'annonceurs, lesquels appartiennent pour l'essentiel aux catégories définies précédemment.

Enfin, par conséquent, il n'est pas anormal que ces groupes emploient des personnalités qui se trouvent parfois candidats ou élus de formations politiques conservatrices. Pour le groupe Hersant, dont le groupe Dassault est devenu un actionnaire important, ce sont là deux familles, engagées parfois depuis plusieurs générations dans des mandats électifs sous l'étiquette de partis de droite, qui administrent de nombreuses situations de monopoles locaux de l'information, même si cela peut paraître singulier dans un contexte d'extension de la décentralisation.

En conséquence, il apparaît à l'évidence qu'il y a plus de raisons qui incitent les médias commerciaux à adopter un comportement politisé qu'à suivre une ligne de conduite rigoureusement impartiale. Les exemples étrangers ont également fourni, parfois aussi en moins de vingt ans, une illustration de la façon dont l'alliance d'un pouvoir économique et d'un pouvoir médiatique pouvait peser sur le pouvoir politique, en Italie évidemment, mais aussi au Royaume-Uni, en Espagne, au Mexique, au Vénézuéla, en Amérique du Nord, etc.

Malgré les traits caractéristiques de cette situation, la gauche française apparaît souvent suspecte d'être encline à la manipulation des médias. Fréquemment, elle a paru profondément démunie pour s'en défendre et pour faire valoir des thèses plus conformes à la réalité des pouvoirs. L'attitude de prudence raisonnable dans la définition des orientations de la politique publique du secteur, adoptée dans la dernière période, tout autant que la volonté de séduction des professions journalistiques à l'origine de sa représentation publique ont contribué très certainement à l'amener dans une situation qui impose le constat de la désillusion.

Confrontée à une considérable impuissance face à la situation d'ensemble, il semble qu'elle puisse dorénavant trouver le plus grand intérêt à développer ses propres moyens de diffusion de l'information, à renouer les liens avec les organisations représentatives et les organes relevant du domaine des médias indépendants et à déterminer les positions aptes à lui accorder le crédit revenant à une organisation défendant les principes d'une information libre.


Contribution déposée par :

Benoît Hamon (CN 91)  Christian Pradie (75)  Emmanuelle Besnard (SF 56)  Corinne Bord (BF 92)  Gwenegan Bui (CN 75)  Anne Julie Clary (06)  Emilie Coutanceau (33)  Olivier Daronnat (75)  Régis Juanico (CN 42)  Hugues Nancy (CN75)  Nathalie Pigamo (SF 13)

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