Parce qu'une |
par Lionel Jospin
Premier secrétaire du Parti socialiste
Il y a deux ans presque jour pour jour, Jacques Chirac était élu président de la République. Sa victoire fut arrachée aux Français au prix d'un mensonge qui, depuis, n'en finit pas de poursuivre ses auteurs. Au discours des promesses électorales a ainsi très vite succédé le temps du reniement et des désillusions. La dénonciation de la «fracture sociale» a laissé la place au bilan de la «facture sociale». Abusés, les Français doutent de la capacité même de la politique à infléchir le cours des événements. Leur scepticisme actuel face aux programmes des différents mouvements politiques, et notamment face à leurs propositions en matière de politique économique et sociale, est un des signes les plus graves de la crise de confiance que traverse le pays. C'est pourquoi, au moment où leur décision se forme, je veux les éclairer sur le sens que je donne aux engagements pris devant eux. Puisqu'ils ont été appelés, par surprise, à se prononcer sur leur avenir, au moins les Français ont-ils le droit de le faire en connaissance de cause. Si la majorité actuelle conserve le pouvoir à l'issue de ces élections, la politique suivie jusqu'ici sera aggravée, et la France ne se tirera pas de l'ornière dans laquelle elle est embourbée. Dans un mélange de cynisme et d'hypocrisie, la droite refuse le débat démocratique et escamote les enjeux de la période. Qu'elle nous réclame des précisions sur notre programme alors qu'elle-même, pourtant au pouvoir depuis quatre ans, s'obstine à refuser d'assumer son bilan et à dissimuler la politique qu'elle poursuivrait si elle était reconduite, pourrait prêter à rire si l'enjeu n'était pas si grand. Mais qui sont-ils, ceux-là qui nous font la leçon ? Raymond Barre, qui nous avait laissé une inflation à 15 % en 1981 ? Edouard Balladur et Nicolas Sarkozy, ces parangons de vertu qui ont laissé les finances publiques dans un «état calamiteux», selon l'expression même d'Alain Juppé? Alain Juppé, précisément, qui, après avoir promis la baisse des impôts aux Français, leur a infligé un matraquage fiscal sans précédent 200 milliards de francs supplémentaires et a porté le niveau des prélèvements obligatoires à 45,7 %, détenant ainsi le record absolu de la pression fiscale ? Alain Madelin, qui prône inlassablement le dépérissement de l'Etat ? Philippe Séguin, qui ne fustige les socialistes que pour mieux emprunter leurs propositions ? La droite tout entière, qui gouverne le pays depuis quatre ans et qui a laissé le chômage s'envoler, avec 300 000 chômeurs de plus depuis 1993 ? La vieille idée de la droite qui sait gérer et de la gauche qui ne saurait que dépenser est bien finie. Pour moi, la rigueur de gestion est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Pour moi, une politique économique, c'est bien autre chose qu'une simple gestion financière. Pour moi, l'économie est une démarche qui implique l'initiative et l'esprit d'entreprise des hommes, avec comme objectif que les hommes eux-mêmes en bénéficient. Tous. Si les Français nous accordent leur confiance, nous mettrons en œuvre une politique différente de celle d'aujourd'hui, ambitieuse, réaliste. Le changement est possible, maintenant. Il suppose certes de rompre avec le conformisme, avec le scepticisme, avec la résignation. Il nécessite de prendre certains risques, calculés et maîtrisés. Il suppose d'accepter des efforts collectifs, qui devront être équitablement répartis. Mais rien ne serait pire que de ne pas changer, que de ne pas prendre l'indispensable tournant. Pour moi, l'emploi est essentiel. Notre projet est de donner du travail aux Français. Notre ambition, c'est de retrouver le chemin du plein emploi. L'économie de marché est le cadre dans lequel nous inscrivons notre volonté politique de transformer la société. Nous avons accepté le marché, mais sans la naïveté ou le dogmatisme des libéraux, qui y voient l'alpha et l'oméga de la vie en société. Seul, le marché ne peut régler toutes les questions qui se posent aux économies et aux sociétés contemporaines. Spontanément, il ne sécrète pas l'ensemble des solutions adaptées aux enjeux du moment. La négociation, le contrat, la loi doivent lui fixer des objectifs, canaliser ses excès, pallier ses insuffisances. De ces instruments, nous n'en privilégions aucun a priori. Nous ne sanctifions pas le marché, pas plus que l'Etat. Nous savons qu'ils ont besoin l'un de l'autre. Nous rejetons le dirigisme comme le laisser-faire. Nous restons volontaristes, parce que nous refusons de nous résigner. «Le marché est myope», a-t-on coutume de dire. Cette myopie se paie par du chômage. Spontanément, le marché ne crée l'emploi que lentement et lorsqu'il le fait, c'est pour mettre en place une société duale, déchirée. Le Royaume-Uni, après dix-huit ans de thatchérisme, en offre l'exemple. On y compte 7 % de chômeurs, certes, mais c'est le pays d'Europe où le nombre de pauvres, de sans-logis, de désespérés est le plus grand. Et c'est ce Royaume-Uni-là que les électeurs viennent de sanctionner. Une société moderne doit veiller à ce que la répartition de la richesse nationale se fasse de manière équitable, à ce que personne ne soit laissé au bord du chemin. C'est une question de justice sociale, bien sûr, à laquelle, nous, socialistes, sommes très attachés. Mais c'est également une question d'équilibre de nos sociétés, qui, sans cela, se déchireraient. Est-il normal qu'en trente ans la France ait doublé sa richesse, mais que, dans le même temps, le chômage y ait atteint 13 % de sa population active ? C'est avec cette logique économique «classique» où l'on se réjouit des indices et où l'on déplore les chômeurs, cette logique où le chômage est un solde de l'économie, que nous voulons rompre. Je veux proposer une nouvelle donne aux Français. Elle suppose de rééquilibrer la répartition de la richesse nationale pour plus de justice et plus d'efficacité économique. Elle veut créer les conditions d'une nouvelle croissance, plus riche en emplois. D'abord, mieux répartir la richesse créée. Et, pour cela, opérer un renversement de perspective. Du premier choc pétrolier, en 1973, jusqu'à notre arrivée au pouvoir, en 1981, le partage de la richesse s'est fait au détriment des entreprises, qui ont alors largement supporté le nécessaire ajustement de notre économie. Une première fois, en 1983, nous avons dû, par la désindexation des salaires, par la politique de rigueur, revenir à une situation plus saine. Nos entreprises ont ainsi pu rétablir leurs marges bénéficiaires et retrouver le chemin du profit. Mais, dans la seconde moitié des années 80, ce mouvement n'a plus été maîtrisé et le balancier est allé trop loin. Aujourd'hui, la richesse créée va essentiellement au capital, le travail étant désormais systématiquement désavantagé. Les salariés ont ainsi vu leur pouvoir d'achat stagner puis fondre, notamment après la ponction fiscale massive de 1995; inquiets pour leur avenir et pour celui de leurs enfants, ils se réfugient dans l'épargne. Les grandes entreprises ouvertes sur l'exportation profitent de la mondialisation et notamment leurs actionnaires; mais les PME-PMI, qui ne sont pas des satellites des « gros », qui n'ont pas encore les moyens de s'implanter à l'étranger ou dont l'activité est principalement tournée vers l'Hexagone ? Sans débouchés, leurs carnets de commandes insuffisamment remplis, les entreprises françaises attendent, depuis trois ans, tétanisées, une reprise de la consommation qui ne vient pas. Les entreprises ont besoin d'une reprise de cette consommation; les salariés voudraient consommer, mais ne le peuvent pas. Comment ne pas voir l'absurdité de cette situation ? Si la machine économique s'étouffe, c'est tout simplement parce qu'elle n'est plus alimentée. L'intérêt bien compris des entreprises, des commerçants, des artisans, est donc de voir la consommation repartir. Restaurer un partage équilibré de la richesse nationale, qui profite à tous, salariés et entreprises, renouer avec les conditions d'une croissance qui articule harmonieusement le profit et le salaire, le capital et le travail, l'offre et la demande, est donc devenu un impératif. La baisse de la TVA, l'impôt le plus injuste puisqu'il frappe préférentiellement les Français aux revenus les plus faibles, rendra une part du pouvoir d'achat confisqué aux Français. La baisse des cotisations sociales sur les salaires que nous préconisons permettra elle aussi un gain de près de 5 % pour les plus bas d'entre eux. Enfin, la réduction du temps de travail contribuera à ce nécessaire rééquilibrage. | |
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