Ma social-démocratie

Henri Weber

" La nouvelle alliance socialiste doit parvenir à réconcilier la défense des «laissés-pour-compte» et celle des classes moyennes. "

par Lionel Jospin,Premier ministre
Paru dans le quotidien Libération daté du vendredi 19 novembre 1999


Entre le XXIe congrès de l'Internationale socialiste et le séminaire de réflexion sur le réformisme organisé à Florence par Massimo D'Alema et auquel il participe avec Tony Blair, Bill Clinton et Gerhard Schröder, Lionel Jospin a publié dans la revue britannique Pamphlet un long texte sur « le socialisme moderne » qui résume assez bien sa réflexion politique et historique sur la social-démocratie.

Ecrit pour une publication de la Fabian Society, centre de réflexion affilié au Parti travailliste, l'article est une réponse de Lionel Jospin au « manifeste pour une troisième voie » que le Premier ministre britannique et le chancelier allemand ont rendu public lors des européennes.

Si tous les arguments employés dans le texte de Lionel Jospin, dont nous publions ci-dessous les extraits essentiels, ont déjà pu être exprimés publiquement à diverses occasions, ils n'avaient pas encore été rassemblés dans ce qui apparaîtra comme la tentative de fonder une doctrine cohérente de la social-démocratie moderne. Un texte de référence qui servira sans doute de trame à son intervention de ce week-end et à de futures campagnes électorales.


 

Une des leçons de ce siècle, pour la social-démocratie, est qu'il n'est sans doute plus possible de la définir comme « système ». Plus qu'un système, la social-démocratie est une façon de réguler la société et de mettre l'économie de marché au service des hommes. Elle est une inspiration, une façon d'agir, une référence constante à des valeurs démocratiques et sociales.

Ainsi, nous acceptons l'économie de marché car c'est la façon la plus efficace - à condition qu'elle soit régulée - d'allouer les ressources, de stimuler l'initiative, de récompenser le travail. En revanche, nous refusons « la société de marché », car si le marché produit des richesses, il ne produit en soi ni solidarité, ni valeurs, ni projet, ni sens. Parce que la société ne se résume pas à un échange de marchandises, le marché ne peut être son seul animateur. Nous ne sommes donc pas des « libéraux de gauche ». Nous sommes des socialistes. Et être socialiste, c'est affirmer qu'il existe un primat du politique sur l'économique. (...)

Je pense que la crise de la social-démocratie est en partie derrière nous. Les illusions de la vague libérale sont retombées. La social-démocratie a commencé de refonder son identité politique. Ce travail est loin d'être achevé, mais il est en cours et je suis confiant. Une partie de ce travail est menée à l'échelle européenne. Et c'est logique, car le socialisme est une idée européenne, née en Europe, façonnée par des penseurs européens. (...)

Les sociaux-démocrates seront d'autant plus forts qu'ils travailleront de concert à l'échelle européenne. Mais à une condition: ils doivent comprendre que les réalités nationales, les histoires propres, les paysages politiques, doivent absolument être pris en compte et préservés. (...)

Par exemple, la Grande-Bretagne a toujours été plus « mondialisée » que la France. (...) La révolution thatchérienne a, sans doute, rogné des valeurs qui subsistent en France. Accéder au pouvoir au sortir de l'expérience Thatcher n'a pas la même signification que gouverner après MM. Balladur et Juppé. (...)

Dans ce sens, s'interroger sur « la bonne voie », choisir entre « la voie blairienne », « la voie schröderienne », « la voie jospinienne », ne me paraît pas avoir grand sens. (...) Si la « troisième voie » se situe entre le communisme et le capitalisme, alors elle n'est qu'une nouvelle appellation, propre aux Britanniques, du socialisme démocratique. Ce qui ne veut pas dire qu'en France nous pensons à l'identique. Si, en revanche, elle veut s'intercaler entre la social-démocratie et le libéralisme, alors je ne la reprends pas à mon compte. Je crois que la «troisième voie» est la forme nationale qu'a pris, au Royaume-Uni, le travail de refondation théorique et politique entrepris par toutes les forces socialistes ou sociales-démocrates.

Les socialistes français ont traversé de façon singulière la crise de la social-démocratie européenne. En son sein, en effet, nous occupons une place particulière. Il n'y a jamais eu en France de parti de masse, sauf en terme d'électeurs. Il n'y pas eu chez nous de fusion avec le monde syndical. Qui plus est, le Parti socialiste évolue dans un système institutionnel où domine le présidentialisme, alors que la social-démocratie va souvent de pair avec le parlementarisme. Enfin, nous n'avons pas de tradition forte de négociation et de dialogue social. Et c'est pourquoi il faut travailler en ce sens. Nous formons ainsi une social-démocratie beaucoup plus « politique » que « sociale ». Nous pouvons connaître des succès électoraux de grande ampleur, puis des retombées très importantes, car nos assises sociologiques sont peut-être plus faibles qu'elles ne le sont ailleurs.

Longtemps cette situation a été ressentie comme une faiblesse, une «anomalie» française. Mais cela nous a permis, peut-être, au moment où la social-démocratie est entrée dans la crise, d'être plus réactifs. Nous étions peut-être moins solides, mais aussi moins « lestés ». (...) Nous avons rebondi grâce, en partie, à un système de coalition: la majorité plurielle, dans laquelle le Parti communiste et les Verts constituent des composantes essentielles, aux côtés du Parti radical de gauche et du Mouvement des citoyens. Ce concept de gauche plurielle rencontre la bienveillance des Français. Il me semble mieux adapté que le terme exclusif de social-démocratie. Et nous avons gouverné de façon nouvelle, à la fois fidèles à nos valeurs, respectueux de nos engagements et modernes dans notre approche et notre méthode. Naturellement, il n'y a pas de modèle « jospinien »; mais j'ai joué mon rôle dans ce moment très français de reconstruction politique de la gauche. (...)

Le gouvernement travaille à faire émerger une modernité maîtrisée. Nous disons oui à la modernité. Mais une modernité collectivement construite. Une modernité qui respecte les caractères de notre nation. Une modernité acceptée car acceptable par tous les citoyens. (...)

Il faut donc bien constater que le projet et le mouvement sont revenus à gauche. La droite française est incroyablement dépourvue de l'un comme de l'autre. (...)

Nos valeurs restent fondamentalement les mêmes: justice, liberté, maîtrise collective de notre destinée, épanouissement de l'individu sans négation des réalités collectives, volonté de progrès. Toutefois, nous devons servir ces idées par d'autres moyens que ceux que nous utilisions il y a quinze ans. Notre environnement a évolué. Et il faut s'habituer à ce qu'il change plus vite. C'est pourquoi nous devons rechercher la meilleure cohérence entre nos fins et nos moyens. (...) Aujourd'hui, ce sont nos valeurs qui fondent notre identité politique plus que les moyens nécessaires pour les atteindre.

Pendant longtemps, on a défini le socialisme par l'appropriation collective des moyens de production. Cela n'a plus le même sens aujourd'hui. Ainsi, notre politique industrielle a dépassé la question de la nature de la propriété des moyens de production. On peut certes justifier l'appropriation publique dans un certain nombre de secteurs touchant soit à la sécurité nationale, soit à la nécessité de servir par le service public des objectifs ne pouvant être pris en compte par le marché. Mais la défense de l'intérêt national et la lutte pour l'emploi peuvent justifier des alliances industrielles avec des entreprises privées françaises ou étrangères. Je n'entends pas bloquer ces alliances au nom de l'appropriation collective des moyens de production. Si je le faisais, cela se retournerait contre nous, contre les salariés de ces entreprises et contre les Français. Car ces alliances sont justifiées aux plans politique et économique. Ce qui compte, pour moi, ce sont les fins de la politique industrielle que nous conduisons: l'emploi, la croissance, la puissance économique et industrielle de nos entreprises, la place de la France. Si défendre ces objectifs nécessite d'ouvrir le capital d'une entreprise publique, voire de la privatiser, alors nous y consentons. (...)

Dans ce champ comme dans d'autres, cette nouvelle cohérence, fondée sur une juste articulation des fins et des moyens, est notre façon de fonder un vrai réformisme moderne. Nous ne sommes plus obligés, pour justifier notre action, d'utiliser la phraséologie révolutionnaire ou même la métaphore de la rupture.

Pour autant, la réforme ne sonne pas le glas de l'utopie. Nous ne sommes pas des « briseurs de rêves ». On peut rêver son avenir, tout en gardant les pieds sur terre. Je veux être un constructeur d'utopies réalistes. Je n'oppose pas réforme et ambition. Parce qu'il respecte les rythmes de notre société et qu'il incorpore une dimension - essentielle - de concertation, le réformisme est le moyen le plus efficace de traduire en actes un projet politique. De donner vie à nos convictions. (...) Dans ce sens, nous réhabilitons l'idée même de réforme, qui a été dévoyée par la droite. Pour celle-ci, réformer, c'est démanteler le service public, réduire la protection sociale, remettre en cause les acquis de décennies de progrès. Pour nous, au contraire, fidèles à notre histoire, la réforme reste synonyme de progrès. Elle est donc plus que jamais nécessaire aujourd'hui.

Fernand Braudel avait ramassé en un court essai des décennies de recherches sur « la civilisation matérielle ». Il lui avait choisi pour titre la Dynamique du capitalisme. Par sa souplesse, le capitalisme est en effet une dynamique, une force. Mais c'est une force qui ne produit ni direction, ni projet, ni sens - autant d'éléments indispensables à une société. Le capitalisme est une force qui va, mais qui ne sait pas où elle va.

Ce double trait du capitalisme est d'autant plus prononcé aujourd'hui que la financiarisation de l'économie et la circulation accélérée de l'information ont introduit une rupture entre les mouvements financiers et les mouvements propres à la production ou aux réalités sociales. (...) La différence entre ces deux rythmes est un élément technique fort de rupture. (...) C'est pourquoi il faut réguler cette financiarisation et redonner du sens à ces échanges. La production de richesses doit répondre à des finalités humaines. (...)

Nous reconnaissons et assumons pleinement la mondialisation. Mais elle ne constitue pas, pour nous, une fatalité objective. Elle est elle-même une construction des hommes. Nous voulons produire une régulation du capitalisme et de l'économie mondiale. Nous pensons que c'est en nous appuyant sur l'Europe - sur une Europe d'inspiration sociale-démocrate - que nous pourrons réussir cette régulation, sur les terrains de la finance, du commerce ou de l'information. (...) Ainsi, nous pouvons peser sur la mondialisation et en maîtriser le cours au bénéfice de nos sociétés.

Dans le même temps, nous devons ne pas oublier la permanence de la nation. Les questions politiques liées au thème de l'identité s'aiguisent sous l'effet de la globalisation et de la politique européenne. Aujourd'hui, savoir ce qu'est la France, ce qu'est la nation, ce que veut dire, à l'intérieur de notre nation, vivre ensemble, ce que peut être l'Europe, comment elle doit s'articuler avec la nation: voilà des sujets que nous devons approfondir. (...)

Ainsi, je veux échapper à l'alternative simpliste que l'on nous présente comme indépassable: l'immobilisme ou le fatalisme. Pour moi, le choix est clair. S'adapter à la réalité: oui. Se résigner à un modèle capitaliste prétendument naturel: non.

Cette adaptation maîtrisée à la réalité confère une responsabilité particulière à l'Etat. Sans se substituer aux autres acteurs, l'Etat peut donner les impulsions nécessaires. Il est le seul à même, souvent, de lever les verrous archaïques qui bloquent les évolutions souhaitées par la société. Cette démarche, c'est ce que nous appelons le volontarisme. (...)

On décrit traditionnellement les sociaux-démocrates comme des redistributeurs. Nous restons attachés aux principes de l'Etat-providence - même si, là aussi, des réformes sont nécessaires -, à la lutte contre les inégalités, aux mesures de protection des travailleurs. Mais cet attachement à la redistribution n'est pas exclusif.

Nous devons également nous préoccuper des conditions de la production. D'abord parce que la production précède et permet la redistribution. Avant de redistribuer les fruits de la croissance économique, il faut qu'il y ait croissance et donc production. De plus, la nouvelle donne du capitalisme mondial nous conduit à veiller à la compétitivité de notre appareil productif. C'est dans cet esprit que l'Etat s'engage dans une politique industrielle vigoureuse, par la constitution de groupes industriels de taille mondiale. Cette dimension de l'Etat me semble l'héritière du «colbertisme», dont elle montre qu'il ne doit pas disparaître puisqu'il garde une utilité dans un monde où l'investissement productif fait la différence.

Ce faisant, nous retournons aux sources intellectuelles du socialisme. Saint-Simon et les saint-simoniens, les socialistes utopistes, dont Proudhon, et enfin Marx: tous les premiers socialistes ont concentré leurs réflexions sur la façon la plus juste et la plus efficace de créer ces richesses. Ce n'est que plus tard (avec Keynes et Beveridge ) que la redistribution est devenue le principal enjeu pour la gauche. Production, redistribution: aujourd'hui, nous devons tenir les deux bouts de la chaîne. L'impératif de solidarité qui est au cœur de la redistribution demeure. L'attention que nous portons à la production doit permettre de mieux le servir. (...)

Etre socialiste, c'est bâtir une société plus juste. C'est donc s'efforcer de réduire les inégalités. (...) Nous avons vocation à rendre la société moins dure aux faibles et plus exigeante à l'égard des puissants. L'Etat-providence y contribue. Alors qu'il traverse une crise, nous devons le réformer. Mais nous refusons de le démanteler. (...) Il nous faut donc être capables de faire évoluer l'Etat-providence en conjuguant volontarisme et concertation. (...)

Aujourd'hui, la social-démocratie doit se souvenir qu'elle s'est développée par rapport à la « question sociale » et, en même temps, doit être capable de la dépasser. Il faut prendre en compte des inégalités nouvelles. Nous devons agir avec un effort particulier quand se cumulent des inégalités de revenu et de patrimoine avec des inégalités dans l'accès au logement, à la santé, à l'information, à l'exercice de la citoyenneté, ou encore avec l'inégalité entre les sexes. (...)

Autour de cette exigence, nous devons rassembler les couches moyennes et les « laissés-pour-compte ». (...) Nous devons trouver le meilleur arbitrage entre couches sociales. Celles qui se satisfont plutôt de la société actuelle et ne veulent pas être pénalisées par le « coût » d'un surcroît d'égalité. Celles pour qui la notion d'égalité et son approfondissement concret sont fondamentaux. La réponse des socialistes est, selon moi, de « réconcilier » les classes moyennes et populaires dont les intérêts peuvent être différents et parfois divergents. Et de les faire progresser de front.

Nous devons à la fois nous appuyer sur les forces motrices de la société et prendre en compte les problèmes des forces «exclues». (...) Notre politique vise la réintégration de tous au cœur de la société. C'est là le sens profond du « pacte républicain » que nous avons passé avec les Français. (...)

Quant aux classes moyennes, une partie d'entre elles comprend que l'ultralibéralisme économique les menace. Celle-ci n'est donc pas automatiquement gagnée à la droite. D'abord pour des raisons liées à son mode de vie et aux mœurs, la gauche lui apparaissant comme plus moderne. Mais aussi parce que la précarité peut toucher les cadres, qui approuvent le thème de la régulation. De même, les créateurs ou les dirigeants de PME se rendent compte que la gauche résout des problèmes que la droite ne savait pas traiter.

Les entrepreneurs réalisent que la gauche s'intéresse à la création d'entreprise, à l'innovation, à la prise de risque, à la simplification administrative. Nous devons donc fonder une nouvelle alliance de classes, conforme à notre base sociologique et aux intérêts du pays.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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