Résolument à gauche

Jack Lang

Point de vue signé par Jack Lang, député-maire de Blois, président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, paru dans le quotidien Le Monde daté du vendredi 27 août 1999


 
L'orage de printemps qui a déchiré le ciel serein de la social-démocratie européenne tonnera-t-il à nouveau à l'automne ? Souvenons-nous des anathèmes alors lancés : archaïsme à la française contre dérégulation à l'anglo-saxonne. Et chacun de se décerner le brevet du vrai socialisme, de camper sur les hauteurs de ses certitudes.

Posons la question taboue. Et si, au-delà des effets de manches et des malentendus sémantiques, nous méritions tous d'être logés à la même enseigne : l'absence d'une pensée moderne de gauche qui fût à la fois vraiment de gauche et accordée aux temps nouveaux ?

Certes, nos actes concrets respectifs valent souvent mieux que nos déclarations enflammées ou les oripeaux trompeurs de la rhétorique. En France, notre gouvernement d'innovation et de justice sociale réussit politiquement et économiquement. En Grande-Bretagne et en Allemagne, les décisions courageuses de rupture avec la droite ne manquent pas : ici (Royaume-Uni), la taxation des super-profits des entreprises privatisées pour financer l'emploi des jeunes, ou encore la révolution de l'organisation territoriale (Ecosse, pays de Galles, Londres) ; là (outre-Rhin), l'instauration du droit du sol pour l'acquisition de la nationalité.

Pourtant, la social-démocratie européenne paraît en panne d'imagination. Nos textes et nos débats s'ordonnent sempiternellement et quasi exclusivement autour de la politique économique. On disserte savamment sur les rôles respectifs de l'offre et de la demande, ou sur le partage entre secteur public et secteur privé. Pour couronner le tout, on y instille une pincée de social, une cuillerée de culturel et une petite louchée d'Europe. Funèbre cosmogonie où l'homme, ses espérances, ses craintes, ses angoisses, sa créativité semblent relégués à l'arrière-plan.

Plus grave encore, la social-démocratie européenne donne parfois le sentiment de vivre dans l'instant et de naviguer à vue. Sans mémoire ni vision du futur, elle tend à rompre avec ses racines historiques et à ignorer les utopies concrètes. Aux oubliettes les luttes héroïques d'antan ou les personnages phares qui ont marqué son histoire : pas un mot, par exemple, sur le travaillisme d'Harold Wilson ou le SPD de Willy Brandt dans le document Blair-Schröder.

Seul paraît compter le présent immédiat ou, au mieux, le prochain horizon électoral qui tient lieu de frontière intellectuelle. Rarement, ces documents sociaux-démocrates se projettent hardiment vers l'avenir dont ils chercheraient à déchiffrer les linéaments : les filles et les garçons d'aujourd'hui ne sauront rien du type de société que la gauche européenne leur prépare pour la décennie à venir. Faute d'une grille de lecture de notre civilisation en bouleversement, nous continuerons à avancer à l'aveugle, à tâtons, sans anticipation et subirons, sans l'avoir voulu, la suzeraineté intellectuelle de l'ordre mercantile mondial.

Trop souvent, certains de nos partis sont devenus des machines électorales coupées de la vie réelle et notamment des aspirations de la jeunesse. Puissent-ils retrouver leur vocation première de laboratoire d'idées, de ruches bourdonnantes d'analyses et de propositions. Le Parti socialiste français s'y emploie depuis 1995 avec Lionel Jospin, puis avec François Hollande.

Avec patience, obstination et rigueur, nous avons le devoir de travailler jour après jour à la réinvention d'un projet de transformation profonde de la société. Ouvrons ici quelques pistes d'un défrichage de longue haleine.

D'abord, finissons-en avec le parler faux. Ainsi de cette schizophrénie typiquement française qui censure de nos programmes le vocable de « privatisation » tandis que, dans la pratique et avec raison, les cessions d'actif se multiplient pour le plus grand bien de notre tissu industriel. Ayons le courage d'appeler un chat un chat. C'est une exigence de probité et de clarté. Réjouissons-nous plutôt de la libération des forces de création économique engendrée par l'impulsion modernisatrice de nos gouvernements.

Ensuite et surtout, recentrons-nous plus que jamais sur la reconquête de l'identité de la gauche diluée dans l'inévitable pragmatisme de l'action quotidienne. L'heureuse formule de Lionel Jospin -  « Oui à une économie du marché, non à une société du marché », reprise par le texte Blair-Schröder - peut offrir l'ossature de cette réflexion. Une société qui tournerait le dos aux valeurs de marché sans en entraver le fonctionnement devrait faire retour à l'idéal parfois oublié de la gauche de toujours : bousculer l'ordre injuste des choses par le recul des inégalités, mettre le pays en mouvement.

Sur le front des inégalités, le gouvernement français a ouvert la voie d'un réel changement : loi sur l'exclusion, couverture maladie universelle, réforme des cotisations sociales. Mais telle une crue indomptable, le flot des inégalités continue à enfler, à grossir et à infiltrer, à miner le terreau social. Le fossé se creuse entre, d'un côté, une classe privilégiée de plus en plus riche et, de l'autre, les exclus, les exploités, les humiliés. Fléau insupportable au riche pays de France !

Au Parti socialiste français de se porter à l'avant-garde d'un changement radical de cap là où les injustices sont les plus criantes : le chômage de longue durée, la formation, la fiscalité. Et en urgence, ce chantier dans l'impasse : la politique des banlieues au bord de l'explosion.

Tout est ici à revoir : l'organisation, les conceptions, les financements. Le ministère de la ville, à présent dirigé par un homme de talent et de courage, est à ériger au plus vite en ministère de premier rang doté de pleins pouvoirs interministériels et d'un commandement direct sur l'urbanisme, le logement (dont la politique est à refonder sur des bases nouvelles), les discriminations éducatives, sociales et humaines.

A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels : triplement de la dotation de solidarité urbaine, affectation d'une fraction des milliards donnés au patronat pour de prétendues créations d'emplois. C'est à ce prix et par une croisade de chaque instant que sera vaincue la malédiction des ghettos.

Tout aussi grave que la persistance des inégalités sociales est l'abandon par une partie de la gauche européenne de l'autre dimension de son combat : la mise en mouvement de la société, de ses imaginations, de ses intelligences, de ses élans de générosité et de ses énergies inventives.

« L'économicisme » paraît avoir tout dévoré. Comme si cette gauche « sérieuse » ne s'assignait plus qu'une ambition première : figurer en bonne place au tableau d'honneur des bons gestionnaires.

Vive alors le marxisme d'antan qui, lui au moins, savait distinguer entre les infrastructures - le soubassement économique - et les superstructures - les croyances, les mentalités, les mythes et les rêves !

Oublierait-elle, cette gauche en quête de respectabilité, que notre première et peut-être seule richesse est le capital humain ?

Pour le premier ministre français et la majorité parlementaire, le socialisme est d'abord un modèle de civilisation. Nous avons amorcé des réformes qui dessinent un chemin nouveau : la réhabilitation de la recherche, le plan Jospin sur les nouvelles technologies, le PACS, la naissance de nouveaux métiers grâce aux emplois-jeunes.

Sur cette bonne voie, d'autres changements sont impatiemment attendus : la métamorphose du temps libéré par les 35 heures en un temps riche et créatif, un nouvel élan de la politique de la jeunesse et de la culture, une refonte audacieuse de l'audiovisuel conforme à l'esprit de nos engagements électoraux.

Une grave menace pèse en Europe sur notre imaginaire collectif : la colonisation de l'âme humaine par le système marchand mondialisé et, en particulier, la vampirisation insidieuse des esprits des jeunes générations par la philosophie du vide. Les premières victimes de cette aliénation marchande sont une fois de plus les plus pauvres, les plus démunis, les plus mal armés pour résister au décervelage. En Italie, nos amis socialistes ont payé très cher aux élections européennes et locales leur difficulté à opposer des contre-feux idéologiques à la « berlusconisation » des consciences orchestrée par un expert en illusion médiatique. En Allemagne, nos camarades risquent de connaître en octobre les mêmes déconvenues aux élections régionales s'ils ne retrouvent pas la confiance de la jeunesse allemande, Bref, une formidable bataille mondiale est engagée pour la conquête non plus des territoires, mais des intelligences : de la défaite ou de la victoire d'un système de développement fondé sur l'épanouissement des capacités de création et des valeurs d'humanisme dépend notre déclin ou notre renaissance économique et politique.

Pour endiguer ce phénomène de rabotage de nos cultures, il ne suffit pas de brandir le drapeau de l'exception culturelle. Une analyse et une politique de gauche manquent au rendez-vous, qui ouvriraient à la jeunesse des aventures collectives exaltantes et la détourneraient des mirages de la société du profit immédiat et de la consommation passive.

Ce nouvel art de vivre doit se fonder aussi sur le culte des droits humains. Le gouvernement français a ici encore fait preuve d'innovation : la parité hommes-femmes, la réforme de la justice. Pourtant, nous sommes encore loin du compte. Les arbitraires administratifs ou judiciaires sont toujours mal sanctionnés. La réforme de la procédure pénale ne mettra pas un terme aux abus de la détention provisoire ni aux atteintes à la dignité des personnes, encore moins à cette situation scandaleuse, unique en Europe : le justiciable à l'audience, seul, face à trois accusateurs, le parquet, le président du tribunal, la partie civile.

L'administré ne doit plus rester démuni face à l'Etat. Plus que jamais se fait jour la nécessité de créer la fonction de supermédiateur, un ombudsman à la française, instance de dernier recours qui offrirait aux victimes des abus de droit une chance de réparation et de sanction contre les fonctionnaires fautifs.

Les droits des citoyens sont eux aussi trop chichement mesurés. Accélérons la mise en application de nos projets sur la rénovation de la démocratie. Finissons-en immédiatement avec l'anomalie des longs mandats et ramenons à cinq ans, dès l'automne prochain, la durée des fonctions des conseils municipaux et des conseils généraux. Plus largement, transformons nos concitoyens en coauteurs de leur destin et sollicitons leurs sentiments à travers des débats nationaux sur les sujets de société les plus brûlants ; les drogues, l'euthanasie, la bioéthique. Ces problèmes contemporains ont besoin d'une parole nouvelle, elle ne peut venir que du coeur même de la société.

L'écoute des aspirations parfois contradictoires du peuple n'interdit pas aux dirigeants des partis d'indiquer avec hardiesse leurs convictions plutôt que de se conformer à la doxa des anciens Grecs : l'opinion moyenne sans saveur ni couleur. Il leur appartient par la pédagogie et la maïeutique collective de contribuer aux progrès de la conscience civique. Ainsi que le confirme une récente enquête d'opinion, le courage intellectuel finit par porter ses fruits. Aujourd'hui, une majorité de Français approuve la suppression de la peine de mort ou la lutte contre la xénophobie ou encore la décision du gouvernement Jospin sur le PACS. Crions-le haut et fort : pour les socialistes, il y a toujours une place en politique pour la « liberté libre » et la fulgurance des élans du coeur.

On aimerait enfin que les partis de la gauche européenne fassent retentir plus fortement leur voix chaque fois que la démocratie est bafouée dans le monde. On comprendrait mal qu'ils aient conduit avec succès une guerre du droit au Kosovo et qu'ils demeurent silencieux sur le sort infligé aux Kurdes, aux Tibétains ou à de nombreux peuples africains. Ici encore, foin des prudences et des complaisances.

Aux socialistes européens de maintenir vivante la flamme de l'espérance, de retrouver « l'état d'esprit du soleil levant » cher à René Char et de construire une philosophie de l'avenir. Résolument moderne. Résolument de gauche.

© Copyright Le Monde

Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]