Afficher le dossier consacré au congrès de l'Internationale socialiste à Paris

Tout semble dédié au dieu économique

Jack Lang

Entretien accordé par Jack Lang au quotidien Libération daté du lundi 8 novembre 1999.
Propos recueillis par Renaud Dely


 

Au pouvoir dans onze des quinze pays de l'Union européenne et dans de nombreux autres pays du monde, les sociaux-démocrates triomphent. Pourtant, on peine à discerner précisément leur projet.
Ce que la social-démocratie a gagné en puissance, en rayonnement international, en implantation durable au pouvoir, elle risque en effet de le perdre en singularité, en originalité, en identité. Nous nous sommes tous ralliés à l'économie de marché, et la formule de Lionel Jospin, «oui à l'économie de marché, non à la société de marché», sonne juste. Mais comment la concrétiser? Comment éviter une dérive droitière, libéraliste, alors que le marché ambitionne de tout dévorer sur son passage: l'espace public, la solidarité, la culture, etc. Il faut relever ce défi. Or, les textes qui nous sont soumis à l'occasion de ce congrès de l'Internationale socialiste me semblent beaucoup trop économicistes et surtout trop timides. On aimerait davantage de souffle. Ils vont dans le bon sens, mais il leur manque plusieurs dimensions.

Lesquelles ?
D'abord, une vision du futur à longue portée. Il ne faut pas que l'horizon intellectuel se confonde avec l'horizon électoral. Si nous naviguons à l'aveugle, sans être capables d'anticipation, c'est l'ordre mercantile, tourné vers l'immédiateté de la consommation et du profit, qui imposera sa loi. La dimension imaginaire est également absente. Tout semble dédié au dieu économique. Or, les hommes ne vivent pas seulement de chiffres, de taux d'intérêt, de statistiques, ils ont besoin de rêve, d'espérance. Il est anormal que la culture, menacée par la marchandisation, ne soit quasiment pas évoquée. Les sociaux-démocrates manquent de volonté pour s'opposer à ce que j'appelle la « berlusconisation » des esprits. La jeunesse est elle aussi oubliée, alors que les partis d'alternative au libéralisme sauvage ont le devoir de renouer avec les nouvelles générations. Enfin, la présence des classes populaires et des inégalités sociales y est trop modeste. Il faut qu'elles occupent de nouveau une place centrale dans nos projets et ne soient plus seulement évoquées à la marge.

Les socialistes ont peur de penser ?
C'est pourtant une obligation. Plus nous sommes ouverts sur l'économie de marché, plus nous devons disposer d'une idéologie claire, forte et structurée. Face à l'idéologie du marché, il nous faut reconstruire une contre-idéologie. Sans craindre d'être « archaïque d'avant-garde ». Sans peur d'être plus audacieux, plus rebelles. Sinon, notre identité s'érodera, morceau par morceau, et nous risquerions de perdre notre raison d'être. Nous pouvons d'un même pas tenir les rênes des finances et de l'économie et enclencher des transformations sociales d'envergure. Restons nous-mêmes!

Face à un Tony Blair offensif sur le terrain idéologique, quel doit être le rôle de Lionel Jospin ?
La grille que Lionel Jospin propose, c'est-à-dire tourner le dos à une société de marché, est féconde. Reste à échafauder une réflexion et un discours qui seraient davantage formulés en termes positifs. Il ne faut pas se contenter d'agir en réaction à un modèle qu'on rejette, mais bâtir un nouveau projet de civilisation. Je souhaite des propositions plus fortes sur ce que doit être une société qui ne soit pas de marché, c'est-à-dire une société de justice sociale, de créativité et d'innovation. Lionel Jospin ouvre la voie. Mais il faut se retrousser les manches pour offrir un projet qui ait valeur de force d'entraînement. Et ne pas se contenter de dire que la gauche, ce serait la non-droite. En un mot: camarades leaders, étonnez-nous !.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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