Toute langue
est un trésor humain

Jack Lang

Entretien accordé par Jack Lang, ministre de l'éducation nationale, au quotidien Ouest France daté du mardi 8 mai 2001
Propos recueillis par Bernard Le Solleu


 

Vous vous êtes très impliqué dans ce plan en faveur des langues régionales. Pourquoi ?
C'est une conviction très ancrée chez moi. Je suis attaché à la préservation des diversités linguistiques et culturelles. Pas seulement à l'intérieur de nos frontières. Je suis né à la vie publique à l'heure des guerres coloniales. J'étais lycéen. L'oppression du pouvoir sur un pays et sur sa culture m'était insupportable. Je continue à me battre pour des pays opprimés, pour les Kurdes, les Tibétains. Une langue, si peu parlée qu'elle soit, est un trésor humain. Comme l'a rappelé récemment le linguiste Claude Hagège, chaque mois, dans le monde, une langue meurt, un morceau d'humanité disparaît. Quel fantastique gâchis !

Certains vous reprochent de prendre le risque de « balkaniser » la France.
Quand j'étais ministre de la Culture, dès 1981, j'ai pris des premières mesures en faveur des cultures régionales. Je me souviens que Michel Debré, enflammé, s'était dressé pour m'accuser de vouloir « balkaniser » la République. Déjà.
En 1982 ou 83, j'ai été le premier à financer ­ modestement ­ l'association Diwan. Chez moi, ce n'est pas une lubie, c'est un entêtement. J'ai soutenu les mouvements artistiques occitans, corses, basques, bretons... le festival interceltique de Lorient et toute une série d'événements. En 1992, lorsque j'ai été brièvement ministre de l'Éducation nationale, j'ai donné un premier coup d'accélérateur à l'enseignement des langues régionales que Lionel Jospin avait lui-même encouragé. Cette fois, je veux que le mouvement soit irréversible.

Ne craignez-vous pas de prendre l'histoire de la Nation à rebrousse-poil ?
J'ai lu avec curiosité que l'historien Emmanuel Le Roy Ladurie tentait de me mettre en contradiction avec ce que j'avais écrit dans mon livre sur François Ier à propos de son ordonnance de Villers-Cotteret. Le roi impose alors la langue française comme langue de l'État. Juste décision. Il voulait établir un minimum d'équité à travers tout le territoire. Il fallait que les décisions de la justice et de l'administration soient libellées dans une langue commune. Au XVIe siècle, ce mouvement est général : le Toscan s'impose en Italie, le Castillan en Espagne... De même, au moment de la Révolution, l'abbé Grégoire a eu raison de déclarer que le français est la langue de la liberté et de la République, qu'elle seule peut faire reculer « les obscurantismes et les ignorances ». Jules Ferry et les fondateurs de l'école ont eu raison d'imposer la langue nationale. Mais cela n'est en rien contradictoire avec ma volonté d'aider les langues régionales. La République est aujourd'hui puissante, rayonnante. Elle doit se réconcilier avec l'ensemble de ses langues car elles l'enrichissent.

Claude Allègre, votre prédécesseur, estime que tout cela n'est pas très moderne. Que l'on a déjà bien du mal à faire apprendre l'anglais à nos enfants, alors à quoi bon s'intéresser aux langues « minoritaires » ?
En réalité, depuis son départ, j'ai également pris des mesures sans précédent en faveur de notre langue nationale. Dès la rentrée prochaine, à l'école maternelle, nous nous donnons les moyens de repérer les enfants qui connaissent un certain retard dans l'expression orale. C'est déterminant pour la suite. Je veux que tous les enfants sachent lire et écrire parfaitement à la fin de l'école primaire. Je veux arracher à la noyade tous ceux qui sont en difficulté. Je veux aussi qu'ils apprennent une langue étrangère. Mais pourquoi sacrifier, au nom de la langue nationale, des langues particulières ? L'expérience montre que les enfants qui ont eu la chance d'être plongés très jeunes dans la langue bretonne, par exemple, sont ceux qui réussissent le mieux, en particulier en français au baccalauréat. Et puis je n'impose rien : ce choix d'une langue régionale appartient aux familles.

L'avis négatif émis vendredi dernier par le Conseil supérieur de l'éducation, concernant le bilinguisme ne vous fera pas reculer ?
Le débat a été riche, de haut niveau. Des forces très importantes ont soutenu mes propositions. Je veux regarder les résultats des votes de plus près. Je rappelle que c'est un organisme consultatif. Il nous a fait des propositions d'amélioration de notre texte. Nous en tiendrons compte. Mais la ligne générale ne changera pas.

Ce texte arrive t-il à un moment opportun en soutien au plan Jospin pour la Corse ?
Mon plan a été conçu alors même que la loi sur la Corse n'était pas imaginée. Dès mon arrivée, j'ai demandé à mes collaborateurs de reprendre le chantier sur les langues régionales et de le mener tambour battant. J'ai alors reçu ici l'association Diwan. Toutefois, si ce plan contribue à dédramatiser la question de la langue corse, je ne m'en plaindrai pas. Je soutiens le projet du Premier ministre. Un projet raisonnable. Mais que de fantasmes ! Le corse est d'ores et déjà enseigné. En Alsace, la pénétration de l'alsacien et de l'allemand est bien plus forte. A-t-on levé les étendards à Strasbourg, dressé des barricades ? Les temps ont changé. En Bretagne, à droite et à gauche, mon plan a été approuvé et je me réjouis de cette unanimité.

Vous ne craignez pas d'apporter de l'eau au moulin des revendications autonomistes ?
Cessons de jouer à nous faire peur ! Ce n'est pas en refusant de reconnaître l'histoire, les traditions, les langues et les parlers que l'on découragera je ne sais quelles revendications. Regardons ce qui se passe un peu partout en Europe. La Grande-Bretagne de Tony Blair est-elle menacée d'éclatement parce qu'il a accordé une véritable autonomie au pays de Galles et surtout à l'Écosse ?

Un an après, avez-vous le sentiment d'avoir fait oublier, aux enseignants, Claude Allègre ?
Mon prédécesseur est un homme intelligent, brillant, qui a du tempérament. Mon ambition n'était pas de le faire oublier, il était de renouer les fils du dialogue avec l'ensemble de la communauté éducative. Rien de durable ne peut être réussi sans échange, sans confiance, sans respect mutuel. Sans cela, je n'aurais pas pu inventer cette réforme du collège qui va se mettre en place dès la rentrée prochaine. Elle rejoint d'ailleurs tout à fait l'esprit du plan sur les langues. Le collège doit rester unique. Il est le creuset pour tous les enfants de la République. Cela ne doit pas l'empêcher de reconnaître la diversité des intelligences, des talents et des tempéraments. Mon ambition est de continuer à entreprendre une transformation sérieuse et profonde de notre éducation. Je veux que nos enfants soient les mieux formés du monde.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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