Un regard neuf | |
Entretien avec François Mitterrand, Président de la République.
Paru dans Le Monde daté du jeudi 2 juillet 1981 |
M. le Président de la République, l'élection présidentielle et les élections législatives ont été marquées par un bouleversement politique considérable, mais le système reste ce qu'il était avant. Dans le cadre de ce système, comment envisagez-vous un exercice du pouvoir qui soit plus libéral ?Mais la loi, la loi ordinaire permettra de faire beaucoup en attendant que le train constitutionnel s'ébranle, lequel ne comprendra, au demeurant, que peu de wagons qu'on ne mettra en marche qu'après que nous ayons abordé les problèmes urgents que pose la situation économique. Il suffit parfois aussi de mesures réglementaires ou simplement de l'usage. J'ai, par exemple, invité le Premier Ministre qui partage entièrement mon sentiment, à prendre la semaine prochaine, lors de son discours de présentation à l'Assemblée Nationale, une série d'initiatives en vue d'améliorer le fonctionnement du Parlement. Fini, je l'espère, cet abus de votes bloqués ou de ces lois réputées adoptées par le subterfuge de la "non censure", de même, les questions d'actualité devront fournir aux députés l'occasion d'engager chaque mercredi un vrai dialogue avec le Gouvernement, et non un prétexte pour ce dernier de monopoliser les médias comme c'était le cas jusqu'ici. Au demeurant, le fait pour le Premier Ministre de demander un vote à l'issue du débat sur son programme représente à lui seul un événement. C'est presque une autre conception du régime que celle qui voulait, depuis l'élection du Président de la République au suffrage universel en 1963, que le gouvernement refusât la sanction des députés après sa prise de fonction. Parmi les réformes constitutionnelles, prévoyez-vous toujours de limiter le mandat présidentiel à 5 ans avec une seule reconduction possible ou la non-réégibilité du Président élu après un mandat de 7 ans, ou bien désirez-vous maintenir les dispositions existantes ?Revenons à la pratique des institutions. En quoi, indépendamment de ce que vous venez d'en dire, se marquera le changement ?En matière d'information, je pense que le statut de l'audiovisuel pourra être voté à la session d'automne et que sera du coup assaini un climat dommageable dans tous les sens à l'idée que je me fais de la démocratie. Vous n'avez pas évoqué de quelle façon évoluera le couple Président - Gouvernement.Ca, c'est ce que vous avez appelé dans un de vos discours le rééquilibrage des pouvoirs centraux. Il y a une autre idée force et un fil conducteur dans tout ce que vous avez dit et qui est contenu dans le Manifeste du 24 janvier. C'est la réduction de la puissance étatique par la décentralisation, non seulement de l'administration mais de l'économie. D'ailleurs, il y a une philosophie totalement nouvelle par rapport à ce qu'on a vécu, non seulement sous la Ve République mais même sous la IVe. Alors, quelle est la limite ?La réforme en préparation comportera plusieurs étapes. La première, qui devait être franchie dans les prochaines semaines, est sans doute la plus importante, non seulement parce qu'elle a un caractère symbolique sur bien des points, mais aussi parce qu'elle comporte des dispositions très novatrices, qui marquent notre volonté de réformer en profondeur et d'atteindre, en quelque sorte, un point de non-retour. L'idée de départ de Gaston Defferre est simple. Il s'est posé la question : qui exerce le pouvoir ? Et il a constaté que c'était, en règle générale, les services centraux des ministères relayés localement par les Préfets et les services extérieurs et techniques. Aussi sera-t-il proposé de transférer ces pouvoirs aux élus régionaux, départementaux et municipaux qui deviendront majeurs et responsables. Les personnels en service dans les départements conserveront leur statut, mais seront placés sous l'autorité du Président du Conseil général pour les tâches qui leur incombent du fait des décisions de l'assemblée départementale. Pour le reste, ils resteront placés sous l'autorité du représentant de l'Etat. Les services extérieurs ne devront plus correspondre avec Paris, comme ils le font sans cesse aujourd'hui. Parallèlement à la décentralisation, nous réaliserons de la sorte une réelle déconcentration, qui aboutira à supprimer certains services parisiens pour éviter que les affaires ne remontent jusqu'à la capitale. S'agissant de collectivités locales proprement dites, on supprimera les tutelles a priori. Le représentant de l'Etat n'exercera plus qu'un contrôle a posteriori. Les délibérations des assemblées locales seront exécutoires immédiatement et de plein droit. Si le représentant de l'Etat estime que l'une d'entre elles est illégale, il pourra demander au juge de se prononcer, sans que le recours soit suspensif. Les budgets locaux suivront les mêmes règles. Mais en cas de déséquilibre, le représentant de l'Etat interviendra pour mettre en oeuvre les mesures de redressement qui seront élaborées par une Chambre régionale des comptes, organisme nouveau et indépendant, émanation directe de la Cour des Comptes. Enfin, un code des procédures et des prescriptions techniques sera mis au point, et les élus n'auront plus qu'à s'y référer sans devoir appliquer d'autres réglementations ni devoir obéir à d'autres injonctions. Avant la fin de l'année si c'est possible, nous nous attaquerons à l'aspect financier de la décentralisation. Ce texte très complexe est encore à l'examen car il faut non seulement réformer la fiscalité locale, mais également, en fonction des compétences de chaque collectivité locale - région, département, commune - et des compétences de l'Etat, transférer vers la province les recettes budgétaires qui doivent l'être, en fixer le niveau et la nature. C'est ce qui explique que nous devrions aller plus lentement, sans laisser de côté cette question essentielle pour la réussite de la décentralisation. Comment réussirez-vous à concilier, et même à emboîter, le pouvoir régional élu au suffrage universel et le pouvoir départemental ?Les régions telles qu'elles existent ne sont-elles pas inadéquates ? Si on les refait, ne faudra-t-il pas aller jusqu'à redécouper un certain nombre de départements ?C'est pourquoi j'ai le sentiment que la carte de 1960 restera encore en vigueur au moins dans un premier temps. D'ailleurs si elle devait être modifiée, la mise en place des nouveaux conseils régionaux serait très délicate, car ces assemblées devraient non seulement s'habituer à leur nouveau statut et à leur nouvelle mission, mais également appliquer les nouvelles règles sur un territoire redéfini. Cela poserait trop de problèmes à la fois. Vous prendrez les régions telles qu'elles sont ?Avec l'idée de revenir plus tard là-dessus ?Vous n'avez aucune idée de statut particulier pour telle ou telle région ?Et le département basque que vous avez promis ?Pour un changement de nom simplement ?Cela ferait deux départements. Deux petits départements.Dans un tout autre domaine, comment envisagez-vous vos relations avec le pays ? Vos prédécesseurs ont beaucoup parlé, ont été constamment présents. N'êtes-vous pas un peu trop discret ?Maintenant mon silence tient à autre chose. Je trouverais incorrect de s'adresser directement au pays alors que les députés vont se réunir. Selon la tradition, j'adresserai un bref message au Parlement. Puis le Premier Ministre prononcera son discours-programme. J'attendrai donc la mi-juillet pour prendre la parole à la télévision. Qu'il y ait relation directe entre le pays et le Président, cela est nécessaire assurément. Il ne faut pas en abuser. Il appartiendra à la presse d'informer l'opinion sur mes activités et mes choix, selon les besoins de l'actualité, et selon l'idée qu'elle s'en fera. En ce qui concerne la jeunesse, vous avez reçu le 10 mai beaucoup de représentants de catégories socioprofessionnelles ou sociologiques. J'ai relevé dans le Manifeste qui définit votre philosophie de candidat, sans doute du président : "le droit pour la jeunesse d'être elle-même, à l'école, dans l'armée, par le métier, dans ses loisirs, et par l'accès à la vie publique". Est-ce que vous pouvez nous dire la place que vous voulez donner à la jeunesse ?Je n'ai jamais tenu, quant à moi, un discours particulier pour la jeunesse. Je la respecte trop pour cela. Pour simplifier, je dirai que je ne veux ni la flatter ni l'encadrer. Ce qui compte à mes yeux, c'est de lui reconnaître le droit de s'exprimer comme elle l'entend et d'imaginer son propre avenir. Les jeunes n'ont pas à nous copier, ni à placer leurs pas dans les nôtres. Ne croyez pas que je leur demande pour autant de prendre le contre-pied de nos habitudes ou de nos modes de pensée. Non, je désire tout simplement que leur curiosité d'esprit soit satisfaite et qu'ils soient capables de transformer le monde à leur manière quand le moment sera venu. A cette fin, je veux encourager l'éveil de la personnalité dès le plus jeune âge, favoriser par l'éducation et la culture le sens des responsabilités, le goût de participer. Mais il est d'autres pistes que je souhaite ouvrir. J'ai toujours regretté que la capacité d'idéal et de dévouement que l'on perçoit dans la jeunesse soit si souvent inemployée. Que de domaines s'offrent dans le champ social ! Notre société est cloisonnée, d'un côté les actifs, de l'autre les inactifs, d'un côté les jeunes, de l'autre les anciens. Il y a pourtant tellement à faire quand ce ne serait que par la possibilité donnée aux jeunes de remplir des tâches d'intérêt social ! Je m'émerveille aussi de l'attrait passionné des jeunes pour la défense des droits de l'homme. Ne négligeons pas ce feu puissant qui couve dans l'esprit et le coeur d'une génération. Ne croyez-vous pas enfin que l'aide aux peuples du Tiers Monde pourrait offrir de vastes perspectives à notre jeunesse, sous forme de coopération élargie ? Partir à la recherche du monde et regarder autour de soi, apprendre les autres et les choses, voir de quoi réveiller, exalter des énergies trop souvent assoupies. Cela peut se concevoir de diverses manières notamment dans le cadre d'un service militaire rénové. J'en ai parlé au Ministre de la Défense et au Premier Ministre, de même que j'ai saisi le Ministre de la Solidarité nationale des idées développées plus haut, et je leur ai demandé d'étudier des projets nouveaux. Vous pensez à un service civique offert à la jeunesse ?Et pour développer le sens de la responsabilité, vous pensez réduire l'âge de l'éligibilité ?Est-ce qu'il n'y a pas, surtout après les élections législatives, un risque de super-puissance ? Comment allez-vous le dominer ? Comment voyez-vous les choses ?Je sais que tout pouvoir tend toujours à aller au bout de son pouvoir. Mais nous ne sommes pas ici devant une aventure individuelle. Et pas davantage devant la prise du pouvoir par n'importe quel parti et par n'importe quel moyen. Le Parti socialiste a ses lois, ses traditions, son idéal, son histoire. Il signifie une exigence de liberté de la pensée humaine face aux oppressions de la société industrielle. Les socialistes ont suffisamment analysé les causes et le processus des excès totalitaires, ils en ont suffisamment souffert pour ne pas s'en protéger contre eux-mêmes. D'où leur projet pour une audacieuse décentralisation, d'où leur démarche autogestionnaire, pour l'avènement d'une société sans classes, pour le développement de la responsabilité - et donc de la connaissance - individuelle. Et c'est chez moi une profonde conviction. Quant au pouvoir qui est le mien, j'en userai comme je le dois. Je ne sais si je résisterai à l'intolérance, à l'exaspération, à la personnalisation excessive de l'autorité. La suite le dira, mais je puis dire que je me suis préparé à cette rude confrontation avec soi-même durant les années, les longues années où j'ai lutté contre les déviations du régime. J'espère avoir alors accumulé assez de réserves intérieures pour garder la distance et rester avant tout, en accord avec moi. Je l'ai écrit pendant la campagne présidentielle : avoir sur toute chose un regard neuf et l'esprit libre. Je n'oublie pas ma raison d'être. Au sujet des ministres communistes, quelle est la raison fondamentale qui vous a décidé en faveur de leur participation.L'interlocuteur dont vous parlez était M. Bush ?Trop de commentateurs ne regardent pas plus loin que le bout de leur nez. Quatre millions et demi, à peu près, de Français, ont voté pour le ou les candidats communistes. Ils ont ensuite voté pour moi, puis pour les candidats socialistes. Honnêtement, je ne vois pas pourquoi je les aurais éliminés, pourquoi j'aurais blessé ces millions de gens en les excluant de la vie politique française alors qu'ils ne me demandaient en échange que d'être respectés. En agissant ainsi, j'ai préparé l'avenir d'une façon beaucoup plus sûre que si j'avais fait le contraire. Je ne parle pas de l'avenir de la majorité puisqu'il est assuré de toute façon pour cinq ans. Je parle de l'avenir de la France. Rappelez-vous. Aux journalistes qui me questionnaient à ce sujet, lors de ma première émission télévisée de la campagne, celle d'Antenne 2, J'ai dit : "De Gaulle a eu besoin de tout le monde. C'était la guerre. Aujourd'hui c'est la crise. J'aurai besoin de tout le monde". Oui, c'est la crise et j'appelle toutes les forces du travail, de la création, de l'imagination, à venir me rejoindre. Et l'objection qui vous est parfois adressée, à savoir qu'après avoir réussi à affaiblir le Parti Communiste sans peut-être le rechercher, vous risquez de le renforcer en l'associant au Gouvernement ?Oui, j'ai cherché à faire du Parti socialiste le plus nombreux, le plus puissant, à étendre de plus en pus son audience. Quoi de plus normal ? A Epinay, déjà, en 1971, j'avais invité les socialistes à " récupérer tous les terrains perdus ", terrain perdu sur la démocratie chrétienne, sur la jeunesse, sur les nouvelles couches sociales, sur les communistes. J'ai voulu bâtir un grand parti socialiste. Pas par hasard, pas n'importe comment. En reprenant et en portant plus haut encore, si c'était possible, le combat de Jaurès et de Blum pour le socialisme libérateur, cela supposait le recul des forces qui s'étaient situées au même endroit que nous dans la politique française, au même endroit et contre nous. C'était un combat loyal. Je préfère l'avoir gagné, même si je sais que la vie est toute puissante et que gagner ne signifie pas grand chose si on relâche son action. Je ne la relâcherai pas. Le pouvoir n'est pas un hochet, mais le moyen d'accélérer le pas. Il est là. Quant à prétendre que j'ai renforcé le Parti communiste parce que 4 des siens sont au gouvernement, laissons le temps juger. Ses jugements à lui ne sont pas téméraires. Est-ce que l'idée d'une réunification de ce qui était autrefois le parti de la SFIO vous paraît pensable ?Vous avez réagi avec vigueur, à Dun les Places, aux déclarations que le département d'Etat américain avait faites après votre rencontre avec M. Bush.On lui a posé la question ?Je n'appelle pas pression l'opinion que peuvent avoir de nous et de nos choix les pays étrangers, surtout si ce sont des pays amis. Je ne me formalise pas d'une opinion différente de la mienne. Il n'y a rien de choquant à ce que nos alliés aient du mal à comprendre le pourquoi de mes actes. Par contre la pression a commencé avec le communiqué de Washington. D'où ma réaction de Dun-les-Places. Sans rodomontade, la politique de la France se détermine en France et il ne serait pas admissible que le chef de l'Etat se laissât conduire par d'autres considérations que celles qu'il estime être de l'intérêt de la France et des Français. Mais cette pression s'est arrêtée là. La lettre de remerciement que m'a adressée M. Bush à l'issue de son voyage était conforme à ce que je pouvais attendre d'une personnalité de sa qualité, qualité que, je dois le dire, j'ai beaucoup appréciée. On a laissé entendre à un moment qu'au cas où il y aurait des ministres communistes, un certain nombre d'informations militaires qui sont transmises par les Etats Unis pourraient cesser d'être fournies.Dans quel domaine pensez-vous que le contenu des relations franco-américaines puisse être affecté ?Si le changement consistait à ne plus soumettre la France à l'infernal couple dollar - pétrole, à revenir à un système monétaire international cohérent, à une politique à l'égard du Tiers monde plus sérieuse, quelle bonne nouvelle ! Je me bornerai à ce propos à remarquer qu'on ne peut pas souhaiter une plus grande homogénéité politique et militaire de l'Alliance atlantique et se contenter du chacun pour soi en matière économique. Avez-vous le sentiment que c'est la question des taux d'intérêts qui est le principal problème avec les Etats Unis ?Avez-vous le sentiment qu'il existe une chance que les Américains atténuent leur politique monétaire et leurs taux élevés de l'argent ?Les Américains doivent d'abord assainir leur économie.Et sur le Tiers Monde, sentez-vous une certaine évolution ?Est-ce que vous voyez une stratégie qui pourrait amener les Américains à changer de position ?Existe-t-il d'autres différends ?Vous avez parlé avec eux du Proche Orient. Est-ce que vous estimez qu'il y a place au Proche Orient, soit maintenant, soit plus tard, pour une initiative soit française, soit européenne ?Mais on parle toujours des Palestiniens et bien peu des Lieux Saints. Une bonne approche de ce problème - et cela me paraît possible - contribuerait grandement à l'apaisement des esprits. C'est un des thèmes que le roi Khaled a abordé avec vous ?En ce qui concerne l'éventualité d'une reprise de l'initiative européenne en ce domaine ?Pour en revenir, précisément, à l'Europe, il me semble que dans la conclusion de la "Rose au Poing" vous avez dit que au point où étaient les choses, le cadre de l'Etat national ne suffisait pas pour promouvoir les transformations qui sont nécessaires ?Est-ce que vous voyez que l'Europe, telle qu'elle se présente aujourd'hui, la Communauté des Dix offre des possibilités, compte tenu du rapport des forces qui existe à l'intérieur, de l'existence en Grande Bretagne d'un gouvernement conservateur, de faire avancer la transformation de la société ?Pour en revenir au domaine économique, l'une des questions que l'on se pose le plus aujourd'hui, en tout cas dans les milieux d'affaires, comme on dit, est celle du rythme auquel les nationalisations interviendront.Cela intéresse les conditions d'administration d'un certain nombre de sociétés pour leurs projets, leurs investissements, etc.Dès la session d'octobre ?Vous réglerez tout à la fois ?C'est une question de caractère général que m'inspire la tonalité de notre entretien. Vous êtes dans le bureau de Charles de Gaulle et pas dans celui de Valéry Giscard d'Estaing.Et de Pompidou, oui. Ce choix a-t-il une signification ?Vous donnez l'impression d'être à l'aise dans le bureau du Général de Gaulle, mais aussi dans les institutions qu'il a léguées. |
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