Schröder,
Blair et nous

Le texte germano-britannique est une contribution utile à l'Europe. Le PS ne s'y est pas joint parce qu'il n'a plus à prouver ce qu'est une politique de gauche.

par Pierre Moscovici,
ministre délégué chargé des Affaires européennes.
Article paru dans le quotidien Libération daté du vendredi 11 juin 1999


 
Le texte commun de Tony Blair et Gerhard Schröder, intitulé la Voie de l'avenir pour les sociaux-démocrates européens, constitue une utile contribution au débat sur l'avenir de la social-démocratie, un siècle environ après sa fondation en Europe, une décennie après la chute du mur de Berlin. Les mutations technologiques, économiques et sociales du monde contemporain obligent tous les courants politiques à s'interroger sur leur doctrine et sur son actualisation. C'est plus particulièrement le cas des partis et gouvernements socialistes et sociaux-démocrates, aujourd'hui largement majoritaires en Europe, qui ont pour mission de faire entrer l'Union européenne dans le XXIème siècle.

Qu'une chose soit claire, au préalable: le gouvernement de Lionel Jospin ne se sent aucunement « pris à revers » par cette initiative. Il en a d'ailleurs été avisé précocement, puis tenu régulièrement au courant de son avancement. Je me refuse donc à y voir une quelconque offensive, en particulier contre les socialistes français, de la part de nos amis du SPD et du Labour Party, même si la date de cette publication aurait pu être mieux choisie. La question de la participation française a même été posée, mais nous avons préféré, par souci de clarté, et parce que nous ne nous y reconnaissons pas, que ce texte s'en tienne à exprimer le point de vue germano-britannique.

La gauche européenne est, elle aussi, plurielle, et c'est une force. Maintenant que ce texte est sur la table, je voudrais exposer ma vision des choses.

A mon sens, il ne saurait être question de chercher une «troisième voie» entre social-démocratie et libéralisme, c'est-à-dire de revoir à la baisse nos valeurs et nos ambitions. Nous ne sommes pas, nous ne serons pas des sociaux-libéraux !

Nous voulons maîtriser les effets de la mondialisation, en en prenant toute la mesure, en rénovant nos moyens d'action et en réformant nos systèmes sociaux. La régulation des marchés, en particulier des marchés financiers, des politiques macro-économiques actives et coordonnées entre pays européens, une fiscalité et des prestations sociales équitables, assurant une redistribution des revenus, constituent, à nos yeux, des conditions d'une croissance durable et socialement équilibrée.

Cette stratégie est évidemment aux antipodes de politiques fondées sur un libre-échangisme dogmatique, sur la déréglementation, sur la flexibilisation et la baisse du coût du travail. Nous ne pensons pas que l'Etat, la protection sociale et les dépenses publiques soient responsables du chômage en Europe. Nous ne pensons pas que le progrès économique et l'impératif de solidarité ne relèvent que de la seule responsabilité individuelle. Pour autant, nous sommes conscients qu'il faut moderniser l'Etat-providence et nos services publics pour en faire des instruments toujours plus efficaces au service de la création de richesses et d'emplois. Plus que jamais, la gauche doit être le parti du mouvement, de la réforme et de l'innovation.

Ces nuances - et, disons-le franchement, ces divergences, sur certains points - avec nos voisins peuvent parfaitement s'expliquer par des différences objectives de situation et par des spécificités nationales. Confinés pendant trop longtemps dans l'opposition, ayant parfois cédé, pendant ces années, à une vision « gauchiste » ou pacifiste qui les condamnait à l'échec électoral, le Parti travailliste et le SPD ont dû, à la fois, revoir leurs doctrines et prendre en compte l'héritage légué par des gouvernements conservateurs. Ainsi, dix-huit ans de thatchérisme ultralibéral ont profondément altéré le visage de la société britannique; dans un tel contexte, les réformes prioritaires ne peuvent être les mêmes que dans des pays qui ont su, comme la France, éviter le démantèlement des outils d'un développement collectif et solidaire.

Les socialistes français n'ont pas été confrontés aux mêmes difficultés. Ils ont engagé l'aggiornamento nécessaire à travers l'exercice des responsabilités au pouvoir, dès le début des années 80, puis en en tirant les leçons après le retour de la droite, depuis 1993 et surtout depuis 1995.

Nous n'avons plus, pour notre part, à prouver qu'une politique de gauche ne signifie pas toujours plus de déficits, d'inflation, de prélèvements et de dépenses, toujours plus de réglementation. François Bayrou a d'ailleurs tout récemment confirmé que les maniaques des hausses d'impôts ne se situaient pas là où Nicolas Sarkozy voudrait les voir. Depuis plus de quinze ans, les socialistes français ont une ambition simple: moderniser sans exclure, adapter leur programme aux réalités tout en consolidant les acquis sociaux, créer les conditions les plus favorables à l'initiative privée et à la libre négociation entre partenaires sociaux. Nous avons dépassé certains a priori idéologiques, qu'ils soient classés à gauche (sur les nationalisations, les entreprises) ou à droite (un culte sans nuances de la réussite, le marché comme solution à tout problème). Et c'est pourquoi, pendant la période d'opposition du SPD et du Parti travailliste, les électeurs français ont choisi le plus souvent de faire confiance au Parti socialiste et à ses alliés de gauche.

Nos camarades du SPD et du Labour Party explorent leur propre chemin, qui n'est pas tout à fait le nôtre. Mais nous sommes déjà tous d'accord sur le but final à atteindre, si bien résumé par le mot de Lionel Jospin : «oui à l'économie de marché, non à la société de marché», repris par le texte de Tony Blair et Gerhard Schröder.

Ce texte a également grandement raison sur un autre point: comme le dit Tony Blair, ce qui compte, c'est ce qui marche. Or, de ce point de vue, la réussite économique incontestable du gouvernement de la gauche plurielle en France - nous sommes, de tous les grands pays européens, celui qui connaît la croissance la plus forte et les créations d'emplois les plus dynamiques depuis deux ans - confirme la justesse de ses choix.

Le texte commun de Tony Blair et Gerhard Schröder est, je le répète, une contribution intéressante au débat, dont je comprends, sans la partager, la cohérence dans la situation britannique, mais moins sans doute, je l'avoue, dans le contexte économique, politique et idéologique de l'Allemagne. Pour autant, il ne me paraît pas offrir les solutions adaptées au cas français - la droite, qui s'en réjouit trop vite, ne devrait pas s'y tromper -, ni à l'Europe tout entière, à laquelle il n'offre pas de vision ni de projet.

Je suis persuadé que cette problématique ne se trouve pas au centre de gravité de la gauche européenne. La politique que nous menons autour de Lionel Jospin, fondée sur des valeurs fortes et rénovées, a aussi quelque titre à proposer ses analyses, ses solutions et son expérience. J'ai la conviction tranquille que, loin d'être isolés, nous pouvons être entendus au nord comme au sud de l'Europe.

Alors, j'ai envie de dire à nos amis : continuons ensemble notre réflexion, mais restons bien sur la voie de gauche !
Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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