Sur la voie du peuple européen | |
Point de vue signé par Pierre Moscovici, vice-président du Parlement européen, secrétaire national
aux relations internationales, paru dans le quotidien Libération daté du 29 septembre 2005 |
Après le non français au référendum du 29 mai, le résultat des élections allemandes du 18 septembre approfondit la crise de l'Europe et de la gauche. Il contribue, en même temps, à l'éclaircir, parce qu'il constitue une nouvelle illustration de l'indécision, des doutes, mais aussi des attentes des citoyens de nos deux pays et de l'Union européenne. Les élections allemandes sont l'expression de plusieurs refus, d'un choix négatif ou d'une incapacité à choisir. L'Allemagne, contrairement à tous les pronostics, a voté à gauche, mais sans donner à celle-ci un mandat pour gouverner. Elle a clairement rejeté le programme ultralibéral proposé par la CDU-CSU. Angela Merkel a subi un camouflet personnel : partie à 49 % dans les sondages en juin, elle arrive à 35 % en septembre, notamment parce qu'elle a orienté trop à droite son projet - flat tax de 25 % sur tous les revenus, suppression de « niches fiscales » favorables par exemple au travail de nuit, réforme du droit du licenciement, remise en cause de la cogestion, report de l'âge légal de la retraite à 70 ans y compris par rapport à l'électorat d'un parti qui a été, jadis, à l'origine de la notion progressiste d'« économie sociale de marché ». Gerhard Schröder, lui, subit une défaite inespérée - mais une défaite tout de même. Il a tiré son parti des abîmes pour le ramener à 34 %. Il demeure que la coalition sortante, rouge-verte, plafonne à 42 % des voix et est donc tenue pour comptable de la montée insupportable du chômage - près de 5 millions de chômeurs - et de réformes impopulaires, principalement celle de l'assurance chômage. Schröder a gagné la bataille du leadership, a limité la chute de la social-démocratie allemande, reconquis ses bastions électoraux, il n'a pas obtenu la confiance. Le Linkspartei d'Oskar Lafontaine - autoproclamé « parti de la gauche » - a de son côté « fait turbuler le système », comme Jean-Pierre Chevènement et l'extrême gauche l'avaient fait lors du premier tour de l'élection présidentielle de 2002. Il demeure avant tout un parti de l'est de l'Allemagne - il y recueille 25 % des voix contre 4,9 % à l'Ouest - se nourrissant du désarroi face au chômage de masse et aux désillusions de la réunification. Avec 8,7 %, dont 2 à 3 % pris au SPD, le Linkspartei a réussi à rendre l'Allemagne ingouvernable, mais non à constituer une alternative crédible. Ces refus s'ajoutent à ceux qu'ont exprimés les Français le 29 mai - refus d'une Europe perçue comme trop technocratique, trop libérale, inefficace face au chômage de masse, sans frontières définies. Ils aggravent encore la crise européenne, en confirmant le climat d'inquiétude et de repli sur soi qui envahit l'espace public européen. Les deux grands pays de l'Union, ceux qui constituent depuis l'origine le «moteur» de l'Europe, sont en panne. L'Allemagne est sans chancelier et cherche une coalition stable et viable. En France, la mise en scène du duel Sarkozy-Villepin masque l'immobilisme d'une fin de règne un peu pathétique. En réalité rien ne peut arriver pour la France et pour l'Europe avant la fin du quinquennat de Jacques Chirac, président privé de toute force après les désaveux successifs et cinglants de son action en 2004 et en 2005. Certes, l'ère du vide qui s'ouvre en France et en Allemagne favorise Tony Blair. Mais il demeure trop excentré - par son tropisme atlantiste, par ses positions sur l'Irak, par la non-appartenance de la Grande-Bretagne à l'euro - pour prendre la tête de l'Europe comme il l'ambitionne. C'est donc tout l'agenda européen qui est remis en cause : le modèle économique et social est contesté, le budget bloqué, l'euro discuté, l'élargissement critiqué, la Constitution abandonnée. Et pourtant, il y a dans ces événements des leçons à tirer pour refaire, ensemble, la gauche et l'Europe. Cette séquence électorale conduit en effet à trois séries de conclusion. Elle démontre, d'abord, le rejet du néo-conservatisme et de l'ultralibéralisme. L'échec d'Angela Merkel est, à cet égard, un avertissement pour Nicolas Sarkozy. Le CDU et l'UMP se ressemblent : même arrogance, même programme, même politique étrangère, même certitude de vaincre avant la bataille. Preuve est faite que l'aspiration à la rupture libérale, promise par les sondages, est démentie par les urnes. Je suis persuadé que Nicolas Sarkozy, apparemment invulnérable, peut être défait comme Angela Merkel l'a été, et pour la même raison : la politique qu'il propose n'est pas celle dont les Européens - les Français comme les Allemands - veulent, mais bien celle qu'ils redoutent et repoussent. Elle éclaire aussi les choix stratégiques des socialistes. En Allemagne comme en France, l'alliance au centre est contre nature. Le FDP et l'UDF partagent une caractéristique commune : ce sont deux partis dont l'électorat et les orientations sont totalement prisonniers de la droite. Mais la subordination à l'extrême gauche ou au néocommunisme n'est pas non plus la solution, comme certains, tout à l'euphorie du non, semblent le croire au Parti socialiste. C'est parce qu'il a su tenir la confrontation à la fois avec la droite et avec le « Linkspartei » que Gerhard Schröder a confirmé le rôle central de la social-démocratie. Même si son programme, ses réformes ne sont pas les nôtres, il a prouvé qu'il y avait, décidément, quelque vertu à être soi-même. Là est la dernière leçon, la principale. Pour les socialistes, en France et en Europe, il n'y a pas d'autre voie que d'affirmer leur identité, de chercher à définir ce que j'appelle un réformisme populaire européen. L'élection allemande nous le rappelle, après les succès initiaux du gouvernement de Lionel Jospin, de 1997 à 2000 : les Européens connaissent la nécessité des réformes, ils ne nient pas la réalité de la mondialisation, ils savent que la construction européenne est inéluctable. Mais ils refusent les réformes brutales, iniques, trop libérales, qu'il s'agisse de baisses d'impôts réservées aux plus aisés, de remises en cause du droit du travail, d'atteintes à la protection sociale et contre le chômage. Nous ne devons pas, aujourd'hui, démanteler le modèle social français et européen, mais le refaire. C'est ce nouveau compromis français et européen, pour reprendre l'expression de Dominique Strauss-Kahn, que nous devons maintenant penser. Cela implique une politique macroéconomique capable de créer la confiance, la croissance et l'emploi - réduction du déficit et de la dette, politique fiscale stimulante et redistributive, dépense publique sélective. Cela appelle une politique industrielle ambitieuse, en France et en Europe, une politique énergétique tournée vers l'après-pétrole, une vraie priorité donnée à l'économie de la connaissance innovation, recherche, technologie. Cela exige un Etat régulateur, une démocratie sociale rénovée et renforcée, des services publics forts et modernes, la mise en place d'une vraie Sécurité sociale professionnelle, une démocratie rendant sa place au Parlement. Cela ne peut se faire sans relance de la construction européenne, notamment grâce à un budget très supérieur à son niveau actuel de 1 % du PIB. Oui, la réforme est possible, elle est souhaitable, si toutefois elle est maîtrisée dans son rythme, juste dans son principe et dans sa mise en oeuvre. Ainsi, elle peut être doublement populaire acceptée par le plus grand nombre et favorable à ceux qui ont le moins. Le monde bouge et l'Europe doute. Pour les idées de gauche, ce moment est un tournant. Il peut être celui d'une régression, d'une immobilisation ou d'une refondation. Les citoyens, à travers des messages complexes, voire violents, nous ont indiqué le chemin. C'est la tâche des socialistes européens de trouver maintenant les réponses à leurs attentes. C'est à cela que les socialistes français doivent, d'ici à 2007 et d'abord dans leur congrès, s'atteler. J'ai la conviction que la France et l'Europe ont besoin qu'ils y réussissent. |
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